MACRON CASSE LES CODES MAIS RESTE FIDÈLE AU MÊME LOGICIEL
Le président français flatte les attentes de la jeunesse africaine - Il ne céderait pour autant rien sur l’essentiel en perpétuant, selon l'éditorialiste de SenePlus, Emmanuel Desfourneaux, le même paradigme de domination vis-à-vis du contient - ENTRETIEN
Deux Afriques se font face, aujourd'hui, en chiens de faïence. Une Afrique émancipée, portée par un élan progressiste, revendiquant son identité et aspirant à une meilleure maîtrise de sa politique de développement et d'éducation. Une autre Afrique, ensuite, qui «tire vers l'arrière», en ce qu'elle reste largement imprégnée par les rapports de domination et un cadre mental hérité de la colonisation. Dans un entretien avec Sputnik, Emmanuel Desfourneaux, directeur général de l'Institut de la culture afro-européenne à Paris, partenaire officiel de l'UNESCO, et ancien conseiller du président sénégalais Abdoulaye Wade, décrit les ressorts de ce temps d'affrontement historique.
Sputnik: Vous avez déclaré un jour que l'Afrique vivait une situation paradoxale, parce qu'elle était tiraillée entre un désir d'émancipation adulte et des piqûres d'enfance.
Emmanuel Desfourneaux: Nous sommes dans une situation caractérisée par l'émergence de nouveaux intellectuels, comme Achille Mbembé ou Felwine Sarr, qui sont les porte-voix d'une jeunesse africaine exigeant de ses leaders politiques qu'ils prennent en considération ses attentes pour un développement socio-économique endogène, pour une Afrique émancipée, qui pense par elle-même et pour elle-même. En cela, cet élan se démarque clairement de celui d'intellectuels africains des années 30 ou de la post-indépendance.
Cette tendance progressiste ne ressemble pas à l'Afrique coloniale et veut inventer une nouvelle pensée créatrice. Elle s'oppose, en cela, à l'autre tendance qui s'appuie sur des cadres mentaux hérités de l'époque coloniale et adoptés par beaucoup de gouvernances africaines. Cette autre tendance est celle qui s'en remet à la France à chaque fois qu'il y a un problème, comme on a pu le voir avec le président tchadien Idriss Deby qui fait appel à la France pour vaincre les rebelles qui menacent son régime, (début 2008).
Sputnik: Où le paradoxe se manifeste-t-il ?
Emmanuel Desfourneaux: Dans les failles que l'on observe aujourd'hui. L'Union africaine dépend à hauteur de plus de 85% du financement de l'Union européenne. De même que 25% des capitaux de la Banque africaine de développement (BAD) appartiennent aux Occidentaux. Pourtant, c'est une banque qui revendique son panafricanisme. Sur le développement socio-économique endogène, on a un pays comme le Sénégal qui décrète l'émergence. Même s'il réalise une croissance économique historique de plus de 6%, le pays fait face à des coupures d'eau, qui font qu'on a encore des femmes qui, dans les banlieues de Dakar, doivent encore chercher de l'eau ou attendre les camions-citernes! Ces exemples illustrent le paradoxe entre un groupe qui tire vers l'avant pour une plus forte émancipation et autonomie et un autre qui tire vers l'arrière. C'est néanmoins un temps historique extrêmement intéressant, car il faudra voir lequel des deux groupes va l'emporter.
Sputnik: Néanmoins, ces deux tendances ont ceci en commun qu'elles sont toutes les deux élitistes. En ce sens, que les populations sont très souvent éloignées de ces considérations.
Emmanuel Desfourneaux: C'est vrai qu'à ce jour, ces tendances demeurent élitistes, surtout si on conçoit l'élan progressiste dans sa dimension purement intellectuelle. Il convient tout de même d'apporter une nuance, celle de l'émergence de la société civile africaine et d'une synergie enclenchée avec les classes intellectuelles. On peut citer, au Burkina Faso, le «Balai Citoyen», ou le mouvement «Y en a marre» au Sénégal, où il y a aussi le mouvement «France Dégage», abstraction faite de ce qu'on peut penser de son combat. Ces revendications cesseront d'être élitistes quand la convergence entre la société civile et les porte-voix intellectuels sera accomplie. Entre temps, c'est vrai que la population locale n'a pas le temps de la pensée, car préoccupée par la survie, par des questions matérielles. Elle n'est pas assez sensible à ces questions.
Sputnik: La question de l'éducation est au centre de cet enjeu… Vous trouvez qu'elle n'avance pas suffisamment ?
