FRANTZ FANON ET LA DÉCOLONISATION DES SAVOIRS
La décolonisation des savoirs ne se limite pas à la déconstruction du discours colonial ou critique des « savoirs colonisants », de savoirs qui ont participé à la légitimation, voire à la réalisation de l’entreprise coloniale
Théories voyageuses : un discours de la méthode postcoloniale
C’est depuis la perspective d’une « décolonisation des savoirs » que nous considérerons l’œuvre de Frantz Fanon[1]. Débutons en soulevant les questions suivantes :
- quels sont les effets théoriques générés par l’appropriation des savoirs européens depuis un dehors de l’Europe et contre l’hégémonie européenne ?
- comment ces savoirs sont-ils affectés et traduits lorsqu’ils sont mobilisés dans la lutte contre la domination coloniale, lorsqu’ils sont « retournés contre leurs auteurs » ?
Notre hypothèse est que le geste postcolonial de décentrement de l’Occident (de son regard et de son lieu d’énonciation) est porteur d’enjeux cruciaux non seulement pour les théories politiques et de la société, mais aussi pour les théories de la connaissance – et donc pour la philosophie. Ce qui est en jeu n’est rien d’autre que la formation d’une épistémologie postcoloniale – qui ne peut manquer de faire écho et d’entrer en étroite relation avec les recherches menées dans le cadre des théories du genre, et en particulier avec la construction d’« épistémologies féministes ». Cette théorie politique de la connaissance est fondamentalement réflexive dans la mesure où elle ne peut manquer d’interroger l’épistémologie elle-même en tant que celle-ci se situe au cœur de la production du savoir en Occident. Si l’on prétend mettre en question le « savoir », il faut aussi interroger son modus operandi[2] : l’épistémologie postcoloniale, ou décoloniale, doit également être une épistémologie décolonisée.
Cet effort de décolonisation épistémique s’inscrit de manière évidente dans la lignée des nombreuses tentatives ayant visé à dévoiler les liens intimes unissant relations de pouvoir et fabrique de la connaissance. Cependant, tandis qu’après Foucault l’objectif a souvent été de réinjecter du « politique » dans l’histoire et la philosophie des sciences, nous nous attachons tout autant à réinjecter de l’« épistémologique » au cœur de discours généralement considérés comme infra ou para-théorique (tel fut le plus souvent le destin des écrits de Fanon) ; au cœur de « savoir assujettis » qui habitent les frontières de la théorie, des frontières dont le tracé n’est pas étranger aux divisions de l’espace colonial et dont la « fixité » demande elle aussi à être questionnée.
Mais qu’est-ce que la décolonisation des savoirs sinon le projet même de la critique postcoloniale, le projet des postcolonial studies ? En effet, et pour le dire de manière sommaire, les postcolonial studies– inspirées par les écrits de Foucault et plus généralement par la French Theory – se sont efforcées de dévoiler et de défaire l’enchevêtrement du « pouvoir » et du « savoir » en situations coloniale et postcoloniale. Cet effort s’est régulièrement confondu avec la critique, d’inspiration gramscienne, de l’hégémonie (post)coloniale traduite comme le nexus de la colonisation des corps (par la force) et de la colonisation des esprits (par le consentement). On peut toutefois se demander si cette approche ne s’est pas accompagnée d’un affaiblissement conceptuel des deux composants du doublet savoir/pouvoir : d’un côté s’est produite une mise entre parenthèses de l’usage persistant de la pure force (ou, en un sens fanonien, de la violence) en situation postcoloniale, et l’on soulignera ici le manque de théorisation de la guerre (au-delà des luttes d’hégémonie) dans la littérature postcoloniale ; de l’autre côté, la formation d’une certaine rhétorique postcoloniale, posant sans assez de précaution l’équation de la « pensée occidentale » et de la colonisation des esprits, a souvent barré la voie à une réflexion proprement épistémologique sur la/les signification(s) de la décolonisation.
