MBOUGAR GAGNERAIT À CLARIFIER SA POSITION PAR RAPPORT À L’HOMOSEXUALITÉ
Waly Ba, critique littéraire et écrivain , revient dans cette interview accordée à «L’As» sur le talent du jeune lauréat, sa position «mitigée» sur l’homosexualité, analyse les niveaux de lecture d’une œuvre d’art.
Un critique littéraire, c’est une mémoire livresque considérable adossée à une vaste culture, à un esprit de découverte, à un fort pouvoir d’analyse et à un vrai talent d’écrivain. Pour séparer la bonne graine de l’ivraie par rapport à toutes les émotions suscitées par le prix Goncourt 2021 attribué à l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, Waly Ba est comme Bernard Pivot une voix autorisée pour éclairer la lanterne des Sénégalais sur cette consécration littéraire qui a créé un malaise chez certains dans le pays. Professeur de français, éditeur, critique littéraire et écrivain, Waly Ba revient, dans cette interview accordée à «L’As» sur le talent du jeune lauréat, sa position «mitigée» sur l’homosexualité, analyse les niveaux de lecture d’une œuvre d’art. A ses yeux, il est «grossier de «brûler» une œuvre d’art, si l’on n’est pas sûr d’en avoir saisi la quintessence.
Lauréat du prix Goncourt, Mbougar Sarr fait l’objet de virulentes critiques de la part de certains Sénégalais qui l’accusent de faire la promotion de l’homosexualité. Quels commentaire faitesvous de ces attaques?
Dans un match de football, quand un joueur tire un penalty et le rate, les appréciations vont généralement dans deux sens : certains accablent le joueur en question, tandis que d’autres vanteront le talent du gardien. Pourtant, l’on doit aussi se demander si le penalty est bien tiré ou non. Si l’on déplace cette allégorie sur le terrain de la création, on peut rapidement retrouver l’essence même de l’œuvre d’art, qui est fondamentalement esthétique. Malheureusement, pour Mbougar Sarr comme pour autant bien d’autres artistes confrontés circonstanciellement à la clameur publique à cause du contenu de leurs œuvres, on a souvent eu tendance à faire l’économie de l’importance de ce mythe fondateur de l’œuvre d’art. Je ne suis pas d’accord qu’on ramène tout l’art de ce garçon à des considérations purement morales. Tout comme je suis absolument contre le fait que l’œuvre d’art ignore effrontément la Morale ou qu’elle se permette de la sabrer à dessein.
Certains de ses détracteurs soupçonnent des lobbies LGBT d’être derrière lui. Cette hypothèse est-elle compréhensible ?
Personne n’ignore plus aujourd’hui la puissance tentaculaire des lobbies LGBT ; tout le monde sait aussi qu’ils n’hésitent plus à trouver des relais partout, dans tous les domaines d’activités où ils espèrent trouver une oreille attentive, un regard sympathique, un bras armé ou quelque chose de ce genre. Mais objectivement, je n’ose pas penser que notre jeune compatriote puisse se laisser aussi facilement manger à cette sauce. Mbougar Sarr est issu de bonne famille, et je crois que son passage au Prytanée militaire a aussi dû contribuer à consolider son éducation morale. Mieux encore, nous ne devons pas perdre de vue qu’il y a de beaux esprits, des intellectuels très responsables, qui ont pris ce garçon sous leur aile. J’ai nommé Felwine Sarr et Boubacar Boris Diop. Et franchement, je n’ose pas croire que ces deux éminents intellectuels, très attachés aux valeurs profondes du terroir, vont pousser leur poulain dans la gueule du loup. J’ai l’intime conviction que tout ce qu’il a écrit ces dernières années, ils l’ont vu et l’ont lu avec un œil critique avant publication ; et que s’ils ont validé, c’est parce qu’ils ont eu l’intime conviction que ce n’était pas impropre à la consommation. Par ailleurs, je crois quand même que Mbougar Sarr gagnerait à clarifier sa position par rapport à cette