ODE AUX FÉMINISTES D'AFRIQUE
Engagée dans le sillage des campagnes mondiales « Balance ton porc », l'écrivaine sénégalaise Ndèye Fatou Kane inscrit sa réflexion féministe dans l'histoire même du continent - ENTRETIEN
Quel est le lien entre Simone de Beauvoir, Chimamanda Ngozi Adichie et Awa Thiam Mariama Bâ ? La défense de la cause des femmes, mais chacune à sa manière. Dans Vous avez dit féministe ? (L'Harmattan, 2018), la romancière Ndèye Fatou Kane, 31 ans, les met en scène tant pour exposer leurs points de vue que pour répondre à ses propres questions, à elle, la Hal-pulaar sénégalaise, femme et de la génération Y. Devenue un poil à gratter de la société sénégalaise et dans une certaine mesure de l'Afrique de l'Ouest, elle a, il est vrai, de qui tenir : elle est la petite-fille de Cheikh Hamidou Kane, l'auteur de L'Aventure ambiguë (Julliard, 1961). En 2014, elle publie chez L'Harmattan son premier roman, Le Malheur de vivre, suivi deux ans plus tard par Franklin, l'insoumis (La Doxa) et Vous avez dit féministe ?, un pamphlet dans lequel elle exhume les grandes figures du féminisme, de l'Europe au Nigeria, en passant par la Coordination des femmes noires à la fin des années 1970, fondée par la Sénégalaise Awa Thiam, l'auteur de La Parole aux négresses... Elle y réfléchit sur « l'afro-féminisme », le « happy feminism », la « misogynie », le « genre, », etc. Ce qu'elle a découvert ? Que depuis longtemps, des Africaines combattent pour faire reconnaître leurs droits de femmes, et ce bien qu'elles soient marginalisées dans les mouvements féministes et mises à l'index dans leurs propres communautés pour leur supposée déloyauté. Elle s'est confiée au Point Afrique.
Le Point Afrique : le terme « féministe » a-t-il un sens en Afrique ?
Ndèye Fatou Kane : L'Afrique est un continent aux expériences politiques, historiques et culturelles diverses, et donc aux réalités féministes tout aussi variées. Je me limiterai plus spécifiquement à l'Afrique de l'Ouest et au Sénégal où je vis et mène l'essentiel de mes recherches. Ceci étant, c'est une réalité : dans toutes les nations africaines, les femmes ont joué un rôle majeur ; elles ont activement pris part aux luttes de libération et aux mouvements pour le changement social, même si la plupart ne se sont jamais réclamées du féminisme au sens où on l'entend en Occident. Cheikh Anta Diop, mon grand-père, dans L'Unité culturelle de l'Afrique noire, affirme que les sociétés africaines étaient essentiellement matriarcales : les femmes avaient le pouvoir politique, économique et aussi religieux. Dans les sociétés Lébous au Sénégal, une des sociétés traditionnelles de pêcheurs, ce sont elles qui prennent les décisions. Lorsque les Français sont arrivés au Sénégal en 1855 pour le coloniser, la première force de résistance qu'ils ont rencontrée est une femme, la reine mère Ndaté Yalla Mboj qui gouvernait le royaume Waalo. En ces temps-là, les femmes étaient formées aux métiers des armes et préparées à prendre la relève pour défendre le pays en l'absence des hommes. Les souverains sénégalais des Royaumes wolofs portaient le titre de « Brack », et leurs mères ou leurs sœurs étaient appelées « Linguères ». Elles pouvaient leur succéder et certaines dirigeaient elles-mêmes leur armée. C'étaient des guerrières, tout comme les Amazones de l'ancien royaume du Dahomey. Et on remarque que les récits de guerrières, reines ou chefs de clans ne manquent pas dans le continent.
Ensuite, il y a eu la colonisation et l'arrivée des religions dites révélées...
Avec l'évolution des sociétés, l'importation des monothéismes, notamment de l'islam, ainsi que la colonisation, le pouvoir a basculé du côté des hommes. Aujourd'hui, ce matriarcat subsiste quelque peu dans certaines sociétés, chez les Touareg ou les Bamilékés de l'ouest du Cameroun. Là, les souverains sont toujours issus de la branche maternelle, par matrilinéarité.
Comment expliquez-vous que le continent ait compté autant de femmes de pouvoir, « reines », « guerrières », etc., souvent décrites comme « sanguinaires », « méchantes »…
Ce sont les sociétés africaines qui leur ont donné ce pouvoir. Mais j'ai un problème avec les appellations « reines », « guerrières », car cela sous-entend qu'elles ont une part de masculinité en elles. Il faut toujours qu'on ramène sur le devant de la scène leur part de masculinité pour pouvoir mieux les accepter. Or, elles peuvent être à la fois féminines et fortes. Je pense à Aline Sitoé Diatta, héroïne de la résistance anticolonialiste en Casamance, au Sénégal. On disait qu'elle était comme un homme, qu'elle s'entrainait comme les hommes. J'ai l'impression que pour être acceptéees, et pour dire qu'elles ont fait de grandes choses, il faut qu'elles soient tout le temps comparées aux hommes.