Nous pensons donc que problématiser la décolonisation des savoirs en tant que question épistémologique per se est légitime, et plus encore essentiel. Mais qu’est-ce, plus précisément, que la décolonisation épistémique ? Peut-on en donner une définition générale ? Prenant acte du fait que « la désimpérialisation est un projet en cours » (Chen 2010 : 257), nous ne prétendons pas donner une réponse définitive à ces questions et ne cachons pas que notre position dépend d’un postulat (par définition non prouvé) qui, en outre, énonce d’abord ce que cette décolonisation n’est pas : la décolonisation des savoirs n’est pas le renversement de la logique binaire du colonialisme, le refus et le bannissement des théories nées en Occident – quoiqu’une telle exclusion/inversion puisse en être un moment. La décolonisation épistémique doit par ailleurs être distinguée de la réappropriation et du retournement du stigmate (telle qu’il a pu, par exemple, être opéré dans le mouvement de la Négritude), de la revalorisation d’idées et arguments dévalorisants. Enfin, la décolonisation des savoirs ne se limite pas à la déconstruction du discours colonial ou critique des « savoirs colonisants », de savoirs qui ont participé à la légitimation, voire à la réalisation de l’entreprise coloniale. Décoloniser les savoirs signifie plutôt produire des variations sur les théories nées en Occident, les décentrer : en d’autres termes, les déplacer, les faire voyager au-delà de l’Occident – la question de leur retour n’étant pas moins capitale[3]. En ce sens, théoriser la décolonisation épistémique signifie analyser les lois de transformation qui gouvernent la formation des « théories voyageuses » en situation (post-)coloniale.
Nous ajouterons que cette perspective épistémologique, soucieuse des « lieux de la connaissance », attentive aux processus de délocalisation et relocalisation des savoirs – processus qui reposent parfois, en particulier dans la critique postcoloniale, sur de véritables stratégies de déplacement – est à même de renouveler ce que l’on appelle communément l’« histoire des idées », de leur diffusion, leur circulation, des influences, etc. Il s’agit ainsi de donner lieu à une géopolitique postcoloniale de la connaissance. Risquons-nous à une autre hypothèse : si depuis des années se sont multipliées les théories de la dispersion, des diasporas, du déplacement, des migrations, de l’exil, etc., il pourrait se révéler pour le moins heuristique de faire de ces objets du savoir des instruments de connaissance en les déplaçant sur un plan épistémologique afin de penser les transformations qui affectent l’« identité » des théories européennes en situation post-coloniale de dispersion[4]. L’enjeu est de conceptualiser ce que l’on peut appeler des « théories en dispersion »[5].
Revenons à la conceptualisation des théories voyageuses esquissée par Said et Clifford. Said a consacré à ce sujet deux essais. Tandis que dans le premier (Said 1983), il affirme que le voyage des théories, leur relocalisation[6] affecte et atténue leur potentiel critique, il corrige très sensiblement ce jugement dans le second, « Traveling Theory Reconsidered », (Said 2008 [1994]), où il confère au « voyage » un pouvoir de réactualisation et dirons-nous même de revigoration de la théorie. Or, à côté d’Adorno, c’est Fanon, lecteur (présumé) de Lukàcs, que Said prend pour exemple. Plus de dix ans séparent ces deux textes. Entre-temps, Clifford aura publié, en 1992, son célèbre essai « Travelling Cultures » (Clifford 1997), mais aussi un texte moins connu, mais tout aussi passionnant, paru dans la revue Inscriptions et intitulé « Notes on Theory and Travel » (Clifford 1989). Clifford y salue Said pour avoir appréhendé la théorie « en termes de lieux et de déplacements, de voyages », pour avoir « mis en question la propension de la théorie à chercher un lieu stable, à flotter au-dessus des conjonctures historiques ». Mais il souligne aussi et semble s’étonner que le voyage que retrace Said dans son premier texte soit « confiné à l’Europe » ; et il ajoute que l’essai de Said nécessite « des modifications si l’on veut l’étendre à un contexte post-colonial ». L’on peut dès lors se demander si la « reconsidération » et la revalorisation par Said des théories voyageuses dans son second texte ne sont pas intimement liées à cette « sortie » des théories européennes hors de l’Europe qu’il envisage alors à travers la figure d’un intellectuel engagé dans la lutte de libération nationale algérienne, Frantz Fanon. Clifford lui aussi fait de Fanon le précurseur du voyage postcolonial des théories : « Depuis Fanon au moins, les théoriciens non-occidentaux ont régulièrement occupé les territoires de la théorie occidentale, en travaillant de manière oppositionnelle [Said aurait dit « contrapuntique »] avec et contre (à la fois à l’intérieur et à l’extérieur) des termes et expériences dominants[7]. »
Il est selon nous pertinent de considérer les écrits de Fanon en termes de théories voyageuses[8]. En effet, le discours anticolonial/postcolonial de Fanon est gouverné par un double mouvement de rupture et de répétition, de décentrement et de traduction, de déprise et de reprise (au-delà à la fois de toute négation et de toute imitation) des théories nées en Europe : psychanalyse et psychiatrie, hégélianisme, philosophie existentielle, anthropologie politique, etc. Chez Fanon, ces théories se voient littéralement transformées en vertu de leur réappropriation et relocalisation d’un point de vue anticolonial. La pratique théorique de Fanon s’enracine dans une série de déplacements géo-épistémiques qui, comme l’écrit Žižek, affectent la « substance de la théorie elle-même » et ont des « conséquences théoriques et politiques […] fracassantes » (Žižek 2007 : 12).
