LES AFRICAINS FURENT AU COEUR DE LA CONSTRUCTION DE NOTRE MONDE MODERNE
Howard W. French, journaliste américain devenu universitaire, prend à contre-pied l’orthodoxie historique dominante sur le rôle de l’Afrique et des Africains dans la construction de ce que l’on a appelé la « modernité » de l'Occident
Entretien. Dans un essai passionnant écrit en anglais, Born in Blackness, Howard W. French, un journaliste américain devenu universitaire, prend à contre-pied l’orthodoxie historique dominante. Grâce à une documentation riche, il démontre que l’Afrique et les Africains réduits en esclavage ont joué un rôle majeur dans la construction de ce que l’on a appelé la « modernité » de l’Occident.
Born in Blackness est un livre sensationnel qui n’a pour l’heure pas été traduit en langue française. Son auteur, Howard W. French, un journaliste américain devenu universitaire, prend à contre-pied l’orthodoxie historique dominante depuis plusieurs siècles en démontrant, de manière convaincante et à l’aide d’une documentation riche, que l’Afrique et les Africains réduits en esclavage furent au cœur de la « modernité » de l’Occident.
Les récits détaillés du processus qui a ruiné les sociétés complexes du continent africain et déshumanisé des millions d’hommes, de femmes et d’enfants noirs, mais aussi de l’avidité insatiable des marchands d’esclaves, des négociants et des chasseurs de fortune portugais, anglais, français, hollandais et espagnols, ou encore de la condition des « prisonniers » du sucre, du coton et du tabac, rendent la lecture tout à la fois douloureuse et compulsive.
L’Europe a effacé tout cela depuis longtemps – mais elle ne le peut plus aujourd’hui.
Ce livre est le fruit de dix années de travail, mais – c’est une coïncidence - il est publié à un moment où l’esprit du temps s’y prête. Dans le monde anglophone, il a été accueilli avec un profond respect et un enthousiasme rare. Aux États-Unis, une invitation à s’adresser à une seule classe dans le cadre d’un cours d’histoire à la fac s’est transformée du jour au lendemain, pour French, en un discours lu devant l’ensemble de l’université. Et au Nigeria, un homme a tout simplement commandé... 1 200 exemplaires de l’ouvrage.
Victoria Brittain : Le thème central et audacieux de votre livre consiste à réécrire l’histoire du monde, du XVe siècle à la Seconde Guerre mondiale, en plaçant l’Afrique et les Africains au cœur de la construction de l’économie capitaliste mondiale. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez entrepris un projet aussi vaste et ambitieux, et comment vous vous êtes plongé dans des archives rares à travers les continents pour faire de l’esclavage africain le pivot de la modernité ?
Howard W. French : Un certain nombre de facteurs se sont conjugués pour me pousser à effectuer cette recherche et m’amener à écrire ce livre. Le premier d’entre eux concerne mon histoire familiale. Je suis un Afro-Américain, dont les ancêtres ont été réduits en esclavage des deux côtés de ma famille. Le volet de cette histoire que je connais et qui est le plus significatif et le plus directement lié à ce livre remonte aux débuts de l’histoire des États-Unis et concerne un ami et un allié politique de Thomas Jefferson, le troisième président états-unien. Jefferson a eu des enfants d’une femme esclave qui lui appartenait, et il y a une histoire étonnamment similaire dans ma propre lignée, du côté de ma mère. L’ancêtre en question, une femme nommée Priscilla, a eu un enfant de son propriétaire, le gouverneur de l’État de Virginie, James Barbour [1775-1842]. Ses enfants métis ont mené une lutte acharnée pour se préserver de l’esclavage et obtenir finalement des terres en Virginie, et leur combat a été au cœur des discussions dans ma famille tout au long de ma vie. J’ai toujours essayé de comprendre l’esclavage et la résistance à la fois comme un travail intellectuel et comme une expérience humaine vécue.