Faut-il différencier les combats que mènent ces « féministes » à travers le continent ?
Il existe des différences, même si certaines causes se rejoignent. Au Sénégal, les femmes se sont fait connaître de plus en plus dans les années post-indépendances, les années 60-70. On appelle cette période l'âge d'or du féminisme, car on a vu l'émergence des premières femmes féministes, telles que Marie-Angélique Savané, Awa Sarr ou Fatou Sow. Leurs combats portaient sur l'autonomisation des femmes et le maintien des filles à l'école. Dans d'autres pays, on a privilégié la possibilité de travailler ou de voter. Les causes sont nombreuses et variées, mais l'objectif à atteindre est le même : celui de voir les femmes plus libres, plus émancipées.
Pensez-vous que les luttes d'une femme « noire », ou d'une Africaine sont les mêmes que celles d'une Européenne, d'une Américaine ou d'une Asiatique ?
Ce n'est pas les mêmes objectifs. Les Européennes ont au moins cinquante ans d'avance même si elles se battent encore aujourd'hui. Chez nous, il y a tout à faire. Aujourd'hui, on ne peut pas avoir les mêmes combats. Si une femme se fait violer à Paris, bien sûr que je suis solidaire, mais je pense quand même que nous avons des urgences sur les plans éducatifs, scolaires, des droits de base, etc. Sur ces sujets, les Occidentales sont déjà bien plus avancées que nous.
Mais quels points communs entre Simone de Beauvoir et Mariama Bâ ou encore Chimamanda Ngozie Adichie ?
Elles ont été courageuses. Beauvoir n'a ni les mêmes références ni la même culture que les femmes africaines, mais elle est incontournable. Elle venait d'une famille bourgeoise, ancrée dans ses traditions, elle a étudié, été une femme qui écrit. Ce n'était pas évident pour elle. Il lui a fallu beaucoup de courage, j'admire cela, bien que je ne partage pas toutes ses positions notamment sur la féminité ou le mariage.
Mais Le Deuxième Sexe a vraiment été un livre de référence pour moi, qui m'a ouvert les yeux. Pour Mariama Bâ, c'est de l'ordre de l'affectif. Je me reconnais dans ce qu'elle écrit. Personne au Sénégal n'a écrit comme elle. Au-delà de Une si longue lettre, son ouvrage le plus connu, il y a Un chant écarlate qui parle des mariages mixtes, du racisme, des cérémonies familiales, la société qui oppresse les femmes. Awa Thiam est moins connue, mais elle a osé s'attaquer à des sujets tels que la polygamie et l'excision. De plus, elle a fait un travail d'enquête qui a permis aux femmes africaines de se rassembler dans leurs combats. Chimamanda Ngozi Adichie apporte quant à elle une approche plus locale au féminisme.
Pourquoi choisir des écrivaines plutôt que des activistes ?
Ces écrivaines sont pour moi des activistes. Après les années 70, beaucoup de femmes se sont impliquées dans les questions sociales, mais devant l'immensité des chantiers, elles ont peu à peu délaissé les débats autour du féminisme. Ce qui n'a pas été le cas des écrivaines que j'ai choisies. Malheureusement il n'y a pas eu de passage de témoin avec la génération suivante.
Même avec Chimamanda Ngozi Adichie ?
Vous avez raison, mais c'est une anglophone. J'aime la fraîcheur qu'elle a apportée au débat sur le féminisme avec le « happy feminism ».
Être féministe et féminine ?
Oui, une femme peut aimer le maquillage, être une maîtresse de maison et être féministe. L'un n'empêche pas l'autre, alors que dans l'imaginaire collectif africain, une féministe est forcément une femme acariâtre, blessée, frustrée, qui se bat contre tout et tout le monde. Chimamanda Ngozi Adichie pose vraiment le débat. Dans une société nigériane qui est une des plus patriarcales en Afrique, elle bouscule les codes. C'est ça le « happy feminism ».
Certains disent que c'est très édulcoré par rapport aux combats qui restent à mener sur le continent africain...
Le constat que j'ai fait au Sénégal, c'est qu'il y a les deux extrêmes. Soit on est une femme très coquette, très belle pour son mari ou son copain, soit on est une femme hargneuse. Il n'y a pas de juste milieu. Mais on est le produit de son époque. Les femmes comme Mariama Bâ se sont battues pour que nous soyons à l'école, que nous fassions des études poussées, que nous voyagions. À nous, les femmes de ma génération, de porter le flambeau. Quand je vois qu'elles se sont battues contre la polygamie, pour que le code de la famille reconnaisse l'autorité de la mère, et qu'aujourd'hui la polygamie progresse à nouveau… Il y a eu un manquement quelque part. La jeune trentenaire sénégalaise a d'autres préoccupations que le féminisme aujourd'hui : elle veut se caser, avoir des enfants. Ce n'est pas un mal en soi, mais il faut être conscient que le monde évolue, et qu'il ne faut pas que l'on soit à la traîne.