Enfin, ce geste fondamental de déplacement est susceptible d’ouvrir la voie à ce que l’on pourrait appeler un discours de la méthode postcoloniale, et ce à condition de ne pas oublier que la méthode elle-même doit être décolonisée, ainsi que Fanon l’affirme lui-même dès les premières pages de Peau noire, masques blancs : « Il y a un point où les méthodes se résorbent » (Fanon 1971 [1952] : 153). Fanon démontre, affirme Lewis R. Gordon, qu’il y a aussi une « colonisation au niveau méthodologique » : « Pour évaluer la méthode, la meilleure “méthode” est la suspension de la méthode » (Gordon 2008 : 108). C’est pourquoi il faut se prémunir de tout « fétichisme méthodologique » ; ainsi que nous l’avons déjà dit, l’on ne saurait décoloniser les savoirs sans problématiser leurs modes de production.
Cinq méthodes de déplacement épistémique
Il n’en reste pas moins que Fanon fait selon nous un pas de plus en posant les fondements d’une véritable méthode postcoloniale, ou plus exactement en mettant en œuvre cinq méthodes de déplacement épistémique[9].
L’appropriation et l’approfondissement de la tradition autocritique européenne
La première méthode est une méthode d’appropriation et d’approfondissement de la tradition autocritique européenne. Ainsi que le souligne à juste titre Said, la pensée de Fanon puise ses racines dans le mouvement critique d’exploration des « soubassements de l’édifice de la raison occidentale » (Said 2000 : 375), mouvement dont les trois figures tutélaires sont Freud, Marx et Nietzsche. La critique fanonienne du colonialisme n’en appelle jamais à des arguments qui se voudraient non ou anti-européens, mais fait bien plutôt usage des conflits et divisions internes à l’Europe. Ashis Nandy (1998 : xii) souligne avec raison que « la plus violente dénonciation de l’Occident, produite par Frantz Fanon, est écrite dans le style élégant de Jean-Paul Sartre ». Les écrits de Fanon sont l’exemple même d’une volonté de rupture radicale qui demeure, dans les termes de Nandy, informée par la « pensée occidentale ».
Pour donner un exemple concret, la conception fanonienne du racisme colonial en tant que manichéisme – gouvernée par le schème antidialectique du double – prolonge la critique psychanalytique (« intra-civilisationnelle ») de la civilisation, cette dernière étant conçue par Freud et Jung comme processus de clivage de la vie psychique de l’homme-blanc-civilisé, de dissociation des mobiles instinctuels/sexuels (réprimés) d’un côté, des motifs moraux et intellectuels (valorisés) de l’autre. Mais l’intervention fanonienne n’est en aucun cas une simple répétition. Ainsi que le note à nouveau Said, Fanon « situe ses prédécesseurs géographiquement – ils sont d’Occident – pour mieux libérer leurs énergies de la matrice culturelle répressive qui les a produites » (Said 2000 : 375). L’on peut à cet égard lire le premier livre de Fanon, Peau noire, masques blancs, comme une traduction du Malaise dans la civilisation de Freud depuis une perspective anticoloniale. Tandis que Freud mettait avant tout l’accent sur la formation du Surmoi en tant qu’introjection de l’autorité, Fanon, lui, affirme que le mécanisme civilisationnel fondamental est la projection systématique par l’homme blanc de sa « part maudite » (animale) sur l’homme noir qui, en vertu même de la répétition de cette attribution, devient le nègre, le sauvage opposé au civilisé. Le nègre n’est ainsi rien d’autre que le symbole de ce que le Blanc rejette en lui-même. Ce n’est qu’un fragment dissocié, projeté et personnifié de la psyché de l’homme blanc. Cette position permet à la fois à Fanon d’« étendre » la psychanalyse au-delà de l’Europe et de critiquer-défaire la nostalgie primitiviste qui continue de la hanter.
