LA DOUBLE PROMESSE
EXCLUSIF SENEPLUS - Un Sénégal qui fait semblant d’être puritain et qui refoule ses obsessions névrotiques et malsaines - L'irrévérence n’est pas caprice, c’est un refus d’abdiquer - ENTRETIEN AVEC ELGAS ET MOHAMED MBOUGAR SARR - Partie 1/2
Quelque chose de Senghor, quelque chose de Césaire, quelque chose de Balzac. Beaucoup de talent. Elgas et Mohamed Mbougar Sarr sont les figures les plus prometteuses de la littérature sénégalaise. Elgas, dans son premier livre, Un Dieu et des mœurs1, met des claques à tout le monde. Il rapporte quelques nouvelles qui font l’effet d’un véritable électrochoc. L’auteur s’attaque aux tabous d’un Sénégal qui fait semblant d’être puritain et qui refoule ses obsessions névrotiques et malsaines. Un Dieu et des mœurs est un chef d’œuvre, bouleversant de style, de personnalité, d’idées neuves et renversantes. La réalité racontée par l’auteur est déchirante. Elgas nous coupe le souffle et joue avec nos affects. C’est un coup de maître. Une fresque vengeresse quelque part, qui touche là où ça fait mal, mais d’une impressionnante maturité.
Mbougar Sarr, quant à lui, est un écrivain à la reconnaissance fermement assise. Son premier roman, Terre Ceinte2, installe le lecteur dans la violence d’une ville sous le joug des jihadistes. Un beau roman, bien écrit. Mbougar gonfle son regard d’une complexité philosophique et épuise la terreur dans l’amour, la mélancolie et la résistance. Terre Ceinte est une œuvre puissante et raffinée. Son second livre, Silence du Chœur3, revient sur la condition des migrants Africains qui débarquent en Europe. C’est un roman délicieux. Un grand livre, qui explore les constantes de la nature humaine : l’amour, la haine, la joie, la peur, l’aventure, la rencontre. Mbougar a une intelligence secrète de la narration. Il regarde le monde avec la douceur d’un poète. Il sait jouer avec les subtilités de la langue et maîtrise les codes du roman.
Elgas et Mbougar Sarr ont partagé quelques confidences avec seneplus.com. Entretien croisé.
Nous publions la première partie de l’interview. La seconde partie est disponible ici.
Seneplus : D’où vous est venu le désir d’écrire, de « déranger le monde » ?
Elgas - Je pense qu’il faut dissocier les deux qui viennent de sources différentes. Le désir a quelque chose de l’ordre du besoin philosophiquement. On le produit, on le secrète, sans être maître du jeu et parfois - et c’est son charme - il participe d’un mystère et d’une mystique, qui se nourrit de nos environnements de vie, de nos adhésions, de nos goûts et de nos histoires respectives. En cela, il y dans le désir d’écrire, une multiplicité de facteurs explicatifs, sans que l’un d’entre-deux ne soit jamais à même de tout à fait l’expliquer. Je ne crois pas aux vocations établies et formelles quoique des prédispositions puissent promettre untel ou un autre à emprunter une voie. Je crois à un fétichisme du hasard et de la conjoncture, les seuls à même d’exprimer le potentiel. Et pour ma part, je suis un littérateur tardif. C’est une itinérance qui n’avait pas d’horizons, qu’a fécondé la solitude d’une adolescence où le rêve abondant, pour le Sénégal en particulier, s’est heurté à la complexité d’un monde que je découvrais. Lire a d’abord constitué à cette période un sanctuaire, un élan, et une pénétration assez poussée dans une curieuse gourmandise. Je sentais s’épanouir en moi, cette excitation innommable d’écrire, pour rendre hommage à ceux qui nous ont transmis des émotions. Le désir d’écrire perpétue l’ouvrage de gratitude d’un lecteur envers des devanciers admirés. De là à la passion qui suit, cheminant avec la conviction et l’amusement, le désir devient une énergie vitale tout court. Ecrire est un des éléments de cet éventail, sans doute celui qui éprouve la liberté jusqu’à son terme. Le désir d’écrire est un exercice de liberté.