triste réalité des temps modernes qu’est l’homosexualité. Ce que je veux dire par là est que, au-delà de Mbougar Sarr l’artiste, le créateur et le romancier, il y a l’autre Mbougar, l’homme social. Celui-là doit se donner la peine et les moyens de rassurer la communauté à laquelle il appartient en lui donnant notamment la preuve que certains délires déviationnistes et transgressifs de certains de ses personnages ne l’engagent pas ; qu’il n’a fait que monter des scènes dérangeantes et tumultueuses pour «saigner» les consciences, pour forcer la réflexion sur des sujets catalogués «tabous». Moi, j’aime bien la belle littérature, la belle écriture, le beau style ; autant de qualités que Mbougar Sarr possède définitivement. Cependant, il cesserait d’emporter ma sympathie si le Sénégalais qu’il est, l’Africain, le Musulman qu’il est, s’était clairement déterminé en faveur de l’homosexualité. Je l’aurais tout bonnement «abandonné» et aurais sans doute cessé de le lire. Mais en l’état actuel des choses, je ne peux pas me permette de jeter l’opprobre sur lui en me fondant sur des extraits coupés de leur relation organique avec l’ensemble de ses œuvres auxquelles ils sont empruntés. Malheureusement, vous avez dû le constater, c’est l’exercice auquel se sont prêtés un certain nombre de maîtres-censeurs, qui ne semblent pas, d’ailleurs, comprendre grand-chose à la littérature et aux impératifs esthétiques qui la sous-tendent. Quand un d’entre eux traite les Sénégalais de complexés en déclarant trouver anormal et insensé qu’ils se bousculent dans les librairies pour s’arracher le livre de Mbougar Sarr, moi je dis qu’il y a danger. C’est vraiment là une «défaite de la pensée», pour reprendre le titre mythique du chef d’œuvre d’Alain Finkielkraut. C’est plutôt le contraire qui devrait étonner, c’est-à-dire le fait que prix lui soit attribué et que ses compatriotes ne fassent pas montre d’une telle bruyante curiosité.
Certains décrient les scènes érotiques qui parsèment son œuvre. Vous, personnellement, qu’est-ce que cela vous fait ?
C’est Sartre, je crois, qui disait que la littérature mène à tout, à condition d’en sortir…Quand on est lecteur, on doit aussi se préparer à affronter des bourrasques. On n’entre pas dans un livre en se disant qu’on ne veut y trouver que ce qu’on aime, que ce que l’on désire voir et entendre. Il est plus sage de se mettre dans les mêmes dispositions qu’Henri Michaux et Michel de Montaigne qui avaient une poitrine assez large pour accueillir tous les souffles de l’univers, même les plus contrariants. Le premier, d’ailleurs, disait ricaner en voyant certains de ses compatriotes «voyager contre un pays». Les scènes érotiques dans un roman, c’est la récréation de l’auteur. Ce sont des espaces de défoulement, les seuls où il peut libérer ces genres de fantasmes. Non, que cela soit chez Mbougar ou chez quelque autre romancier, les scènes érotiques dans un roman ne peuvent pas me choquer outre mesure, parce que je sais qu’une œuvre littéraire n’est pas un film…Vous voyez ce que je veux dire ? L’auteur, faut pas l’oublier, écrit dans la plus grande des solitudes ; tout comme le lecteur lit dans la plus grande des solitudes. Des répercussions fâcheuses peuvent difficilement découler de ces conditions de consommation d’un produit d’art, parce que la transmission immédiate n’est presque jamais garantie. Et puis, je vais vous le dire : la littérature narrative en cours, celle qui se publie ces dernières années dans nos éditions locales, sont remplies de lubricités. Donc, pour respecter un certain parallélisme des formes, nos maîtres débroussailleurs devraient aussi faire irruption dans ces champs-là…
Où s'arrête la liberté de l’écrivain ? A-t-il toujours besoin d'une dose d'imprudence et de folie pour exceller?
