«NOUS SOMMES DANS UNE SOCIÉTÉ DÉMISSIONNAIRE»
Entretien avec Fama Diagne Sène, écrivaine, grand prix du chef de l’Etat pour les lettres
Lauréate du Grand Prix du chef de l’Etat pour les Lettres de l’année 1997avec son premier roman, « Le chant des ténèbres », Fama Diagne Sène a depuis fait du chemin. Aujourd’hui, elle est l’auteure de plusieurs œuvres dont « Mbilème ou Le Baobab du Lion » qui a été publiée dans notre Cahier Ramadan et notre magazine du weekend. Au terme de la publication de ce recueil de théâtre, « Le Témoin » s’est entretenu avec la fille de Thiès. Entretien…
«Le chant des ténèbres » vous a consacré Grand Prix du Chef de l’Etat pour les Lettres. Comment écrit-on son premier roman ?
Je vous remercie vivement pour votre question. Avant de répondre, permettez-moi de saluer tous les lecteurs du quotidien « Le Témoin » et de les remercier pour leur fidélité tout au long du mois béni de ramadan et après. J’ai reçu de partout, du Sénégal et de la diaspora, des félicitations et des encouragements pour le texte « Mbilème » que beaucoup de lecteurs ont découvert à travers « Le cahier ramadan ». Merci au journal pour cet appui important pour la promotion de la littérature sénégalaise. Pour en revenir à votre question, je pus dire qu’écrire son premier roman est comme un accouchement. C’est long, c’est lent, c’est pénible. Plus d’une fois, on doute de soi-même et de ses capacités à devenir écrivain. Plus d’une fois, on est en confrontation avec le syndrome de la page blanche, avec une angoisse terrifiante de ne pas trouver les mots justes pour exprimer correctement ce que nous avons dans la tête. Il y a eu plus de cinq versions de ce roman. J’ai commencé son écriture, à peu près en 1989 et je l’ai publié en 1997, soit huit ans. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de maisons d’édition au Sénégal. Les Nouvelles Editions Africaines (NEAS) étaient l’une des meilleures au monde, avec un directeur de la publication, en la personne du philosophe Madieyna Ndiaye, qui était exceptionnel. Plus d’une fois, il m’a fait reprendre mon texte, me disant que je n’avais pas donné le meilleur de moi. « Il faut aller jusqu’au bout de toimême », m’avait –il dit. Je n’avais donc jamais baissé les bras. J’y avais cru fortement. Enfin, lorsque je lui ai apporté la dernière version, il me dit, après lecture, qu’il tenait entre ses mains, un roman capable de gagner le « Grand Prix ». Ce qui fut fait peu de temps après. Madieyna Ndiaye, nous a quittés récemment. Que Dieu l’accueille au Paradis. Je rends hommage à son professionnalisme. Pour écrire son premier texte et peut être même, tous les autres, il faut oublier le rythme des mois qui passent, se faire relire assez souvent, écouter les conseils et remettre sa plume à l’épreuve.
L’originalité de ce roman réside en son thème qui aborde la folie. Comment l’écrivain lucide a pu se retrouver dans cet univers ?
C’était cela toute la difficulté de cette œuvre. Il y a eu dans l’histoire de la littérature, beaucoup de textes sur la folie, mais les auteurs faisaient du fou, un personnage secondaire de l’œuvre. Ils le racontaient à la troisième personne. Par contre dans ce roman, mon personnage, Madjigeen, est le personnage principal. Elle parle avec le « je ». Donc, c’est la folie vue de l’intérieur de la personne malade et cela était un grand défi. Se mettre dans la peau de Madjigueen n’était pas facile. C’est à ce moment que survient le génie de l’inspiration. Quand j’écrivais, j’étais vraiment malade mentale. Comment cela se faisait-il ? Je ne pus le dire. Comment l’écrivain lucide a pu se transformer en personne malade mentale, entrer dans le corps en mouvement de son professeur métamorphosé en un bloc de sang en mouvement, en ressortir et hanter tout son monde ? C’est en cela que réside le génie de l’écrivain. « La plume de l’écrivain est aux pensées ce que le filet du chasseur est aux papillons » nous dit Paul Carvel. C’est cela la magie de la plume. C’est en réussissant ce pari de la folie vue du dedans, que j’ai, il me semble, réussi ce roman.