L’adoption de la perspective (psychique et cognitive) du colonisé
La deuxième méthode postcoloniale mise en œuvre par Fanon est une méthode d’adoption de la perspective du colonisé. Fixer l’attention sur les subjectivités colonisées (sujétion et subjectivation) est devenu la marque de fabrique des études postcoloniales et si Fanon en est aujourd’hui considéré comme l’un des précurseurs, c’est sans aucun doute parce qu’il fut l’un des premiers à thématiser les effets psychiques du colonialisme sur ses victimes.
Pour Fanon, problématiser la projection raciale en tant que catharsiscollective est inséparable du fait de soulever la question suivante : quel effet cela fait au colonisé/Noir d’être représenté comme représentant des pulsions de l’Autre-blanc ? Car il n’est pas suffisant de dire que l’imagerie et l’imaginaire du racisme sont constitutifs d’un espace spectaculaire de la race ; il faut aussi démontrer que, pour le Noir, cet espace est avant tout un espace spéculaire, un miroir qui lui renvoie sans cesse une image déformée de lui-même. De même, il n’est pas suffisant de poser que le racisme est fondé sur le dualisme de la civilisation ; il faut aussi montrer qu’une telle scission est la cause d’un dédoublement analogue dans l’expérience vécue du colonisé, la source d’une double conscience. Enfin, il n’est pas suffisant d’affirmer que le racisme n’est rien d’autre qu’idée-idéologie (ou même, pour citer Sartre, une « passion »), que la « nature noire » n’est rien d’autre qu’une création de l’homme blanc, ou encore que le Noir est un symbole sans référent, un « signifiant » sans « signifié » ; il faut aussi se demander ce que signifie, phénoménologiquement, être un symbole (et n’être que cela) pour l’autre, et ainsi être privé de toute parole : « Qui est le symbole ? » ; il faut analyser non seulement la personnification des complexes de l’homme blanc, mais aussi l’incarnation du symbole « nègre » par l’homme noir et la lutte de ce dernier contre lui-même en tant que symbole. C’est que nous appelons la revanche du symbole, une stratégie théorique cruciale chez Fanon.
Dans ses écrits ultérieurs, Fanon continue de penser depuis l’autre côté du couple binaire colonisateur/colonisé. À cet égard, L’an V de la révolution algérienne, publié en 1959 (Fanon 2001), peut être lu comme une phénoménologie politique (en première personne) de la conscience en voie de décolonisation. En conclusion, le renversement fanonien des points de vue a de profondes conséquences théoriques. Soulever la question des effets de la colonisation sur le colonisé signifie indissociablement interroger les « effets épistémologiques » d’un tel questionnement, car ce renversement affecte, altère, transforme la théorie elle-même.
La (re)situation géopolitique des discours théoriques
La troisième méthode de déplacement épistémique est une méthode de (re)situation géopolitique des discours théoriques. En « localisant » et réinterprétant les théories européennes en contexte colonial, Fanon conteste leur prétention à être vraies en tout temps et en tout lieu, indépendamment de la singularité de leurs conditions de production et de leurs lieux d’énonciation. Abordons la question par le biais de cinq exemples.
Le premier concerne la position de Fanon quand il problématise le clivage de l’homme noir, il ne se satisfait pas d’appliquer des arguments psychologiques et psychanalytiques « universels » à un cas prétendument « particulier », fût-ce, comme on le dit parfois, pour révéler les limites (culturelles et politiques) au-delà desquelles ces arguments deviennent intenables, « faux ». Plus radicalement, resituer (relocaliser) les discours théoriques signifie refuser toute « atopicité » théorique. A priori, les écrits de Freud et Jung ne sont pas moins « particuliers », situées, que ceux de Fanon et les thèses de ce dernier sur la double conscience peuvent être interprétées comme une critique générale du caractère anhistorique et apolitique des conceptions psychanalytiques du moi et de l’inconscient – du moins dans un ensemble d’interprétations de l’œuvre de Freud –, une position qui n’est pas sans rappeler l’attitude du sociologue africain-américain William E. B. Du Bois à l’égard de la psychologie de William James (Zamir 1995).