Il faut qu’on se le tienne pour dit : la grande littérature ne s’est jamais accommodée et ne s’accommodera jamais peut-être d’une politesse à toute épreuve. «Un livre doit remuer des plaies, en provoquer même. Un livre doit être un danger». J’ai cité Cioran. Le vrai écrivain est censé habiter un désir ardent : celui de faire bouger des lignes. Et pour cela, il ne doit pas avoir peur d’assigner aux mots des tâches inhabituelles. Parce que l’écrivain visionnaire, comme le soutient si pertinemment André Gide, c’est celui qui «nage à contre-courant». Moi, je crois qu’il est insensé de vouloir imposer des directions thématiques à des auteurs au nom d’une morale, fut-elle religieuse. Si l’œuvre d’art doit s’entourer de limites, c’est l’artiste lui-même qui doit les fixer ; et c’est justement pourquoi, il doit se forger une éducation à la responsabilité.
Lui-même, dans un entretien accordé à une télévision de la place, dit comprendre ces critiques, mais il a ajouté qu’il faut savoir le lire, et que lire ça s’apprend…
Si je me place du point de vue de ma posture d’homme de lettres, je ne peux qu’être totalement d’accord avec lui. Aimer un livre ou le détester, c’est facile. Mais le comprendre, c’est beaucoup moins évident. Et c’est un peu grossier tout de même de «brûler» une œuvre d’art, si l’on n’est pas sûr d’en avoir saisi la quintessence. Je n’en déduis pas cependant que la lecture doit être la chasse gardée d’une minorité d’experts. Mais, il y a forcément un seuil d’interprétation qu’un profane n’est pas en mesure de franchir.
Selon vous, que représente un Goncourt pour un auteur africain ?
Pour un écrivain qui veut aller à la conquête du monde – et je crois bien que c’est le cas de Mbougar Sarr– le Goncourt représente forcément quelque chose. Car, force est de reconnaître que le Goncourt est une véritable institution, une sorte de voie royale pour se faire entendre quand on a que la plume pour parler à l’univers. Il est indéniable cependant qu’il y a quelque chose de foncièrement cosmétique et mondain dans l’attribution de ce prix. Des auteurs qui ne le méritaient pas tout à fait l’ont remporté, là où d’autres qui le méritaient fort bien l’ont perdu. Et c’est sans doute pour ce genre de disparités qui l’entachent qu’un monstre sacré de la littérature, génie incomparable s’il en est, comme Julien Gracq, pour ne pas le nommer, l’a tout bonnement refusé en 1951. Il ne s’était pas d’ailleurs contenté de le refuser, il avait sorti un pamphlet d’une rare virulence : «La littérature à l’estomac» pour décrier ces ridicules fabriques d’auteurs que sont les prix littéraires et autant d’autres logiques grossières propres au monde de la création. Mais moi, je pense que les retombées du prix serontforcément bien plus importantes pour son pays d’origine le Sénégal que pour lui-même en tant que créateur solitaire. Car, en termes de vitalité et de performance littéraires, le Sénégal, durant ces dernières décennies, s’est fait plutôt discret. Et le fait qu’un Sénégalais (de cet âge ! ce n’est pas inutile de le rappeler) soit «goncourisé» va forcément remettre le pays de Senghor sous les feux de la rampe littéraire, en offrant aussi une belle occasion à d’autres auteurs ambitieux du pays de se surpasser. Est-ce que l’Afrique doittoujours attendre que ses plus brillants créateurs soient consacrés de l’autre côté, à l’étranger ? Question importante, j’allais dire essentielle. Cette situation est pour moi une anormalité qui n’a que trop durer. Il est inadmissible qu’il n’y ait pas en Afrique un prix digne de ce nom. Dans un passé qui va bientôt devenir lointain, on avait le Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire, qui a, pendant quelques décennies, été un beau stimulant pour la créativité dans nos pays. Il a consacré un certain nombre d’auteurs de talent comme BoubouHama, auteur du très bel ouvrage «Kotia Nima». Qu’est-ce qui s’est passé pour que ce prix disparaisse comme ça un jour, comme par enchantement ? Je ne saurai le dire. Quoi qu’il en soit, ce prix doit être restauré. Et mieux, l’on doit rapidement songer à en créer d’autres. Car on a beau dire, mais les prix ont un côté très avantageux, aussi bien pour les auteurs que pour le royaume des écrivains. Leur existence impose par exemple à tous ceux qui rêvent d’intégrer le cercle restreint des grands auteurs le culte de la perfection et du surpassement de soi. Quand vous participez à un prix sérieux et que vous ne le gagnez pas, vous vous dites inévitablement que ce que vous avez proposé n’a pas été sublime. Que vous êtes peut-être en train de boiter, ou tout au mieux de marcher, mais que vous ne courez pas encore. Tant que les auteurs africains chercheront à savoir ce qu’ils valent et ce qu’ils pèsent en acceptant de monter sur des balances situées de l’autre côté de l’Atlantique, les jugements portés de part et d’autre sur leurs créations seront toujours faussés. Si le Goncourt crée en France par des Français s’est ouvert à l’espace francophone, ce n’est pas à vrai dire par philanthropie. Car nous savons tous que de l’autre côté, l’industrie des prix littéraires obéit à des logiques impitoyables auxquelles aucune velléité d’indépendance ne peut résister. Je veux dire par là que pour le cas de Mbougar Sarr par exemple, si le prix lui a été décerné ce n’est pas seulement parce que «La plus secrète mémoire des hommes» est bien écrite ; loin s’en faut.
