LA VISION DE FATOU DIAGNE SUR L'ÉCONOMIE SÉNÉGALAISE
EXCLUSIF SENEPLUS - Selon la cheffe de division à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la première faiblesse majeure du Sénégal réside dans son système judiciaire et ses institutions
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L'économiste Fatou Diagne, actuelle cheffe de division à l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), a partagé son point de vue éclairé sur l'économie sénégalaise lors du dernierépisode de l'émission Chronique d'un temps politique. Elle a été interviewée par l'universitaire Felwine Sarr, offrant ainsi un aperçu précieux de la structure, des forces et des faiblesses de l'économie du pays.
Fatou Diagne possède une expérience significative en matière d'économie, ayant travaillé pour la Banque mondiale, conduit des programmes et des études sur les finances publiques, les inégalités et la pauvreté. Son expertise est renforcée par son enseignement à l'université Gaston Berger de Saint-Louis et son travail en tant qu'analyste de notation souveraine. Ses domaines de recherche sont vastes, incluant les inégalités et les mesures du bien-être, l'adaptation au changement climatique, l'éducation, la fiscalité et la protection sociale.
Dans l'émission, elle a exposé que la structure de l'économie sénégalaise n'a pas beaucoup évolué au cours des cinq dernières décennies. Le Sénégal reste un pays largement dépendant du secteur des services, qui emploie plus de la moitié de la population. En revanche, les secteurs agricole et manufacturier ont connu un déclin prononcé depuis l'indépendance.
Aujourd'hui, seulement un cinquième de la population est engagé dans l'agriculture, la pêche et la foresterie. Toutefois, un élan est à prévoir dans le secteur des hydrocarbures avec le développement de l'industrie gazière.
En termes de croissance économique, le Sénégal se caractérise par une croissance très faible, même en comparaison avec d'autres pays africains. Diagne attribue cette croissance atone à deux facteurs principaux : une faible productivité et une croissance extrêmement variable. Le Sénégal est régulièrement exposé à des chocs économiques, affectant sa croissance.
Diagne souligne que ce manque de dynamisme économique ne découle pas d'un manque d'investissement ou de travail, mais plutôt d'une faible productivité. En d'autres termes, la production par personne et par unité de capital est très faible. Ceci suggère l'existence de problèmes majeurs en matière de compétences et d'éducation, soulignant la nécessité d'une réforme significative dans ces domaines pour stimuler la productivité et, par conséquent, la croissance économique.
Les principales faiblesses
Selon Fatou Diagne, la première faiblesse majeure du Sénégal réside dans son système judiciaire et ses institutions. La justice est le socle de l'État de droit et garantit les libertés de chaque citoyen à exercer ses droits. Toutefois, des déficiences dans le système judiciaire peuvent entraver ces libertés et affaiblir l'état de droit.
Ensuite, Diagne souligne l'exposition importante du Sénégal aux risques climatiques. En tant que pays vulnérable aux sécheresses, aux inondations et à l'érosion côtière, le Sénégal est de plus en plus exposé à ces menaces en raison du changement climatique. Cela rend le pays plus vulnérable aux chocs économiques et sociaux liés au climat.
Le troisième problème majeur identifié par l’universitaire Fatou Diagne est le système éducatif du Sénégal. Selon elle, le système éducatif actuel n'est pas suffisant pour répondre aux besoins de la population et du marché du travail, ce qui crée un problème de compétences au sein de la société.
Enfin, Diagne souligne que le Sénégal, comme beaucoup d'autres pays africains, est affecté par les faiblesses de ses voisins. L'instabilité ou les problèmes économiques dans les pays voisins peuvent avoir des effets d'entraînement sur le Sénégal, ce qui rend plus difficile la réalisation de la croissance économique et de la stabilité.
Les principaux atouts
Selon Diagne, l'un des atouts les plus importants du Sénégal est sa population jeune. Cette jeune population représente une force de travail dynamique et adaptable, prête à saisir les opportunités futures et à tirer parti des transformations technologiques du monde moderne.
De plus, la position géographique du Sénégal est un atout considérable. Sa situation sur la côte ouest de l'Afrique lui offre un accès privilégié aux marchés internationaux, ce qui peut faciliter le commerce et l'investissement étranger.
Enfin, et peut-être le plus important, est la cohésion nationale et la culture de tolérance et de compromis au Sénégal. Diagne souligne que cette cohésion, fruit d'une longue tradition de cohabitation harmonieuse entre différentes populations et cultures, est une force immatérielle majeure qui peut contribuer à la stabilité et à la prospérité du pays.