Et Déranger le monde n’est pas un dessein, on pourrait s’y employer avec toute l’ardeur et la radicalité du monde, qu’on ne pourrait le déranger plus qu’il ne l’est, dirais-je presque « naturellement ». Si on doit rester sur l’optique du dérangement, le monde n’en serait pas la cible, mais plutôt les certitudes, les immobilismes, tout ce qui bâillonne le génie humain. Il y a quelque chose de taquin et de très enivrant, à chatouiller les puissants, à rire de leurs tares. Ecrire en soi est un acte de dissidence, toute la littérature en atteste et mettre cette liberté au service de causes, sans grandiloquence aucune, c’est un moteur. Ni refaire le monde, ni le défaire, mais le faire tout simplement, car l’entreprise n’est jamais achevée.
Mohamed Mbougar Sarr - De mes lectures, je crois. C’est la lecture des grands écrivains qui m’a donné, en même temps qu’une haute idée de la littérature, la prétention de vouloir essayer d’en faire. Du reste, je pense que dans l’acte d’écrire il s’agit moins de déranger le monde que de me déranger, moi.
Qui sont vos influences ?
Elgas - Il y a toujours une grande imprudence à vouloir les citer, et par conséquent à en oublier un paquet. Mais je partage avec l’autre interviewé une anecdote, et ça a été un des ciments de notre rencontre. C’est notre amour commun pour l’œuvre de Balzac. La Balzacie a été mon territoire premier, mon appétit littéraire s’en est nourri. Et plus singulièrement, un personnage de Balzac a raflé la mise : Jacques Collin. J’aimais sa langue et sa science, et je faisais des exposés énamourés de ses apparitions à qui voulait l’entendre, tel un amant de fraiche date. Balzac ouvre naturellement sur le champ de ceux qu’on appelle classiques. Détour obligé. Grands bonheurs. Grandes leçons littéraires. Mais on découvre que la littérature, c’est un foisonnement du style, des idées, odeurs, et que le champ, immensément vaste, consacre l’esthétique et l’écho de la voix, dans ce qu’ils ont de grandiose. La littérature embouteille la poésie de la vie. On la trouve dans les livres, dans les pensées, dans la science aux sens large. C’est la réconciliation de l’écrin et de sa pierre précieuse. C’est pourquoi les autres figures qui m’ont influencé sont humoristique, Desproges, politique, Seguin, journalistique, Bernanos, intellectuelle, Amady Aly Dieng et Régis Debray, sportive, Zidane, Federer, musical, Brel, Ndongo lô etc. Ils ont en commun un style, toujours singulier, où l’esthétique habille avec éclat l’intuition. Aller s’abreuver à cette source du génie, c’est en sortir, imprégné, intimidé, corseté de peur, mais définitivement adepte d’une irrévérence classieuse qui devient une école. Mes influences sont dans cette demi-seconde du contre-temps, où la volonté de s’extraire de la frénésie de la meute, permet de mieux regarder, pour apprécier mais aussi disséquer. Découcher hors de la littérature permet alliages plus riches et filiations plus diversifiées.
Mohamed Mbougar Sarr - Il y en a beaucoup. Je crois que nous en avons un certain nombre en commun. Balzac notamment, qui m’a beaucoup marqué au moment de ma véritable entrée en littérature, et pour des raisons différentes de celles d’Elgas. Plus généralement, j’ai beaucoup lu et je continue à lire les classiques européens du XIXe siècle, ainsi que la littérature française de la première moitié du XXe siècle. Beaucoup de choses me plaisent et me fascinent dans le XIXe siècle : l’ambition que l’on donne à la littérature, une certaine idée du style, les grands romans ou immenses épopées romanesques, l’émergence d’une vraie modernité esthétique, l’autonomisation vis-à-vis de la morale : tout est là. Par ailleurs, il y a naturellement Césaire et Senghor, auxquels on n’échappe pas, mais aussi Sembène, Malick Fall, Yambo Ouologuem, et quelques autres, plus contemporains.
Le livre parfait, selon vous ?
