LES MUSÉES OCCIDENTAUX SONT ENTRÉS DANS L'ÂGE DE L'INTRANQUILITÉ
Pour l’économiste Felwine Sarr, le projet de loi relatif à la restitution par la France de biens culturels au Bénin et au Sénégal « correspond au sens de l’histoire, mais le travail n’est pas fini »
Trois ans après l’engagement pris par Emmanuel Macron à Ouagadougou, le projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal a été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, mercredi 7 octobre. Pour l’économiste Felwine Sarr, auteur avec l’historienne Bénédicte Savoy du rapport commandé par le chef de l’Etat sur « la restitution du patrimoine culturel africain », il s’agit d’une « loi a minima, loin d’être à la hauteur des enjeux ». Leur travail a permis de recenser la présence de plus de 90 000 objets provenant d’Afrique subsaharienne dans les collections publiques françaises. Quelque 46 000 d’entre eux, arrivés pendant la période coloniale et issus de butins de guerre, de pillages, d’expéditions scientifiques ou d’acquisitions diverses, se trouvent au musée du Quai-Branly, à Paris.
Sans dénier au vote des députés les mérites d’« un premier pas », l’universitaire sénégalais, qui enseigne depuis la rentrée à l’université Duke (Etats-Unis), voit dans ce compromis un gage donné à la partie conservatrice de la société française, peu encline à regarder le passé colonial en face. Ce mouvement, engagé aussi dans d’autres pays d’Europe, lui apparaît cependant inéluctable. L’irruption de militants réclamant lors d’interventions spectaculaires le retour des objets dans leur pays natal marque le début d’un « âge de l’intranquillité » pour les musées, explique-t-il au Monde Afrique.
Emmanuel Macron avait déclaré à Ouagadougou, en 2017 : « Je veux que d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » Les députés viennent de voter la restitution de plusieurs objets au Bénin et au Sénégal. La France est-elle sur la bonne voie ?
Je ne suis pas un nihiliste, je ne considère pas que rien ne s’est passé : il y a quand même un début de restitution à deux pays. Mais il faut aller largement plus loin, car le geste qui a été fait n’est pas à la hauteur des enjeux. Cette loi a minima maintient le caractère dérogatoire des restitutions alors que nous préconisions, avec Bénédicte Savoy, d’aller vers une loi-cadre à la portée plus générale. Nous continuons de penser qu’il est possible d’aménager le droit français tout en respectant le principe d’inaliénabilité qui protège les collections du patrimoine.
L’option du cas par cas, du compte-gouttes, a été retenue. Il va falloir voter une loi à chaque fois qu’un objet devra être restitué, reprendre le débat comme s’il n’avait jamais eu lieu. L’argument de l’incertitude de la provenance des objets est souvent mis en avant pour justifier cette extrême prudence. Or en ce qui concerne la France, ce travail est déjà très avancé. Il a été largement mené pour les besoins de la création du musée du Quai-Branly. Nous avons refait et enrichi cet inventaire. L’information est disponible pour avancer. Je vois donc dans ce manque d’ambition un signal destiné à rassurer la partie conservatrice de la société française qui a agité le spectre du vidage des musées.
Quelle est-elle ?
Je pense à certains conservateurs de musées, à certains marchands d’art qui se sont clairement exprimés contre la restitution. Et à tous ceux qui voient dans cet acte une sorte de repentance. Une partie de la société ne veut pas regarder l’histoire coloniale en face. Or là est bien le sujet : travailler l’impensé de la relation aux autres, se confronter à l’histoire et parvenir à la dépasser, même si cela va à l’encontre du mythe, du récit sur soi, celui des Lumières, de la grandeur… Certains ne veulent pas voir que leur histoire est héritière de la construction d’une altérité négative vis-à-vis des anciennes nations colonisées et qu’il y a là une situation totalement injuste, inéquitable. L’essentiel du patrimoine matériel des pays africains ne peut pas se trouver dans les musées occidentaux et le caractère universaliste de ces établissements ne peut pas être utilisé pour refuser un rééquilibrage et rendre les objets à leurs ayants droit.