Histoire de la continuité malgré les changements apparents
L'histoire économique du Sénégal est marquée par des phases distinctes, de la colonisation à la période post-indépendance, en passant par les années socialistes et libérales. Cependant, selon Diagne, malgré les différents noms et sigles utilisés pour caractériser ces périodes, certaines continuités ont persisté.
En ce qui concerne l'agriculture, l'État a longtemps favorisé la modernisation aux dépens du secteur rural traditionnel. Ainsi, le financement de la modernisation a souvent appauvri le secteur rural, ce qui a ensuite alimenté l'urbanisation et l'industrialisation. Cette tendance à privilégier la grande agriculture moderne, au détriment des petits producteurs, s'est maintenue dans les politiques des 20 dernières années.
Concernant l'éducation, Diagne note une tendance persistante à l'élitisme. Alors que l'accès à l'école a été massifié depuis l'indépendance du Sénégal, l'accès à des compétences de qualité reste limité. De plus, malgré une augmentation du nombre de personnes sachant lire et écrire depuis 1988, le pays reste très en retard par rapport à la moyenne africaine. La politique éducative a aussi mené à une forte détérioration de la qualité de l'enseignement, avec de nombreux élèves qui quittent le système scolaire sans compétences de base en lecture et en mathématiques.
L’impact sur le bien-être des populations
L'évaluation du bien-être d'une population est un exercice délicat estime l’économiste Fatou Diagne. C'est particulièrement vrai pour le Sénégal, où malgré une croissance des revenus et une baisse de la pauvreté monétaire depuis les années 1990, plusieurs indicateurs suggèrent un mal-être persistant dans certaines parties de la population.
Les progrès réalisés depuis l'indépendance du Sénégal sont indéniables. Par exemple, l'espérance de vie est passée de 40 à 69 ans et la mortalité infantile a été divisée par quatre. Cependant, il faut tenir compte des nombreuses facettes du bien-être pour avoir une image complète de la situation.
Un indicateur clé est la mortalité maternelle, qui reste très élevée au Sénégal. Bien que la majorité des femmes sénégalaises aient maintenant accès à un personnel formé pour les accompagner pendant leur accouchement, une femme sur 80 risque encore de mourir en couche. Dans les pays riches, ce risque est de l'ordre d'une sur 5000 à 10000.
Le système éducatif sénégalais présente également des signes de mal-être. Malgré la massification de l'éducation, un tiers des jeunes Sénégalais ne sont ni à l'école, ni en formation, ni au travail. Cela représente non seulement une tragédie personnelle pour ces jeunes, mais aussi un échec collectif pour le pays.
En somme, bien que l'accès aux services publics se soit amélioré, la qualité de ces services est souvent dégradée. Le défi pour le Sénégal est de traduire ses progrès économiques en améliorations concrètes de la qualité de vie de sa population. Pour ce faire, des politiques ciblées sont nécessaires pour répondre aux besoins spécifiques des femmes, des jeunes et des populations rurales, tout en améliorant la qualité des services publics.
L’impact du PSE
Le Plan Sénégal Émergent (PSE), lancé en 2014, visait à transformer le Sénégal en un pays émergent à l'horizon 2035 par la mise en œuvre de politiques ambitieuses en matière d'infrastructures, d'éducation, de santé et de protection sociale. Toutefois, l'évaluation de son efficacité reste complexe et soulève des questions importantes.
Sur le plan économique, selon Fatou Diagne, le PSE visait à atteindre une croissance annuelle de 8%. Toutefois, cet objectif n'a pas été atteint en raison de divers chocs économiques, dont la crise du Covid-19 et diverses difficultés locales. De plus, la croissance économique alimentée par la découverte et l'exploitation d'hydrocarbures pourrait ne pas avoir d'impact significatif sur la vie quotidienne de la grande majorité de la population.
En ce qui concerne les infrastructures, bien qu'il y ait eu une augmentation notable des investissements, la question de l'efficacité de l'allocation des ressources et de la gestion des projets se pose. La construction de stades et de trains pourrait être remise en question par rapport à des investissements dans des secteurs plus essentiels tels que les hôpitaux et l'éducation. De plus, le coût élevé des infrastructures laisse à penser qu'une meilleure valeur pourrait être obtenue pour la population.
La chercheuse Fatou Diagne considère que dans le domaine de l'éducation, malgré une augmentation des investissements, les résultats en termes d'apprentissage réel restent décevants. Cela soulève la question de l'efficacité de la politique d'éducation et de la qualité de l'éducation fournie.
En matière de politique sociale, le PSE a introduit des bourses familiales et a étendu la couverture médicale universelle. Cependant, le ciblage de ces programmes est contesté, avec des preuves suggérant que les personnes les plus pauvres et les plus vulnérables peuvent ne pas bénéficier pleinement de ces systèmes. De plus, la qualité des services de santé reste un défi majeur.