Elgas - Sauf à aller chasser dans le pré carré divin, et encore, la perfection reste une mythologie, heureuse quand elle fait naître une saine compétition, illusoire, quand elle se veut le modèle et fatalement le moule unitaire. Les livres, d’ailleurs, tous les autres générateurs d’émotions, échappent à cette catégorisation. Abonder dans le sens d’une perfection existante, c’est suggérer qu’il y aurait une liste de critères et dès qu’un livre les coche, il en serait. C’est disqualifier la subjectivité, c’est oublier la volatilité insaisissable des émotions. Toute l’affaire étudiée, de livre parfait il n’existe pas. Il y a une intimité inviolable avec chaque lecteur, le parfait se juge à l’aune individuelle, si jamais on voulait l’envisager. Au-delà de la question se pose surtout, et c’est ce qui m’intéresse, la force de l’émotion procurée. Comment rembourser la dette de plaisir que l’on ressent en lisant ? Cette équation irrésolue, irrésolvable, me paraît être un mystère heureux. Je suis par exemple moi-même un lecteur assez expansif. Ma joie déborde souvent devant la chirurgie de la pensée et le scintillement de la langue. A ce titre j’aurais la perfection généreuse, je l’accorderais à tous livres que j’ai profondément aimés, jusqu’à la transe. Et il y en a beaucoup. Il est heureux d’ailleurs que les livres outrepassent le cadre de la perfection, car l’émotion est d’abord au-delà, et ensuite, les livres ont des moments de sommeil, de marée basse, sorte d’élan pour s’élancer à nouveau. Cette courbe m’évoque plein de choses et je plaide pour la diversité des perfections. Une question de démocratie littéraire soumise au seul filtre qui compte, celui du lectorat et de sa subjectivité.
Mohamed Mbougar Sarr - A mes yeux, celui qui sait atteindre ou révéler une vérité profonde, que je portais sans pouvoir ou oser la regarder en face. C’est le livre qui arrive, par un style, une émotion, une langue, une force et une densité philosophiques, à me donner à voir ce qui fait ma beauté et ma tragédie comme être humain, dans toute ma complexité, dans toutes les variétés et nuances d’expériences qui me constituent. Le livre parfait est celui dont on ressort avec le sentiment de mieux savoir qui l’on est, comme humain.
L’écrivain a-t-il un rôle à jouer dans nos sociétés dévastées par l’obscurantisme et submergées par des légions de laissés-pour-compte ?
Elgas - J’aime croire que la sacralité du rôle de l’écrivain est surestimée et donc contre-productive. Je n’attends pas plus d’un écrivain que d’un cordonnier. Peut-être chez nous l’obscurantisme se donne-t-il à voir dans son habit le plus lugubre, mais la problématique est géographiquement bien partagée. Partout les mêmes problématiques existent, présentant des caractères et des expressions différentes. Tous les segments de la société sont requis à la tâche du « penser », elle incombe à tout le monde. Sembène, qui reste pour moi le modèle absolument indépassable dans le champ sénégalais, a tenté de contourner l’obstacle de la distance avec les lecteurs, en investissant la voie du cinéma. Mutatis mutandis, c’est une invitation à ce que l’éclairage puisse naître de partout. Le travail dit intellectuel ne peut ainsi être institué, il est diffus, il a besoin de relais, et il agit par intermédiaires. Les rôles préétablis ainsi que les fastes que cela peut entrainer, créent à terme un mandarinat intellectuel et creuse la distance avec les populations. Ce qui me terrifie, c’est de voir l’extrême défiance des populations vis-à-vis d’élites qui, et c’est assez cocasse, disent être leurs porte-voix. Cela naît du fait que la pensée ne doit pas être cantonnée à une sphère, laissée à une expertise, mais doit être suscitée par une entreprise précoce : la liberté de conscience. Elle est la source première de la démocratisation de l’intellectuel, sans que l’on soit dupe des tentations de populisme et de démagogie que cela entraine. Ce qui fait l’intellectuel, ce n’est ni son statut ni le rôle que l’on attend de lui, mais ce qu’il produit et qui peut trouver un écho dans la population. C’est le produit qu’il faut chérir, constamment mettre dans la balance de la critique et non en célébrer le cadre. Il faut enlever les galons des réputations, trop solennels, qui procèdent presque de la terreur. Il faut banaliser la réflexion pour en faire l’affaire de tous. Je ne développe aucun fétichisme vis-à-vis des intellectuels, j’aime quand ils sortent de la zone des convenances. Là disparaissent les masques.