Le deuxième grand fil directeur est lié à mon expérience de journaliste. Au cours de ma carrière de correspondant à l’étranger pour le New York Times, j’ai travaillé très fréquemment dans le monde atlantique, qui est le théâtre de mon livre. J’ai notamment travaillé en Afrique occidentale et centrale, durant deux longs séjours, mais aussi aux Caraïbes et en Amérique latine. J’ai en outre mené des missions dans le sud des États-Unis et en Europe. Je parle plusieurs des langues qui sont au centre de cette histoire globale, notamment l’anglais, le français et l’espagnol, ainsi que le portugais, langue dans laquelle je me débrouille.
Le dernier aspect qui mérite d’être mentionné est que, pendant les onze dernières années de mon travail à l’étranger pour le Times, j’étais basé en Asie, d’abord au Japon, puis en Chine. Cette expérience m’a ouvert les yeux à bien des égards, mais le plus frappant fut que le thème de l’ascension de l’Occident, qui a réussi à éclipser temporairement l’Asie en termes de richesse et de pouvoir, demeure un sujet très sensible en Asie de l’Est, et même en Inde. Mon précédent livre, Everything Under the Heavens : How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power [Knopf, 2017], était en majeure partie un ouvrage d’histoire et, en même temps, une exploration de cette question. Au cours de mes recherches pour ce livre, j’ai approfondi l’histoire de la navigation portugaise aux XVe et XVIe siècles, et j’ai été stupéfait de découvrir, à partir de récits contemporains, que les Portugais avaient passé des décennies à privilégier l’exploration maritime de l’Afrique avant de se lancer en Asie.
Pourquoi, me suis-je demandé, moi qui suis une personne cultivée et raisonnablement instruite, n’avais-je jamais appris cela ? En fait, ces récits sapent et contredisent fondamentalement le récit conventionnel et omniprésent que nous avons tous appris, selon lequel la modernité est née de l’obsession européenne d’atteindre l’Asie par la mer. L’Afrique, selon ce récit classique de l’histoire, était sans intérêt intrinsèque et ne représentait guère plus qu’un obstacle. La construction d’un tel scénario a été le premier acte d’un projet séculaire d’effacement de l’Afrique et des Africains dans notre histoire commune de la modernité.
Victoria Brittain : L’or a amené le Portugal en Afrique de l’Ouest à la fin du XVe siècle. Pourriez-vous nous parler d’Elmina, le fort situé dans l’actuel Ghana que les Portugais ont construit en 1482, et de la nature des relations de négoce de l’or avec les dirigeants africains locaux au cours du siècle qui a précédé le remplacement du commerce de l’or par celui des Noirs ?
Howard W. French : Le Portugal a été poussé à explorer la côte ouest-africaine dans les premières décennies du XVe siècle à la suite de la révélation, en Europe, d’une formidable manœuvre géopolitique menée par le dirigeant de l’empire du Mali au début du siècle précédent, dans le but de renforcer les liens de l’Afrique de l’Ouest avec le monde arabe musulman, et en particulier avec le sultanat mamelouk en Égypte. Ce dirigeant malien, Mansa Musa [dixième mansa de l’empire dans la première moitié du XIVe siècle], a parcouru 5 600 kilomètres jusqu’au Caire avec un énorme cortège transportant 18 tonnes d’or, qu’il a distribué dans des gestes de patronage et générosité extraordinaires.
Cela a fait baisser le prix de l’or sur les marchés méditerranéens pendant de nombreuses années, et les récits de la richesse du Mali se sont rapidement répandus en Europe, où les cartographes se sont affairés à essayer de localiser le royaume de Musa. Au début du XVe siècle, la jeune et pauvre dynastie portugaise des Aviz était obsédée par la recherche de cette source d’or et par la création d’un commerce avec l’Afrique de l’Ouest, dans le but de prospérer et d’assurer sa domination sur les autres couronnes ibériques qui convoitaient son territoire.