En conclusion, bien que le PSE ait permis de réaliser des progrès dans certains domaines, des défis considérables subsistent. L'amélioration de l'efficacité de l'allocation des ressources, la garantie d'une éducation de qualité et l'amélioration de la qualité des services de santé sont des priorités pour assurer le bien-être de tous les Sénégalais.
La question fondamentale reste celle des inégalités
Fatou Diagne identifie deux moments clés pour lutter contre la pauvreté et améliorer le bien-être de la population : 1) lorsque les individus produisent et apprennent, et 2) après le fonctionnement du marché, par le biais de la redistribution.
Elle souligne que la réduction des inégalités est un défi majeur pour le Sénégal, en raison d'une approche de développement qui a souvent sacrifié une partie de la population au nom de la modernisation. Il s’agit de prioriser une croissance redistributive qui bénéficie directement aux communautés et aux régions qui la génèrent.
Par ailleurs, l’économiste note que les politiques plus inclusives ne sont pas inconnues, mais qu'elles ont été appliquées de manière inefficace, souvent en raison d'un système politique conservateur qui renforce les intérêts particuliers existants. Cela a maintenu les élites en place, renforcé les monopoles et les structures de domination existantes, et a conduit à une augmentation des inégalités.
Pour aborder ces problèmes, il convient d’appliquer un prisme d'égalité à toutes les politiques, en particulier en ce qui concerne les droits des femmes, les personnes travaillant dans l'agriculture et la pêche, et la jeunesse du pays. Il est essentiel d'améliorer l'éducation pour tous et de renforcer les opportunités d'apprentissage pour la majorité de la population.
Diagne considère que la jeunesse du Sénégal et l'évolution rapide des capacités technologiques offrent une occasion unique de favoriser la transition vers une société plus égalitaire. Ces nouvelles technologies pourraient permettre de surmonter les défis actuels du système éducatif et de fournir des opportunités d'apprentissage de meilleure qualité à un plus grand nombre d'individus.
Que faire ?
Fatou Diange soulève des points importants concernant les défis du Sénégal en termes de mise en œuvre de politiques et de réformes efficaces. Le pays a les compétences techniques nécessaires et des plans et des programmes ont été établis, mais le système politique actuel pose des obstacles à la mise en œuvre de ces plans.
La chercheuse propose deux stratégies pour surmonter ces défis.
- La première concerne l'application de politiques sociales égalitaires, en évitant de faire passer ces politiques à travers les structures existantes qui peuvent freiner le progrès. Par exemple les bons électroniques dans le domaine de l'agriculture ont réussi à améliorer l'accès aux engrais et à l'information dans d'autres pays, mais n'ont pas été mis en place au Sénégal à cause de la résistance de certains intermédiaires.
- La deuxième stratégie est la décentralisation des politiques publiques. Une plus grande liberté au niveau local pourrait permettre plus d'expérimentation et une meilleure adaptation aux conditions locales, même dans un pays aussi centralisé que le Sénégal. On a l'exemple de la Chine, un pays centralisé où les politiques locales sont néanmoins adaptées aux conditions locales.
Ces deux stratégies nécessitent une volonté politique de réduire le rôle de l'État central et d'adopter des politiques égalitaires. Ces changements pourraient permettre de créer des institutions plus inclusives.
De la souveraineté économique
Concernant la souveraineté économique du Sénégal et son interaction avec l'économie mondiale, notamment à travers l'action des multinationales Fatou Diagne considère que ce problème n'est pas unique au Sénégal mais est un défi courant pour de nombreux pays africains.
Il y a un lien entre l'hyper-centralisation de l'État et l'incapacité des citoyens à exercer un contrôle, ce qui entraîne des situations où les richesses nationales sont captées par une élite qui peut se permettre de "brader" des ressources et autoriser l'action des multinationales.
Cette question est un problème réel, mais elle ne doit pas être la seule préoccupation. Il serait facile de blâmer tous les problèmes du pays sur les inégalités mondiales et les asymétries avec le monde extérieur, mais cela serait trop simpliste. Il est nécessaire de reconnaître que les problèmes internes sont liés à des structures de pouvoir qui dépassent celles de l'État et des autorités étatiques.
Il y a urgence de se concentrer sur des domaines tels que l'éducation et la distribution comme étapes clés pour relever les principaux défis. En effet, ces domaines sont essentiels pour le développement d'une économie inclusive et pour renforcer la capacité des citoyens à exercer un contrôle sur l'État.