Mohamed Mbougar Sarr - Oui, l’écrivain a un rôle à jouer : écrire. Ecrire du mieux qu’il peut, le plus honnêtement possible, en restant loyal à sa conscience comme homme et à sa liberté comme créateur. Ce n’est qu’ainsi, en cultivant sa solitude, sa singularité, et en ayant le courage de se faire face, jusque dans ce qu’il peut porter de plus monstrueux, qu’il parviendra à dire quelque chose de juste sur le monde et sur les autres. La littérature est un art, fondamentalement, c’est-à-dire un geste dont le principe est esthétique ; mais toute esthétique, si elle est puissante, travaillée par le souci du style, de la métaphysique, du désir de trouver des métaphores de la condition humaine, devient de facto une éthique, et une politique. Je crois en une littérature qui puisse transformer chaque lecteur, voire –rêvons !- le monde, mais c’est une transformation qui n’est possible que par le truchement d’esthétiques fortes. Si Les Misérables est un grand livre, ce n’est pas parce qu’il dénonce, c’est d’abord parce qu’une esthétique puissante et originale le porte.
Les étiquettes vous dérangent ?
Elgas - Pas vraiment. Elles n’engagent que ceux qui les collent et les attribuent. Il y a un effort à domestiquer une insensibilité quand on écrit ou pense, cela doit être une quête perpétuelle. Les étiquettes ne sont pas des empreintes indélébiles, on a toujours une possibilité de maîtriser son œuvre. Les fixations et les jugements tranchés ont vocations très souvent à se ramasser les contre-pieds de l’histoire. Je me suis toujours dit que la vraie souveraineté, c’est d’être libre de produire ce que l’on veut, en se fichant de l’appréhension qui peut corrompre, mais accorder la même liberté au lecteur de diverger. C’est un équilibre asse sain, et aucune partie n’est lésée. On connaît la formule de Céline, risquer sa peau toujours quand on écrit, lui qui pensait que la seule inspiration vient de la mort. La liberté comme exercice, c’est le risque, c’est compagnonner avec lui toujours. Chaque ligne est un enjeu, il y a dans cette ivresse noire, un vrai plaisir, et la possibilité de se tromper. Les étiquettes supposent aussi la prévisibilité. Si elle est cohérence, fidélité à une ossature de pensée, bingo. On écrit toujours le même livre dit l’autre. Si elle absence d’imagination elle flétrit toute seule. Les étiquettes sont les caprices des lecteurs qui les collent, avec bienveillance ou malveillance. L’œuvre arrive à la décoller, et à forger sa propre cadence. C’est un fil.
Mohamed Mbougar Sarr - Lorsqu’elles sont des grilles de lectures faciles, univoques, commodes pour ranger, cataloguer, emprisonner éternellement (et c’est presque toujours à cela qu’elles servent !), oui, elles sont très embêtantes.
L’impression qui se dégage, en vous lisant, c’est que Mbougar est mesuré, esthète, alors que Elgas est rebelle, irrévérencieux ? Partagez-vous ce constat ?