Emmanuel Desfourneaux:Aujourd'hui, il y a une meilleure prise de conscience des enjeux liés à l'éducation, à la maturité des populations de façon plus générale. Il y a bien une volonté de mieux éduquer, et une conscience qu'il faut jouer sur les ressources humaines. Mais c'est le contenu et le type de cette formation qui m'inquiète.
Dans son discours de Ouagadougou, Macron a déclaré qu'il offrirait aux étudiants burkinabè l'accès aux mêmes manuels, au même contenu, qu'à Lyon ou à Bordeaux. On peut se poser la question de savoir si ce contenu va permettre à une pensée africaine autonome de prévaloir, ou s'il va permettre uniquement la transmission d'un cadre mental français, traduisant le paradigme de la domination passée. C'est cela l'enjeu capital pour l'Afrique de demain. Il faut que l'Afrique ait la maîtrise de sa politique d'éducation et de développement, parce que les deux vont de pair. Malheureusement, je ne crois pas qu'on soit, encore, dans ce cadre de configuration.
Sputnik: Vous rejoignez donc, ceux qui disent que pour ce qui est de sa politique africaine, le président Emmanuel Macron casse les codes sans rien céder sur l'essentiel ?
Emmanuel Desfourneaux: Absolument. Macron est un excellent communicant. C'est, en outre, un banquier et il comprend très bien l'arithmétique —et donc les rapports de force-. Sans être un expert de l'Afrique, il a vite compris ce qui est en train de s'y passer. C'est-à-dire l'exigence de cette jeunesse vis-à-vis de leurs leaders politiques, leur envie d'émancipation et de répondre à des besoins quotidiens, de faire en sorte que la voix africaine soit entendue. Il fait donc beaucoup de communication, en s'adressant à la jeunesse avec des messages disant en substance: «Je suis des vôtres! Il n'y a aucun réseau entre vous et moi! Je ne passe pas par des intermédiaires véreux. Vous pouvez m'interpeller directement. C'est une nouvelle ère». C'est dans cette logique qu'il a mis en place un Conseil présidentiel sur l'Afrique, peuplé de binationaux, issus de la diaspora africaine, qui ont tous réussi dans leur vie.
Sputnik: C'est ce que l'on appelle casser les codes. Mais de quelle manière se traduit le fait de ne rien céder sur l'essentiel ?
Emmanuel Desfourneaux: Prenons l'exemple du Sénégal, un pays qui demeure le véritable thermomètre des relations entre la France et l'Afrique. Quand il s'est rendu, en février dernier, à Saint-Louis, Emmanuel Macron a défendu la cause climatique et environnementale. Il s'est même engagé pour financer, avec la Banque Mondiale, un programme de lutte contre l'érosion dans les zones côtières. En coulisses, toutefois, Macron se bat pour que Total obtienne le marché de la prospection du pétrole dans la région du Rufisque. Or, vous en convenez, cette activité n'est pas ce qu'il y a de plus respectueux pour l'environnement.
Les exemples ne manquent pas qui attestent qu'en dépit d'un changement apporté sur la forme, le logiciel est toujours le même. Macron joue de sa jeunesse, il insiste sur le fait qu'il n'a pas connu le passé, la colonisation, comme s'il pouvait s'en débarrasser. Mais lorsque vous êtes Français, vous héritez d'une conception de l'Afrique telle qu'on vous l'enseigne dans votre famille ou votre école. Et cette conception continue, souvent, de traduire un rapport de domination. Dans ces conditions, Macron a beau crier qu'il est jeune, qu'il n'a pas connu la colonisation, qu'il parle d'égal à égal, mais le boomerang lui revient au visage, comme on a pu le voir avec l'incident de la climatisation lors de son discours de Ouagadougou, qui a été très mal perçu en Afrique.
Sputnik: Vous soutenez donc, que Macron donne satisfaction à l'élan progressiste en Afrique, mais qu'il se range, sur le fond, sur la vieille école.
Emmanuel Desfourneaux: Absolument. À part pour quelques pays comme le Ghana ou le Rwanda, il n'y a pas toujours de vrais leaders en Afrique qui soient au diapason avec les véritables défis historiques. Macron est donc conscient que le rapport de force lui est favorable. Alors, derrière la communication qui constitue le côté visible de sa politique africaine, il y a un côté invisible, qui traduit le rapport traditionnel de domination. Comment expliquer, sinon, que la signature d'accords pétroliers entre le Sénégal et Total, en mai 2017, a entraîné le limogeage du ministre de l'Énergie, Thierno Alassane Sall, qui estimait que l'offre de Total était moins intéressante pour le Sénégal que celle de son concurrent, et qu'il n'y avait pas de raison, dès lors, de privilégier Total ?
