L’IFAN, UNE EXISTENCE FONDAMENTALE
Lieu de vie et de recherches de Cheikh Anta Diop, le laboratoire de datation au carbone 14 de l'Ifan a longtemps porté la vision scientifique de ce dernier. Malgré sa réhabilitation, il demeure méconnu des nouvelles générations
Ifan. La querelle autour du détachement envisagé de Pr Ismaïla Madior Fall a réveillé ce creuset de savoir et de savoir-faire. Même des étudiants de l’Université Cheikh Anta Diop ne pourraient pas dire que c’est Institut fondamental d’Afrique noire ! La recherche, fondamentale surtout, n’a pas besoin de bruit. Que d’histoires dans ce temple historique. Que de découvertes aussi dans ce lieu de convergences des esprits scientifiques. Si l’enfant Ifan, né en août 1936, était un prénom, on aurait pu lui adjoindre des noms comme Monod (Théodore), Diop (Cheikh Anta) et tant d’autres qui ont vulgarisé cette âme scientifique dans le monde. Bés bi fouille ce stimulateur de savoirs qui est à sa 88e année.
Laboratoire de datation au carbone 14 de l’Ifan : Lieu d’exil et de gloire pour Cheikh Anta Diop
1986. L’Afrique est endeuillée par la disparition de Cheikh Anta Diop, emporté par une crise cardiaque à l’âge de 63 ans. 1986 fera une autre victime bien moins médiatisée. Le laboratoire de carbone 14 de l’Ifan devenu orphelin ne survivra pas à son illustre créateur qui l’a bâti de ses propres mains. Aujourd’hui ressuscité, ce laboratoire qui sert de trait d’union entre Cheikh Anta Diop et l’Ifan a vu le jour en 1966. Retour sur l’histoire qui liait un scientifique à son labo, l’importance des recherches qui y ont été menées ainsi que ce qu’il est advenu du labo.
1960 marque un tournant dans la vie de Cheikh Anta Diop. «Je vais rentrer définitivement en Afrique noire dès la semaine prochaine, et j’essaierai de contribuer à la formation des cadres et de contribuer aussi à l’impulsion de la recherche scientifique», annonce-t-il après sa soutenance. Former les cadres, il ne lui sera pas donné l’opportunité. Les portes de l’Université de Dakar lui sont fermées du fait de son opposition à Senghor et de la mention honorable, à défaut de très honorable, sanctionnant sa thèse de doctorat. Il se consacre donc entièrement à la recherche scientifique à l’Ifan où il est recruté comme Assistant. Très vite, il gagne le respect de Théodore Monod, Directeur de l’Ifan, qui soutient son projet de création d’un laboratoire. Une salle est aménagée, du matériel acheté et Cheikh Anta Diop est envoyé en stage dans un laboratoire de radiocarbone en France. «Il s’est écoulé quatre années (1963-1966) entre le moment où fut donné le premier coup de pioche pour la construction des locaux et la mise en service du laboratoire», écrit Cheikh Anta Diop dans son ouvrage, «Le Laboratoire du radiocarbone de l’Ifan». S’appuyant sur sa formation pluridisciplinaire qui inclut notamment des études en Chimie auprès du Prix Nobel Frédérique Joliot-Curie, le chercheur monte tout seul son laboratoire et assure son fonctionnement. Pendant 20 ans, il trouvera refuge dans ce local où il mène des recherches pour donner une base scientifique à sa thèse.
Un labo pour réhabiliter l’histoire de l’Afrique
La thèse de Cheikh Anta Diop peut être résumée ainsi : La brillante civilisation de l’Égypte antique qui a inspiré Grecs et Romains était noire et africaine. En rattachant l’Afrique à l’une des plus anciennes et l’une des plus avancées civilisations humaines, C. A. Diop défie donc l’idée d’un continent noir dénié d’histoire. «En réalité, l’Afrique est à l’origine de la civilisation humaine», explique-t-il. Mais cette affirmation, aussi valorisante soit-elle, devait être étayée par des preuves scientifiques afin d’être prise au sérieux. C’est ici qu’entre en jeu le labo de carbone 14. Le principe de la datation au carbone 14 est simple : De leur vivant, les organismes absorbent du carbone qui est rejeté après leur mort. En mesurant la quantité de carbone 14 restant dans un échantillon, les scientifiques peuvent estimer l’âge de l’échantillon en calculant le temps écoulé depuis la mort de l’organisme. C’est ce principe qui permet donc à C. A. Diop de déterminer l’âge des vestiges archéologiques qu’il étudie. Il analyse aussi le taux de mélanine présent dans les tissus des momies pour déterminer leur caractère négroïde. Ses recherches en linguistique avaient déjà montré une proximité entre la langue égyptienne et certaines langues africaines.
Le labo : Un espace de vie qui ne survivra pas à son créateur
Ce labo dédié à la science était aussi un espace de vie et un lieu de socialisation pour celui qu’on avait fini par appeler l’Ermite de l’Ifan. «Cheikh y recevait. Et tous les jours que Dieu faisait, il avait à dix heures sa conversation avec Vieux Ndiaye, le planton du Rectorat, au courant de tous les ragots et rumeurs. ‘’Il en a vu des colons, celui-là’’, disait Cheikh en ricanant. Ensuite défilaient les fidèles du Cheikhisme, des militants, ...», écrit Pathé Diagne dans un livre dédié à C. A. Diop. Malheureusement, le labo connait de graves difficultés économiques au début des années 1980. «À partir des années 1980, son fonctionnement rencontre de sérieuses difficultés, notamment en raison de l’insuffisance des ressources requises pour la maintenance et le renouvellement de matériels essentiels à la réalisation des datations», écrit Cheikh Mbacké Diop, physicien et fils du Chercheur. Finalement, le labo ne survit pas à son créateur. C’est la fin d’un compagnonnage qui aura duré 20 ans (1966- 1986).
Un labo réhabilité mais pas assez connu
Le labo est ressuscité en 2003 grâce à un financement de l’Etat et de partenaires. L’équipement avec lequel travaillait C. A. Diop est aujourd’hui vétuste et dépassé. Il est cependant conservé comme un musée. Du matériel plus avancé est désormais utilisé. Tout en continuant les datations, le labo étend son champ d’action sur les questions environnementales. On y procède à une mesure de la pollution au CO2 dans l’atmosphère et dans les eaux souterraines. «Les poissons incorporent beaucoup de pollution. Nous, à travers ces différents animaux aquatiques, on peut déterminer la quantité de pollution dans l’eau. Cela aide à la prise de décision», confie l’ingénieur Alpha Omar Diallo à Rfi. Une récente enquête publiée en 2023 montre que le labo est largement méconnu. Sur 2006 étudiants interrogés, 77% ne connaissaient pas l’emplacement exact du labo, 44% ont avoué ne pas savoir ce qu’est la datation au carbone 14 et 35% ne savent pas ce que représente l’Ifan. Une ironie, sachant que l’Ifan et le labo de carbone 14 œuvrent à raviver la mémoire du continent et à préserver l’histoire et le riche patrimoine de l’Afrique.