Elgas - Je trouve phonétiquement le mot irrévérence agréable à l’oreille. Comme une forme de dissidence sans posture, de désaccord sans hostilité. Je le réclame. Sinon rebelle m’enivre moins. Et on n’est jamais rebelle qu’aux yeux de l’autre. « Si je suis barge, ce n’est que de te yeux » chantait Renaud. Si Mbougar permet que je girafe dans son jardin, l’esthétique a toujours été l’élément central pour moi. Mais l’écrin ne doit jamais être vide, le remplir est une obsession. Nous sommes sur des territoires sensiblement différents mais je ne crois pas cloisons définitivement scellées. Je ne m’interdis pas des virées dans le roman, où l’exigence de la lenteur et le réquisit de l’esthétique sont plus forts. Mais je crois que les essais valent aussi par leur parure. Déjouer la sécheresse des travaux académiques est un enjeu, et le style est toujours une quête. Mbougar croit, et je le suis, à la force du langage. Il charrie mieux que tout les émotions et les sublime. Mais il est abouti par une réflexion, une vision. Malgré sa souplesse, l’art du roman accouche aussi. Pour le champ sénégalais, explorez tous les livres des trois générations d’écrivains, l’intérêt pour les problèmes sénégalais leur est commun. Et très souvent, c’est à contresens des vulgates dominantes. Ne pas se satisfaire, c’est ne pas se résigner. C’est croire toujours en la perspective d’un meilleur Homme. Mon irrévérence n’est pas caprice, c’est un refus d’abdiquer. Il y a tellement de confort à croire que les destins sont figés, que je n’ai pas envie d’y baigner. L’impression d’un propos radical tient plus du caractère amorphe de ce que l’on dénonce que de la violence de la charge. On n’a pas besoin d’insulter un pays, lui tendre un miroir c’est lui faire plus de mal. Le pas de côté, c’est le refus de croire les choses écrites. C’est la moindre des choses que l’on doit à une société lacérée par ses blessures.
Mohamed Mbougar Sarr - Attention, voilà les étiquettes… Ceci dit, cependant, qu’attendre d’Elgas, casamançais pur et soninké fier, sinon qu’il soit un « rebelle » ? Mais plus sérieusement, je crois que cela dépend de ce qu’on lit d’Elgas ou de moi. C’est vrai qu’il y a des tons, des styles, des tempéraments peut-être, qui sont différents. Du reste, je publie surtout de la fiction, alors qu’Elgas a pour l’heure commis un essai sous forme de réquisitoire (même si je crois qu’il a aussi une excellente fibre de romancier), ce qui change tout de suite le rapport au ton, notamment. Elgas est peut-être, et j’admire beaucoup cela chez lui, plus direct, chaque phrase chez lui est une balle, un obus ; il est plus incisif, moins empêtré que moi dans les phrases, la ponctuation, les temps et les références, mais je peux vous assurer qu’il est aussi esthète ; oui il l’est, car il est avant tout un écrivain, et un écrivain qui a un souci poussé de la manière dont il écrit (qu’est-ce qu’un esthète dans l’art d’écrire, sinon, cela ?). Certaines des pages les plus délicieuses de Un Dieu et des mœurs frôlent l’exercice de style tout en gardant une vraie force dans le fond… Mais enfin, tout cela n’est pas très important à mon avis, ou est très mouvant du moins ; l’essentiel est que chacun de nous écrive dans le style qui lui est le plus naturel.
L’actualité est dominée par ce qu’on a appelé « l’esclavage en Libye ». Dans Silence du Chœur, Mbougar s’empare de la question des migrants Africains, de leurs misères, de l’accueil qui leur est réservé en Europe. Selon-vous, sont-ils victimes de la haine des autres ou de l’incurie des dirigeants africains ?
Elgas - Je propose pour une fois qu’on inverse la perspective. Que l’on prenne le voyage par le point de départ et non le focus par le terminus. En remontant l’itinéraire, on voit se complexifier la donne. Le départ dans l’acte d’immigration, entraine cette violence symbolique que j’ai toujours évoquée. Il n’est pas le seul fait des malheureux, il est le fait aussi d’une classe éclairée. J’avais été saisi d’effroi, et j’en parle dans mon livre, par l’histoire de Fodé, ami d’enfance, qui avait perdu la vie noyé en mer en tentant de gagner les côtes européennes. Cette mort, et celles de tant d’autres, est un réquisitoire violent contre nos faillites. Les gens souhaitent quitter leur pays et sont prêts à la cession d’une part de leur dignité. Toute la réflexion politique, intellectuelle, doit s’occuper de ce préalable. La désertion de ce champ nous condamne à la surenchère d’émotion dont ne découvrons pas les horreurs. Je me suis toujours attelé à traquer les défectuosités internes, à sonder cet abîme si ancré que la destination et les sévices me paraissent d’autres maux, tout simplement, calqués sur les premiers. La documentation existe sur les résurgences de la haine anti-noirs dans les pays arabes, elle s’exprime sous toutes les formes jusqu’aux plus inhumaines. Chez nous, 100000 enfants subissent le même revers national, à qui faudrait-il attribuer la paternité d’un tel crime ? La logique de l’extériorisation du bourreau est inconséquente si on inverse les perspectives. Sans rien exonérer des responsabilités occidentale ou arabe, l’indignité symbolique n’est qu’une addition de celles quotidiennes qui ont colonisé notre quotidien, et dont nous sommes les complices. La haine hante donc tout le voyage : d’abord celle de sa condition, et par ricochet des offres de réalisation dans son propre pays, et ensuite la haine subie, comme condition pour toucher à ce rêve obscurci, dont le goût, une fois réussi, garde encore la trace d’amertume, de larbinisme, de ressentiment. J’ai pour une fois envie de convier les gouvernants et les intellectuels, leur responsabilité est première.