Le prix Goncourt a été décerné à Mbougar dans un contexte où le l’Etat du Sénégal promeut les matières scientifiques. Est-ce un paradoxe ?
Cette fumisterie d’État est franchement une bonne malheureuse initiative, et nous en vivrons les mortels contrecoups pour longtemps encore. L’homme est une créature cosmopolite par essence et il faut un peu de tout pour lui tirer le meilleur de lui-même. Si on veut faire la promotion des sciences au nom d’un prétendu réalisme pédagogique, tant mieux ; mais qu’on n’essaye pas de mettre dans la tête des enfants l’idée selon laquelle c’est avec une prédominance fabriquée des disciplines scientifiques dans notre système scolaire qu’on arrivera à accélérer le processus de mutation de notre pays en une réalité émergente. Les meilleurs d’entre nous ne sont ni totalement blancs ni totalement noirs, mais gris (Je reprends là une belle formule du poète Samba Ndiaye). Pascal, sans doute le plus bel esprit de l’ère classique, inventeur de la machine à calculer, était à la fois redoutable scientifique et un incomparable littéraire et philosophe. Notre État ne réussira pas sa politique de promotion des sciences auprès de nos apprenants tant qu’il n’aura pas réinstauré en eux le goût de l’imaginaire et la fréquentation du «MOT» comme source d’imagination et de perpétuelle réinvention du monde.
Quel avenir imaginez-vous pour Mbougar Sarr ?
Je ne crois pas que Mbougar Sarr soit entré en littérature pour être ou rester un auteur de seconde zone. Je crois qu’il a très tôt su où il voulait aller et où son art devait le mener. A 31 ans, il est déjà au sommet. Je crois que s’il garde la tête sur les épaules, cette culture littéraire éclectique qu’il possède et qui manque tellement à tant d’auteurs, l’y maintiendra. Mbougar, nous l’avons tôt vu venir. En 2015, à la parution de «Terre ceinte», nous avons longuement parlé au téléphone à son père. C’était pour un entretien que nous souhaitions avoir avec le jeune auteur dans le journal que je venais de fonder, «Expressions Littéraires». Il nous confiait, la mort dans l’âme, que ce roman, il n’y avait pas une des personnalités littéraires de ce pays à qui son fils n’avait pas remis son manuscrit, ne serait-ce que pour avoir un retour. Mais personne n’avait jamais réagi. Et il nous avait beaucoup remercié de nous intéresser déjà à lui. Aujourd’hui, en pensant à cet entretien, je suis triste de voir autant d’agitation et de volonté tacite de récupération autour de ce garçon. Je ne saurai terminer sans m’adresser à l’autorité académique suprême pour lui dire qu’au-delà du tollé qui entoure pour l’instant son œuvre, Mbougar Sarr doit être traité comme une chance pour résoudre trois problèmes majeurs qui commencent à nous peser : la désertion de la lecture, la floraison d’une littérature kleenex et le déclin du culte de l’excellence.