FEMMES DU SENEGAL : VICTIMES ET VECTRICES
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Tout effondrement d’une société s’amorce par celui, moins fracassant, de son système éducatif. En effet, la détérioration d’un système éducatif est un processus souvent long et silencieux, qui s’effectue par paliers : erreurs, fatalismes et négligences se succédant dans le temps pour arriver à une situation où ni un savoir émancipateur ni des valeurs positives ne sont transmises aux générations suivantes. C’est ainsi que débute la chute de tout un pays. Marche après marche, il est entraîné dans sa dégringolade par la détérioration de son système éducatif. Celui-ci s’effrite souvent et est fragilisé à partir de ses deux piliers, à savoir l’éducation nationale étatique et la famille. Au Sénégal, l’une comme l’autre sont fragilisées, mais je ne parlerai pas ici de la première, l’éducation nationale, elle dont les maux sont si nombreux et inextricables qu’aucun article ne saurait, à lui seul, suffire à les identifier, ni à les élucider.
Parlons de l’autre pilier du système éducatif, son rouage premier, à savoir la famille. Et parlons de cette famille à travers son centre de gravité, comme cela est probablement le cas partout dans le monde, et encore plus au Sénégal, que représente la femme. Les femmes sénégalaises, dont les situations sont aussi diverses que ne peuvent l’être les allèles dans le génome humain, sont à la fois victimes et vectrices. Victimes de croyances d’un autre âge comme l’excision, cette mutilation encore ancrée dans nos mentalités et bien implantée sur nos territoires.
Victimes certes mais vectrices, car ce sont elles qui défendent et transmettent cette tradition, aiguisent les lames, et les utilisent pour couper le clitoris qui d’une nièce, qui d’une fille ou d’une voisine. Le système est patriarcal et phallique, les exécutant(e)s sont , hélas, de sexe féminin. Les castes, fossilisation d’une division sociale du travail héritée de l’organisation aristocratique de la société africaine (C.A.Diop, l’Unité culturelle de l’Afrique noire, Présence Africaine), sont aujourd’hui un drame dans une République où, par définition, l’égalité de tous est consacrée philosophiquement et juridiquement. Seulement, en tentant de répondre aux questions qui fâchent sur ce sujet précis, nous retrouvons à nouveau ce schéma digne du syndrome de Stockholm. Qui mène les suspicieuses enquêtes familiales pour savoir qu’un potentiel gendre ou une hypothétique belle fille est “castée” ? Ce sont les femmes. Qui sont le plus les victimes d’amours perdus en raison de cet anachronisme culturel ? Les femmes. Qui met en jeu l’honneur de la famille et refuse mordicus de marier son fils ou sa fille à un(e) casté(e) ? Ce sont les mamans, les tantes.
Entrant là aussi en totale contradiction avec les préceptes religieux dont se réclame une écrasante majorité de sénégalais. Sous éduquées, moins diplômées et moins alphabétisées que les hommes (ANSD, RGPHAE 2013), les femmes du Sénégal sont victimes de vieilles croyances, issues à la fois d’un certain substrat culturel négro-africain et de l’influence patriarcale religieuse, islamique notamment, que la gent masculine oriente à sa guise et selon les circonstances pour asseoir sa domination. Moins une personne est éduquée, plus elle est dépendante, intellectuellement et économiquement. Si le commanditaire, conscient ou non, de cette tragédie est clairement identifié, à savoir l’homme (Elgas, Un Dieu et des Moeurs, Présence africaine), l’exécutant est ici également féminin, surtout dans les zones rurales. Celles qui encouragent leurs fils à briller dans les études, sont également celles qui acceptent que leurs filles se marient tôt (de 14 à 17 ans en pays pulaar et socé notamment avec les risques que cette pratique porte sur la santé des jeunes mères). Elles sont également celles qui les retiennent à la maison dans les tâches domestiques et agricoles. Comme si les petits garçons ne savaient pas balayer ou nettoyer la vaisselle. En plus d’être les gardiennes de traditions dont elles sont les seules à devoir en boire les amers délices jusqu’à la lie, les femmes du Sénégal sont également victimes d’injustice économique.
Voilà que des femmes de Bettenty (région de Fatick) périssent ensemble, dans une sorte de drame de Ndeer de l’eau, à bord d’une embarcation de fortune, surchargée, car ne sachant pas nager et n’ayant pas de gilets de sauvetage. 20 vies englouties par un fleuve d’abord et ensuite sous des sanglots. Un fleuve qu’elles pensaient traverser pour aller subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Les hommes de ce pays et de ce continent ont pendant longtemps imposé leur loi de la palabre sous l’arbre éponyme pendant que leurs femmes travaillaient la terre (jusqu’à 80% de la production agricole africaine est réalisée par les femmes qui constitue 60 à 80 % de la main d’oeuvre, Source : FAO, ONU). Voilà qu’ils se réfugient maintenant en plus bien souvent dans l’égrenage du chapelet moralisateur pendant que leurs épouses, sous éduquées et modestes, car n’ayant peu ou pas accès à la propriété foncière entre autres, se polluent la vie avec des considérations rétrogrades quand elles ne meurent ensemble dans des pirogues surchargées, ou s’épuisent à courir derrière les voitures sur les routes nationales à Bargny, Kébémer, Pout, Kounghël, Koussanaar ou Mako pour vendre acajou, oranges, arachides, mangues et autres afin de ramasser quelques pièces et billets qui nourriront la famille. Le constat est aussi terrible que limpide : les hommes sénégalais, notamment dans un monde rural qui concentre 60 % de la population du pays, travaillent (beaucoup) moins que les femmes.
La féminisation exclusive de certaines activités économiques doit prendre fin dans ce pays et en Afrique noire. Les femmes doivent aller à l’école et ne pas décrocher et continuer pour être libres, avoir autant de choix que leurs frères et cousins qui sortent des villages, viennent étudier à Dakar ou s’envolent pour l’étranger. Les petits garçons doivent être éduqués de manière équitable avec leurs soeurs, dans les zones urbaines comme les zones rurales. Les femmes doivent, pour beaucoup d’entre elles, y compris les plus éduquées cette fois, briser la chaîne des traditions néfastes qui les enferment, où elles s’enferment également, dans une guerre contre leur corps, contre le bonheur de leurs enfants et contre leurs congénères. Sans femmes éduquées, pouvant exercer toutes sortes activités, la famille africaine continuera à s’effondrer entraînant dans son sillage le système éducatif africain et, in fine, nos pays. La société sénégalaise joue avec le feu et il ne faut pas s’étonner que l’eau viennent purger notre attitude collective vis à vis des femmes de ce pays, qui sont vectrices certes mais surtout victimes. Victimes de nos erreurs, de nos fatalismes et de nos négligences. Paix aux âmes des femmes de Bettenty.