Mohamed Mbougar Sarr - A mes yeux, plus que de haine, ils sont d’abord victimes de l’opportunisme d’êtres humains qui profitent d’un chaos politique pour assouvir quelques-unes des plus vieilles et immarcescibles pulsions humaines : dominer, asservir, exploiter d’autres hommes. S’enrichir en les traitant comme des chiens. En les tuant s’il le faut –et il l’a souvent fallu dans l’Histoire. Je crois qu’avant même le racisme contre les Noirs, réel dans nombre de pays du Nord de l’Afrique, il y a d’abord une situation géopolitique exceptionnelle dans laquelle de vieilles et basses pulsions humaines trouvent une opportunité de s’exprimer facilement, en toute impunité. Et c’est précisément en point, sur la question de l’impunité, qu’un grand reproche doit être adressé aux dirigeants africains, dont la plupart ne sont non seulement pas fichus de retenir leurs jeunes en leur donnant des raisons de rester, mais démontrent encore leur nullité lorsqu’il s’agit d’aider un pays africain –la Libye- où passent de nombreux migrants à regagner un semblant de sécurité et d’ordre. La Libye est un bordel depuis la croisade des grands « démocrates ». Cela fait quand même six ans. Depuis lors, les dirigeants africains regardent ce territoire s’enfoncer dans son enfer, alors qu’on les inonde chaque jour de rapports sur la place stratégique qu’occupe la Libye dans les itinéraires de la migration clandestine. Mais doit-on s’attendre à autre chose, de la part de présidents plus soucieux de leur gloire ou richesse personnelle que du sort de leurs jeunes compatriotes ? La vérité, la triste vérité, c’est que par chez nous, dans les hautes sphères, on n’en a rien à faire des migrants. Qu’ils continuent donc de crever ou de se faire exploiter comme esclaves : ça n’émeut plus, ça n’a peut-être jamais vraiment ému. A l’impuissance et à la médiocrité politique, s’ajoute désormais une cynique et tranquille indifférence.
Mbougar, dans Terre Ceinte, cite Heinrich Heine à propos de l’autodafé : « Là où on l’on brule des livres, on finit aussi par brûler des hommes ». Après la sortie de son livre, Le Coran et la culture grecque, Oumar Sankharé a été lapidé sur la place publique. Et le livre de la chercheuse tunisienne Hela Ouardi, Les derniers jours du prophète, a été censuré au Sénégal. La société sénégalaise est-elle intolérante ?
Elgas - J’ai plutôt une bonne nouvelle sur ce front. La société comme somme d’individualités capable d’exercer leur libre-arbitre, n’est pas intolérante. Elle réagit selon ses adhésions et on ne saurait lui faire grief de cela. En revanche comme masse homogène, réduite à la passion triste et monocorde des dogmes, elle peut être ravageuse. Les délits de blasphème et d’offense à chef de l’Etat sont par exemple des constructions de classe dominante, elles ne sont pas d’extractions populaires. Avec la somme des puissances religieuses, qui tiennent leur force de la cession de pouvoir du libre arbitre que leur attribuent leurs disciples, nous sommes donc dans des blocs et des meutes, qui chassent les déviants dont les libertés menacent d’ébranler leurs certitudes. L’intolérance est donc le fait de la caste dominante qui tient les armes de la répression et de la terreur. Tout l’enjeu c’est d’arriver à instituer dans cette architecture où l’individu est vassal de la collectivité, une souplesse. L’intolérance est ainsi le garant de la fausse stabilité parce qu’elle vend l’idée que la paix tient de cet équilibre, de ce silence qui par ailleurs est magnifié par le discours religieux, comme une part du mérite de piété. Les enjeux sont donc colossaux. Ils débordent de ce seul champ. Tant que des efforts ne seront pas consentis pour instituer une forme de responsabilité individuelle, des phénomènes de ce genre tueront l’énergie vitale des peuples, la nourriture de la dialectique. L’instruction et l’éducation sont encore dans l’ombre de la transmission sans questionnement, qui fait le lit du fanatisme, ou plus diffus, du bonheur ivre de la peur.
