«ROUGES SILENCES» DE FATIMATA DIALLO BA
Fatimata Diallo se refuse corps et âme au rouleau compresseur du silence broyé par ses personnages.
Dans la promiscuité repoussante d’un appartement parisien, l’auteur met en scène un personnage principal dont le masque de terreur trahit une sensibilité d’écorché vif et lui confère, aux yeux de Yandé et de leurs filles, une personnalité usurpée qu’il semble se plaire à entretenir. De Dakar à Paris, Mor, incarnation d’une enfance confisquée par l’abus et la violence sourde, pensait trouver un gage d’invulnérabilité derrière l’apparente rigidité de son être. Rien pourtant n’aura su taire cette tourmente qui apparaissait sous le prisme déformant d’une réalité qui n’était pas la sienne. Rien, si ce n’est la confession de la dernière heure qui aura fait la lumière sur la tragédie d’une enfance martyre avant de lui happer son dernier souffle. Mor est mort.
Fatimata Diallo se refuse corps et âme au rouleau compresseur du silence broyé par ses personnages. « Ce n’est pas en larmoyant sur votre sort que je vous délivrerai du mal », semble-t-elle leur dire. Elle l’illustre à suffisance, dans un élan d’écriture endiablé, comme pour se donner en offrande aux dieux lyriques d’une littérature enchanteresse, et s’envoler tout feu tout flamme à la conquête des sens du lecteur dans un torrent de mots foisonnants de splendeur. Paradoxe éminemment saisissant au cœur de la marée de silences déchirants qui happe pour in fine engloutir ses personnages désabusés, terrés dans les replis d’un silence trop dense pour être celui de l’indolence.
Sa parade presque achevée et la plume délicieusement indignée, l’auteur peut à présent conjurer le sort délirant de cet état de siège qui réduit au silence ses personnages tristement confrontés à leurs propres scissions. Elle pose ainsi le diagnostic d’un silence qui n’a rien de celui de la spiritualité profonde car, tout de rouge vêtu, il avance à grands pas, empoigne, ronge, dresse des murs, isole, abîme, étouffe puis creuse et ensevelit, tel la Faucheuse. Comme pour remonter aux racines d’un mal identifié, l’auteur, dans une composante narrative bien dessinée, déroule l’analogie symbolique du rouge d’un incendie qui fait fureur et qu’elle projette sur l’univers psychique de ses personnages. L’analogie aidant, l’auteur semble par la suite explorer les contours de l’ambivalence du feu pour structurer des pans entiers du récit.
Cette séquence apparaît, dès lors, comme le prélude à une mise en branle somptueuse de la dialectique du feu. Ce feu qui va de la passion ravageuse des flammes incandescentes qui, par « multiples incendies », ont consumé la vie des personnages, à la douce flamme d’une chandelle lueur d’espoir où la narratrice puise la force de l’amour et du pardon curatif. Comment ne pas entendre les supplications glaçantes d’un moribond implorant le pardon afin de se prémunir contre l’errance de l’âme dans l’au-delà ? En résulte une lettre où la narratrice s’empresse d’attraire à la barre, non pour accabler mais pour mieux acquitter, ce personnage désormais figé dans la douceur du silence contemplatif des sépultures. C’est à la faveur des correspondances qui émaillent le récit que l’auteur donne toutes ses lettres de noblesse au genre épistolaire.
Par ailleurs, dans un registre épique tout aussi pénétrant, l’auteur ravive le mythe du héros, dans l’urgence de libérer ses personnages des démons qui les hantent et de panser leurs plaies béantes dans ces forteresses de silence. Mais, à s’approcher de trop près des mystères qui entourent ses personnages, l’auteur succombe au plaisir voluptueux de l’imaginaire et de ces pulsions narratives qui lui valent de parsemer en filigrane le récit de la dimension homérique du combat que ces derniers doivent livrer afin de « débusquer les monstres de leurs terreurs », comme pour redonner vie à des mythes et légendes déchus. Prométhée avait dérobé le feu de l’Olympe pour l’offrir aux humains afin d’éclairer leur vie sur terre. Les vestiges de cette même mythologie grecque ne renseignent-ils donc nulle part que Fatimata Diallo Ba aurait, quant à elle, dérobé la plume des dieux pour la tremper dans l’encre libératrice d’une parole engluée dans un magma terrifiant de rouges silences ?
Il n’en demeure pas moins que, l’engagement chevillé au corps et à l’esprit, elle part à la conquête de lecteurs qui se sont, malgré eux, déjà abandonnés à elle mais à qui elle arrache néanmoins l’acquiescement ultime comme pour essentialiser la dialectique fondatrice de son récit: la douceur du feu a éclairé mais sa volupté a brûlé. L’auteur alimente au point d’embrasement cet univers métaphorique qui cristallise les maux et crispations de tous ces suppliciés de la vie pour qui le sentiment d’injustice vécu s’épaissit à mesure que leurs voix toujours plus aphones s’embourbent dans le tourbillon de tragédies familiales qui ne disent pas leur nom.
Le caractère sensationnel de cette trame narrative maintient le lecteur dans un état d’apnée presque léthargique dont l’auteur, consciente de la gravité du moment, l’extirpe quand vient l’heure pour elle d’interroger les relents culturels d’une violence quasi pulsionnelle infligée à des individus qui, tous sens jadis affûtés à la survie, se morfondent dans la résignation. Les vaillants symboles de la résistance semblent avoir baissé les armes mais c’est sans compter la pugnacité de l’auteur qui parvient, tel un messie désincarné, à leur faire étreindre la parole consubstantielle d’une étreinte presque douloureuse.
Tour à tour mis dans la peau du narrateur, l’auteur semble porté par la magie d’une force invisible pour ramener à la vie des personnages mus par le sentiment d’être à présent déliés des torsions infligées à une parole qui n’a rien demandé. Ce faisant, l’auteur est sublimement parvenu à édulcorer le rouge des silences d’épouvante en amenant ses personnages pas uniquement à affronter leurs peurs mais à embrasser tant leur être que leurs silences, non plus rouges d’amertume ou de terreur, mais féconds de l’ambition noble de « redessiner ses rêves et ceux des autres. »
Fatimata Diallo Ba n’est pas que plume. Elle est émotion foudroyante. Elle est art incarné. Elle est séduction absolue. Elle est ivresse, dans sa quintessence. Dans un mélange de genres exquis, elle livre un roman d’apothéose. Assurément un bon roman si l’on en croit Éric Emmanuel Schmitt qui écrit, dans l’épilogue de Concerto à la mémoire d’un ange, qu’un bon roman se mesure au nombre de personnes qui y sont tuées.