On constate, hélas, que ces personnes qui vivent dans ce monde de la folie ne sont pas souvent prises en charge et occupent nos rues. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Beaucoup de mal être, en vérité. Nous sommes dans une société démissionnaire. Le malade mental est un citoyen. Il a sa part de l’argent public. On devrait le soigner, l’interner, le nourrir, lui permettre de se marier et de fonder une famille. La folie n’est pas la perte définitive des facultés mentales de l’individu. Beaucoup de fous, comme Madjigueen, sont atteints de schizophrénie. C’est un dérèglement du système. On peut véritablement guérir certains. Mais il faut de la volonté, d’abord familiale, pour communiquer avec les médecins et les malades ; ensuite politique, pour une réelle prise en charge de ces errances. L’Europe a plus de malades du cerveau que l’Afrique. Mais ils sont protégés et ne traînent pas dans les rues. Le fou connait des moments de lucidité intense. Il nous regarde, nous juge et a même parfois pitié de nous. Même s’il n’arrive pas à retrouver toute sa lucidité, il peut être respecté et respectable, s’il est correctement pris en charge par la société. Ce n’est une faveur, c’est un droit. Le grand Ousmane Sembene avait écrit que le malheur ce n’est pas seulement d’avoir faim et soif, le malheur c’est de savoir qu’il y a des gens qui veulent que tu meures de faim. C’est cette incompétence collective qu’il faudra combattre.
On vous connaissait romancière, là avec « Mbilème ou Le Baobab du Lion », on découvre vos talents de dramaturge? Comment s’est fait le processus d’écriture ?
En vérité, je ne savais pas que cette œuvre allait devenir une pièce de théâtre. J’avais mes personnages, l’exposé des faits et les grandes problématiques que je voulais interpeler. Je me suis rendue compte qu’il y avait beaucoup de dynamisme, beaucoup de surprises et d’intrigues. C’était un texte dramatique qui avait commencé avec la mort du griot de Thicky, Samba Tine, et qui devait se terminer par un affrontement entre Ousmane, la jeune génération et les saltiguis gardiens de la tradition. Le drame et le déroulement sont ponctués de tragédies. Ousmane Tine, jeune sénégalais originaire du village de Thicky qui vient de terminer ses études en France a trouvé que la dépouille mortelle de son père a été ensevelie à Mbilème dans les baobabs cimetières à côté des autres griots, comme le veut la tradition en pays sérère. Il n’a alors qu’un seul dessein : reprendre les restes de son père pour l’enterrer dans le cimetière commun et lui bâtir une sépulture digne de lui. S’ouvre une confrontation entre la modernité et la tradition, le droit et les coutumes ancestrales du Sénégal. La pièce de théâtre était pour moi la seule alternative pour donner un corps et une âme à tous ses personnages et rendre les dialogues plus vivants. J’ai eu alors une résidence d’écriture en théâtre, du Festival International des Francophonies en Limousin, en 2004. Et j’ai pu ainsi faire la transition, lire beaucoup de pièces de théâtre, fréquenter des dramaturges et faire le grand saut. Cela n’a pas été difficile. C’est un texte comme tous les autres. Il fallait juste respecter les normes de l’écriture dramatique. La pièce a été jouée par la Compagnie du théâtre national Daniel Sorano en 2009, avec une mise en scène d’Alpha Omar Wane. Cela a été une belle réussite.
Dans cette œuvre, vous opposez deux camps. Ceux qui s’accrochent à la tradition et ceux qui veulent se tourner vers un monde moderne à travers la vision de votre personnage Ousmane ?
En effet. Je pense profondément que c’est dans la confrontation des idées que se bâtissent les grandes nations.
Faut- il cependant tout détruire pour aspirer à cette modernité que prône Ousmane ?