Cette politique souterraine traduisant un rapport de domination n'est pas sans lien avec les visites fréquentes du Président sénégalais Macky Sall à l'Élysée, à l'occasion desquelles il a pu obtenir, par exemple, des garanties par rapport à la présence militaire française dans ce pays qui n'est pas à l'abri de menaces djihadistes, surtout avec les récentes découvertes de gaz et de pétrole. Au-delà de cet aspect, il a pu obtenir un soutien français par rapport à sa réélection en 2019.
Sputnik: de quelle manière ce soutien se manifeste-t-il ? Est-ce une «aide» matérielle ?
Emmanuel Desfourneaux: Je pense que les caisses noires de la Présidence dispenseront Macky Sall de chercher un financement étranger. L'aide française se manifeste, plutôt, en faisant comprendre que tel est notre candidat. On reçoit, par exemple, des opposants sénégalais. Mais on les écoute sans donner suite à leurs requêtes, ou sans donner l'impression qu'on abandonne Macky Sall. S'il y a des manifestations violentes, la France pourra condamner ou se montrer préoccupée, selon les cas, en appelant soit au respect de l'État de droit, ou les droits de l'homme, etc.
Sputnik: à la décharge de Macron, on peut rappeler qu'il y a bien un besoin africain de perpétuer ce système de domination. Celui auquel vous faisiez référence, par l'Afrique qui tire en arrière. Il est loin de ne concerner que les leaders au pouvoir.
Emmanuel Desfourneaux: Absolument. Les leaders politiques d'aujourd'hui, au pouvoir ou dans l'opposition, sont en retard par rapport à l'Afrique qui pense par elle-même. Ils sont dans ce cadre mental hérité de la colonisation: on a besoin de la France. On ne peut pas se détacher de ce pays, même quand on est dans l'opposition, puisque l'opposition s'en remet souvent à la France pour critiquer le régime en place.
Sputnik: Il semble, tout de même, que cette interpellation ne soit pas toujours un réflexe psychologique. Elle résulte aussi d'un verrouillage politique, et c'est une carte que l'on joue après l'extinction de tous les «recours» internes.
Emmanuel Desfourneaux: Les deux mécanismes se combinent. C'est-à-dire le besoin d'internationaliser une injustice politique et le syndrome psychologique chez des leaders africains qui ne se sont pas défaits du cadre mental hérité de la colonisation. Ce qui manque aux leaders africains, c'est une confiance et une estime de soi. Comment l'acquérir ? En affirmant son identité culturelle africaine, en affirmant ce qu'on est.
Sputnik: Cette affirmation de l'identité africaine échappe parfois aux Africains eux-mêmes.
Emmanuel Desfourneaux: En effet. Il y a quelques jours, au Nigéria, Macron a rendu hommage à «la vitalité de la culture africaine». Il a assisté à un concert à Lagos et décrété 2020, saison de la culture africaine. Des initiatives qui ont émerveillé ses lieutenants issus de la diaspora.
Mais moi, j'interrogerais ceci. Est-ce à la France de mettre en exergue, sur son sol, la culture africaine? Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à l'exposition universelle de 1900 à Paris, où on exposait l'Afrique. C'est un peu choquant, mais l'idée n'est pas totalement éloignée.
Sputnik: Est-ce une mauvaise chose que la France s'intéresse à la culture africaine? Vous-même, vous regrettiez que l'identité africaine ne soit pas suffisamment affirmée chez des leaders africains ?
Emmanuel Desfourneaux: Macron n'a pas toujours de vrais leaders en face de lui. Il peut donc prendre toutes les initiatives pour accroître l'influence française en Afrique, qu'elle soit intellectuelle, culturelle ou économique, qui est le véritable enjeu. Cela renvoie, certes, à la difficulté des leaders africains de prendre l'initiative de la promotion de leur propre culture. Sinon, c'est effectivement une bonne chose que la France s'intéresse à la culture africaine.
Ce qui me dérange c'est que l'on surfe dessus, en lorgnant autre chose. C'est-à-dire que l'intérêt porté à la culture africaine est plutôt mû par l'opportunité en termes de présence économique que par une «sincérité culturelle». Cette initiative est à corréler, en effet, à un récent rapport de l'Institut Montaigne qui tirait la sonnette d'alarme sur les parts de marché que perdait la France en Afrique. Tout renvoie à l'économie. Même dans cette visite au Nigéria, qui témoigne d'une tentative française de se défaire de l'endiguement de son influence à l'intérieur des frontières de l'Afrique francophone.