Mais n'est-ce pas finalement très difficile d'être féministe en Afrique ?
C'est vrai que ça n'est pas évident. En Afrique, le féminisme, c'est l'insulte suprême. C'est être forcément occidentalisée, être du côté de la France ou même de l'Amérique, etc. Alors que non, nous voulons être un pur produit local, sénégalais, béninois, camerounais, mais être aussi ouvertes sur le monde. Voir ce qu'il se passe ailleurs et le contextualiser. Prenez le scandale #Metoo ou #Balancetonporc vulgarisé par l'affaire Weinstein. Je n'ai pas eu la sensation que chez nous, on ait pris conscience du besoin de libéraliser la parole. Il y a beaucoup de viols en Afrique et dans 95 % des cas la victime connaît son violeur, mais pour ne pas faire éclater la cellule familiale, sociétale, on préfère trouver un arrangement à l'amiable, et protéger le bourreau. Ça sera donc forcément la faute de la victime. Quand j'ai vu que des Sénégalaises ont partagé ce hashtag, je me suis dit : « Chez nous, qu'est-ce qu'on en fait ? »
Est-ce qu'en Afrique il n'y a pas non plus un complexe profond que le féminisme, occidental ou pas, n'a pas résolu... ? Certaines femmes soutiennent ouvertement la polygamie.
Je connais des femmes qui ont un Bac + 6 ou autres, qui ont une vie professionnelle très active, et qui acceptent d'être la deuxième, troisième ou quatrième femme. Quand je leur demande pourquoi elles sont dans cette situation, elles invoquent deux raisons : la première, elles ont peur du célibat, pour la plupart, elles ont la trentaine, voire plus. La deuxième – que je trouve loufoque –, c'est que cela leur procure plus de liberté. Dans nos pays, quand on est trentenaire et qu'on est célibataire, on considère qu'il y a forcément quelque chose qui ne va pas chez nous.
Elles me disent : « Quand mon mari a d'autres femmes, j'ai ma liberté, je ne le vois pas tout le temps, je peux faire ma vie à côté. » C'est un point de vue intéressant, mais quand des enfants entrent en jeu, c'est là que l'on se rend compte que l'on a fait le mauvais choix. Il y aura forcément des enfants d'une femme en particulier qui seront favorisés. Le père ne verra pas leurs enfants grandir, et c'est l'homme qui gagne à tous les coups.
Comment expliquer cette façon de penser ? Car on ne voit pas cette situation ailleurs.
Chez nous, au Sénégal, nous avons une façon de vivre avec l'islam qui est très particulière. Les hommes invoquent souvent le prétexte religieux pour dire que la religion encourage la polygamie. Mais c'est faux. Le Coran dit qu'elle est autorisée si les quatre épouses sont sur un pied d'égalité, or c'est impossible. On ne peut pas aimer quatre personnes de la même façon. Donc l'homme doit se satisfaire d'une femme. Dans les faits, la polygamie est liée au Sénégal à la raréfaction des mariages et à l'explosion des divorces. Pour ne pas être célibataire et échapper à la tutelle parentale, on se marie avec le premier venu. Porter le titre de madame X, c'est plus valorisant que d'être mademoiselle à 32 ans.
Un terme revient beaucoup ces dernières années : l'afroféminisme. Est-ce que vous pouvez nous l'expliquer ?
Je ne le comprends pas. Je suis pour une cause féminine d'ensemble. Mais comme je l'ai dit, les aires géographiques ne sont pas les mêmes donc les préoccupations diffèrent. Qui dit afroféminisme dit féminisme européen, donc pour moi la fracture est faite d'emblée. C'est comme lorsque l'on dit « afropolitain », « afropéen », je ne comprends pas ces termes avec le préfixe afro. Pour moi, ça fragilise encore plus, ça infantilise la cause féminine africaine. On peut dire féministe tout simplement. Et après on expliquera que l'on vient de tel pays, qu'on a telle préoccupation.
Mais vous, quelle féministe êtes-vous ?
Je suis plus proche de Chimamanda Ngozi Adichie, bien que je pense que, parfois, il faut être extrême dans sa façon de défendre le féminisme. Si on ne prend pas à bras le corps ce combat, et qu'on ne choque pas un peu, nos sociétés n'avanceront pas. Le féminisme n'est pas une considération d'un autre âge. Il n'est pas trop tard...