Mohamed Mbougar Sarr - Cela dépend du sujet. Ce pays a beau se féliciter et s’enorgueillir de son ouverture et de sa tolérance –bien réelles, par ailleurs, lorsqu’on observe par exemple les relations entre musulmans, chrétiens et animistes-, il y a un certain nombre de questions à propos desquelles il est intolérant. Rien de bien extraordinaire à cela : tout pays a ses tabous, ses intolérances ; le Sénégal n’y échappe pas. Toute la question, maintenant, est de savoir si, individuellement et collectivement, politiquement aussi, un effort est fait pour lutter contre cette intolérance. Au Sénégal, je n’en ai pas du tout l’impression ; ou du moins, ce sont des efforts invisibles à l’œil ou à l’observation nue. Peut-être qu’il faut du temps, beaucoup de temps, mais il reste qu’aujourd’hui, il y a beaucoup de questions au sujet desquelles toute discussion est difficile et parfois dangereuse. Nombre d’entre elles engagent peu ou prou la religion : la place qu’elle prend dans la vie des Sénégalais, dans la vie d’une supposée République laïque, le rapport qu’on peut avoir avec elle (peut-on par exemple admettre qu’on en critique les abus, qu’on n’en fasse pas la seule source du sens ?). Je trouve l’expression de « fanatisme mou » qu’utilise Elgas très juste : sous des dehors très doux et affables, il y a des radicalités, des passions qui n’attendent qu’une occasion pour s’exprimer, s’embraser dans la violence et l’intolérance.
Vous avez écrit dans Un Dieu et des mœurs : « On ne soupçonne que très peu la providence qu’assure la misère ». C’est à la fois choquant et plein de lucidité. Vous portez profondément la lame dans la plaie. Qu’est-ce qui explique cette position radicale envers l’Afrique ?
Elgas - L’intention était bienveillante. Donc je suis surpris que quelque choc ait pu être ressenti. La misère crée un écosystème, pour le meilleur et pour le pire, de la débrouille, de la solution alternative. Quand elle est trop présente, qu’elle est intégrée comme part légitime du paysage, presqu’inamovible, il y a certains repères que cela crée. On le voit dans la Grève des Bàttu ou dans La Plaie. La misère offre des points d’équilibre à une société qui se complait à la voir s’étendre. Donc c’est une providence à moindre coût, qui flagelle mais aussi caresse, laissant l’impression de plaies bénignes, que le temps hélas creuse et perpétue à travers le legs à d’autres générations. L’idée qui préside à cette phrase, c’est cette habitude comme garante de piliers alternatifs solides. L’installation dans cet écosystème ferme les yeux sur l’anormalité de ce que l’on vit, érigée ainsi comme miette du destin dont on doit se contenter. Si l’on fait un détour dans le vocabulaire du destin en wolof par exemple, les statuts semblent figés et ainsi décidés d’avance, il n’y aurait de choix que de s’en contenter. Imprudemment cela a émasculé une part de rêve et de génie, ressorts essentiels des peuples. En figeant le temps, la misère et ses fourriers, administrent le reste. Le propos introductif du livre allait à cette racine, où la providence divine pactise avec celle du hasard.
1 Un Dieu et des mœurs, Éditions Présence Africaine, 336 pages, 2015
2 Terre Ceinte, Éditions Présence Africaine, 258 pages, 2014
3 Silence du chœur, Éditions Présence Africaine, 415 pages, 2017
Partie 2/2 : QUAND LE DÉCOLONIALSIME DÉPEND ENCORE TROP DU COLONIALISME