LES RESPONSABILITES NE SONT PAS QUE MASCULINES, ELLES SONT SOCIETALES
Selon le sociologue Moustapha Wone, la jalousie et la rivalité sont inhérentes à la polygamie, exacerbées par l'individualisation des sentiments
La polygamie telle que pratiquée au Sénégal est souvent assujettie à de multiples conflits. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
La polygamie, c’est un terme, peut-être galvaudé, qui est mal utilisé d’abord, il faut le dire. Quand on parle de polygamie, au sens neutre, c’est cette situation d’une personne qui a la possibilité d’avoir simultanément plusieurs partenaires sexuels. Maintenant, polygamie est utilisée dans le cadre où ce sont les hommes qui ont ce droit d’avoir plusieurs femmes, alors que celles-ci n’ont pas droit d’avoir plusieurs hommes, que ça soit dans le mariage ou hors mariage. Alors, le terme le plus scientifique, c’est de parler de polygynie. Mais on va utiliser le terme polygamie puisque tout le monde comprend cette situation d’un homme qui a plusieurs femmes dans le mariage. C’est source de conflit parce que c’est source de rivalité. Et l’être humain est un être de rivalité, quel que soit le cas de figure, y compris dans le mariage. Et surtout que maintenant, il y a les problèmes de sentiments qui s’y mêlent. Avant, dans les sociétés traditionnelles, les sentiments étaient gérés par la communauté. Donc, ce qui fait que la polygamie pouvait se faire sans trop de problèmes, en tout cas pas de manière manifeste. De manière latente, il y avait le «ndiabar» ça peut se faire dans les familles, mais en cachette. Et de manière manifeste, ça se passait plus ou moins bien. Parce que les sentiments n’étaient pas gérés par les individus mais par les couples. Ce sont ces rivalités qui font que finalement chacun voit peut-être d’un mauvais œil l’autre et que chacun essaie de gagner le cœur du mari ou de faire tout pour que le mari la privilégie par rapport à l’autre. Donc, dans cette démarche, finalement, il y a une compétition ou une concurrence. Parfois cela peut se transformer en jalousie, c’est tout à fait normal. Je pense qu’il ne faut pas le voir comme quelque chose d’anormal. Si c’étaient les femmes qui étaient vraiment polygames, il est sûr et certain que les hommes allaient réagir de la même manière. Sinon beaucoup plus même.
On a remarqué que la rivalité entre femmes rejaillit inévitablement sur leurs progénitures. Quel peut en être l’impact psychologique sur les enfants issus de ces ménages polygames ?
Je ne suis pas psychologue, mais ce qu’on peut dire, c’est que cette rivalité va se transférer vers cette progéniture. Cela peut être une rivalité saine comme une rivalité vraiment malsaine. Et quand c’est vraiment une rivalité malsaine, ce sont des coups bas, c’est du n’importe quoi. Mais quand c’est une rivalité saine, chacun essaie de faire pour avoir le meilleur. Donc, je pense que souvent les enfants sont plus les enfants de leur maman, que de leur papa. Et donc, si la maman entre en rivalité, inévitablement, cela va rejaillir sur les enfants. Il faut aller vers une démarche de conscientisation et de sensibilisation pour, peut-être, voir comment limiter la polygamie ou pour abolir la polygamie carrément, ou alors pour faire en sorte que la polygamie soit universelle. Autrement, que chaque personne puisse être polygame sans distinction de sexe, que ces droits ne soient pas exclusivement réservés aux hommes. Mais que ça soit un droit accordé aux hommes et aux femmes. Cela pourrait régler les problèmes ou alors les limiter. Maintenant, je ne pense pas que limiter la polygamie à deux puisse servir à quelque chose. Je pense que peut-être il faut juste dire qu’on universalise la polygamie ou bien on interdit la polygamie. Comme ça les rivalités vont se situer ailleurs, que dans cette injustice que le droit accorde aux hommes. C’est ça l’apartheid.
On a vu quelques cas pratiques de frères ou sœurs consanguins qui ne se connaissent même pas. Quelles peuvent en être les conséquences au niveau de la société ?
Il n’y a pas de conséquences fâcheuses. En général, même s’ils ne se fréquentent pas, ils se connaissent. Ce n’est plus comme avant, quand on faisait tout pour sauvegarder la parenté. Mais maintenant que la parenté a décliné au même titre que la famille, les conséquences sont là. Peutêtre l’individualisation est passée par là. Chacun va essayer de gérer son cocon, la première femme va gérer sa famille, de même que l’autre épouse. Chacun suivra sa trajectoire.
Mais il y’en a qui ne se connaissent pas du tout ?
Oui ça arrive, mais c’est exceptionnel. La sociologue ne parle pas d’exception, mais peut en faire cas. Mais si jamais cela arrive, il se pourrait qu’ils se rencontrent, se marient et cela peut causer des problèmes. Mais ça, ce sont des situations exceptionnelles. Sinon ça risque d’être un fait divers et les faits divers, ce n’est pas très scientifique.
Selon vous, quelle est la responsabilité des hommes dans cette affaire, surtout concernant la cohésion sociale ?
Les responsabilités sont multiples. Elles ne sont pas que masculines, elles sont sociétales aussi. C’est-àdire que c’est la société qui a accordé le privilège aux hommes de faire cela, comme bon leur semble, par rapport au mariage. Il faut changer les choses et les normes sociales, pas justement les hommes ou les femmes. Mais, c’est à la fois les hommes et les femmes parce qu’on pense souvent aux privilèges que les hommes se sont donnés exclusivement. Il faut revoir les choses de manière globale en conscientisant aussi bien les hommes que les femmes sur le fait que maintenant les contextes sont différents. Il faut changer de normes, changer la façon de faire ou de voir. Mais ça, c’est une entreprise de longue haleine que l’Etat devrait prendre en charge, ainsi que la société toute entière. Je pense qu’il faut plus de liberté et plus d’égalité pour chaque individu, mais surtout les conditions externes de réussite. Il faut rendre cela égal et équitable pour que chaque sexe, chaque âge puisse se dire qu’il peut réussir.