Non. Pas du tout. Le futur nait du passé. Cheikh Hamidou Kane avait écrit dans l’Aventure ambiguë, que le canon contraint les corps, l’école fascine les âmes. Ousmane, pur produit de l’école française, n’a pas pu accepter ni comprendre cette pratique pour lui, dégradante. Il dit : Si, mon village est comptable de mon vécu. Mon éducation aussi et même l’Afrique ! Si j’ai accepté d’accumuler tant de souffrances durant sept ans, sans lever la voix c’est parce que j’ai été éduqué en homme soumis. Nous acceptons tout ! Je me disais c’est la vie, laisse les faire, ils sont idiots. J’ai laissé le temps à l’injustice de me briser l’intérieur. Je ne le tolèrerai plus une deuxième fois. Alors, si tu veux, je serais un toubab noir impitoyable. Il n’y a rien de pire que cette transformation. Je pense qu’à l’origine, cette pratique était faite pour élever le griot et la parole qu’il portait au firmament des êtres sacrés qui ne se couchent jamais. Enseveli à l’intérieur du baobab, il traversait les siècles afin que la parole (tradition orale) continue à être préservée. Mais il me semble qu’au bout des années, les saltiguis y ont rattaché d’autres croyances dégradantes qui ont fait entrer Ousmane dans une colère noire. Ces pratiques, comme Ousmane les énumère, sont il me semble, des rajouts et de pures inventions: Dans ce village nos mères ne peuvent pas s’approcher de la margelle des puits car cela asséchera la nappe d’eau. Tu entends ? Elles posent leurs bassines au loin et attendent qu’une âme charitable les leur remplisse! On ne t’enterre pas de peur que la sécheresse ne s’abatte dans le village ! Tu ne pourras jamais épouser Khoudia parce qu’elle est noble et toi pas. Et tu dis que c’est la coutume ! Elle va durer combien de millénaires ta coutume ? Au nom de quelle divinité existe-t-elle même ? Laisseras-tu tes enfants vivre ce calvaire ? Dis-moi, les laisseras-tu dans ce bourbier ? C’est le système lui-même qui a rendu ce fait, naguère accepté, en un système d’exclusion sociale injustifiée.
Vous faites dire à un de vos personnages cette phrase : « Le griot est le ciment qui nous rattache au passé. Sans sa mémoire et son verbe galvaniseur, nous n’aurions pas autant de respect pour nous-mêmes et pour notre culte ». Ne pensiez-vous pas cependant que cette vision est aujourd’hui autre. Ces griots nous sont –ils utiles ?
Oui, véritablement. Il subsiste quelques rares spécimens à l’intérieur du Sénégal. Ici à Bambey, où je vis, nous avons le vieux El Hadji Alé Niang, communicateur traditionnel émérite, désigné comme trésor humain de la région de Diourbel et qui suscite respect et admiration. Il connait les hommes, leur histoire et leur patrimoine. Malheureusement, je ne vois personne dans sa famille qui s’intéresse à prendre la relève. De nos jours certains ont reçu cet héritage fabuleux dont ils ne veulent pas du tout. C’est une perte véritable pour notre culture.
Tout semble cependant opposer le Premier saltigui à ses autres collègues…-« … Il est temps de laisser nos enfants vivre pour eux-mêmes. Peut-être est-il arrivé le moment de laisser ce culte conduire son propre destin! Qu’on arrête de vouloir tout conduire nousmêmes ! De tout contrôler ! » Quand il prononce par exemple ces mots, n’est-ce pas une façon pour lui d’inviter sa communauté à se libérer d’un certain passé… ?
En effet. Il a dit plus loin qu’il lisait la peur dans les yeux des saltiguis depuis sept ans. Survivront-ils aux soubresauts de leur temps ? Et leurs enfants, continueront-ils à vénérer les mêmes dieux qu’eux? Maintiendront-ils intact l’héritage qu’ils veulent leur transmettre ? En voudrontils même ? Auront-ils le temps d’entretenir le culte ? Ne vont-ils pas laisser mourir les pangols ? Autant de questionnements qui les apeurent. Mais je suis convaincue que ces pratiques seront encore là dans plusieurs années. Dans tous les villages sérères, il y aura un descendant de saltiguis qui fera survire le culte. C’est un passé coriace qui n’est pas près de disparaître.
Vous dénoncez une pratique rétrograde, cependant elle continue de subsister sous d’autres formes à travers des cimetières pour nobles et griots. …
Oui en effet au lendemain des indépendances, le président poète Léopold Sédar Senghor, lui-même sérère, a mis fin à cette pratique. Mais bien avant ce décret, il y a eu beaucoup de soulèvements au sein de la communauté des griots dont plusieurs ont embrasé l’islam. Un paysan a raconté aux saltiguis ceci : Notre griot s’est converti à l’islam avec toute sa famille. Il s’est levé ce matin, a brûlé ses tam-tams et ses gris-gris, s’est entièrement habillé de blanc et s’est mis à prier sur la place centrale du village. Lorsque que les religions révélées ont été en pleine expansion dans le Sine et au Walo, les Sérères ont commencé à se convertir et à abandonner progressivement certaines pratiques païennes. Avec leur conversion grandissante on a aboli de manière définitive cette pratique. Toutefois, le passé reste dans nos mémoires. Son évocation sert à nous souvenir d’où on est venu. Il faut ouvrir ses fenêtres pour ne jamais oublier qui on est.