CYBERROMANCES AU PAYS DES BROUTEURS
Entre maquis animés et écrans à perte de vue, la capitale économique ivoirienne serait devenue, contre toute attente, la plaque tournante mondiale des impostures sentimentales sur internet. Portrait de cette corporation qui fascine autant qu'elle inquiète
Depuis la métropole ivoirienne d'Abidjan, où ils forment une corporation très particulière, les escrocs en ligne redoublent d'imagination pour gagner la confiance de leurs victimes, leur soutirer de l'argent et jongler avec les comptes bancaires, comme le rapporte une enquête publiée par Le Monde le 30 décembre 2023. Refrains de coupé-décalé et flows de «rap ivoire» montent des terrasses des «maquis» du quartier populaire de Koumassi, où néons et écrans composent le corail lumineux de «Babi», surnom de la capitale économique ivoirienne. C'est dans ce décor qu'évolue une partie des "brouteurs", comme on appelle les escrocs en ligne en Côte d'Ivoire.
Djibril, l'un de ces brouteurs rencontré anonymement pour les besoins de l'enquête, nous accueille dans un restaurant de Koumassi. Depuis ses débuts à l'âge de 15 ans dans les cybercafés du quartier, ses techniques n'ont pas changé: il se fait passer sur les sites de rencontre pour une secrétaire de l'armée à l'étranger, ciblant surtout les hommes. Sa première arnaque lui a rapporté 50 euros, de quoi acheter sa première paire d'Adidas, se souvient-il. Bakary, autre brouteur de 26 ans vivant à Koumassi, travaille quant à lui exclusivement sur le long terme en ne ciblant que des femmes. Il peut leur faire livrer des fleurs et des chocolats en France pour gagner leur confiance.
Selon une étude de l'Institut de lutte contre la criminalité économique de Neuchâtel, près de quatre brouteurs sur dix opérant dans le monde francophone proviennent d'Abidjan, souvent encore étudiants. Dans les quartiers populaires de la métropole ivoirienne, le "bara", nom donné localement aux escroqueries en ligne, est devenu un mode de vie à part entière, avec sa propre culture incarnée par la série télévisée "Brouteurs.com".
Mais comment Abidjan est-elle devenue la plaque tournante mondiale de ces imposteurs du sentiment? L'enquête révèle plusieurs facteurs: le taux de chômage des jeunes qui toucherait 80% d'entre eux, deux fois plus qu'à l'échelle nationale. Mais aussi l'histoire du pays, qui a vu des escrocs nigérians se replier en Côte d'Ivoire au début des années 2000 pour échapper à la répression, profitant de l'instabilité institutionnelle que connaissait alors le pays, plongé dans une décennie de crises.
C'est dans ce contexte qu'est apparu le style musical du coupé-décalé, importé de Paris par la diaspora ivoirienne, qui a popularisé les valeurs de ruse, d'hédonisme et de luxe ostentatoire. Sous l'influence de son inventeur DJ Arafat, les brouteurs ont pris l'habitude de "travaillement", consistant à offrir du champagne et jeter des liasses dans les boîtes de nuit pour s'attirer les louanges des artistes. Certains devenaient alors de véritables "rois du boucan".
Mais aujourd'hui, la répression s'est renforcée contre les brouteurs, réduits à plus de discrétion. Les arrestations sont plus fréquentes, à l'image de celle en avril 2022 de 30 cybercriminels dans un appartement d'Abidjan équipé d'une cinquantaine d'ordinateurs. Les familles et la société ivoiriennes rejettent désormais davantage cette pratique, perçue comme un vrai vol. Sous la pression, le mode de vie collectif des brouteurs a laissé place à la solitude et à la compétition, tandis que certains auraient même recours à des rituels mystiques pour attacher l'esprit de leurs victimes.
Selon les autorités ivoiriennes, le nombre de dossiers de cybercriminalité suivis a augmenté, passant de 3 000 en 2018 à 7 000 actuellement. La Côte d'Ivoire semble bien être devenue, malgré elle, la capitale mondiale de l'imposture en ligne.