Notre second exemple a trait à l’illustre question des relations de l’âme et du corps. Dans le chapitre théorique de sa thèse de psychiatrie (Fanon 1951), chapitre intitulé « Le trouble mental et le trouble neurologique » (Fanon 1975 : 1079-1090), Fanon réfute les conceptions de l’« esprit » en tant qu’entité séparée et, à la suite de Kurt Goldstein, Henry Ey et Merleau-Ponty, définit la vie psychique comme intégration de la vie organique-corporelle dans une structure d’ordre supérieur. Inversement, la maladie est désintégration, dissociation de l’« âme » et du « corps ». Or, dans Peau noire, masques blancs, Fanon thématise précisément le clivage chez l’Antillais du « corps » noir et de l’« âme » blanche, de la peau noire et des masques blancs. Le Noir perçoit son corps comme un « obstacle ». Il se sent exister en dehors et à distance de son propre corps (héautoscopie), un corps qui est objet de mépris, de haine et de phobie. Pour le Noir, le corps est bel et bien un tombeau de l’âme. Pour autant, une telle désintégration n’est que l’effet du regard racialisant, l’effet de la dialectique maître/esclave dans laquelle, écrit Judith Butler, le maître demande à l’esclave « d’être le corps que lui s’efforce de ne pas être » (Butler 1999 : 53). « Sois mon corps » exige-t-il de l’esclave (Butler 2010 : 82). Pour Fanon, le corps est toujours déjà intégré à un champ politique, c’est un corps politique. Et le dualisme âme/corps est lui-même un produit des politiques civilisationnelles et coloniales.
Le troisième exemple concerne la conception fanonienne de l’altérité. Fanon rejette l’ontologie de l’altérité de Sartre – sa figure indifférenciée de l’« Autre » – dans la mesure où elle empêche de comprendre adéquatement la singularité de la situation de l’individu racialisé :
« Si les études de Sartre sur l’existence d’autrui demeurent exactes (dans la mesure, nous le rappelons, où l’Être et le Néantdécrit une conscience blanche), leur application à une conscience nègre se révèle fausse. C’est que le Blanc n’est pas seulement l’Autre, mais le maître, réel ou imaginaire d’ailleurs » (Fanon 1971 : 112).
Fanon condamne le processus même d’application et en appelle à une désontologisation qui est la contrepartie théorique nécessaire du confinement de l’homme noir dans le néant.
Le quatrième exemple renvoie aux écrits révolutionnaires de Fanon en tant que gouvernés par une philosophie politique de la vie et de la mort. Dans L’an V de la révolution algérienne, Fanon affirme que le colonisé vit dans un état tragique de « mort-dans-la-vie » ; des forces de mort ne cessent de pénétrer sa vie nue qui n’est rien d’autre que mort en suspens, mort différée : vivre, c’est survivre. La scène coloniale est scène mortuaire. La vie dans les colonies est une continuelle lutte contre la mort. En d’autres termes, cette vie n’est que ce qui résiste à la mort, formule qui fait écho à la doctrine médicale de Bichat dans la mesure où, ainsi que l’écrit Foucault dans Naissance de la clinique, Bichat conçoit la mort comme « ce à quoi s’oppose la vie et ce à quoi elle s’expose », ce qui seul « [donne] à la vie une vérité positive » (Foucault 2003 : 147-148). Mais à nouveau, cette caractérisation de la vie n’est aucunement pour Fanon une définition atemporelle-atopique, indépendante de tout contexte. La vie en tant que vie-contre-la-mort est une « invention » des politiques coloniales. Inversement, la lutte pour l’indépendance sera manifestation des forces vitales, d’une vie conçue comme pouvoir d’affirmation et d’épanouissement. Fanon donne lieu à un vitalisme politique.
Le cinquième et dernier exemple concerne la Négritude de Senghor – qui nécessite elle-même d’être déplacée dans la mesure où elle répète en l’inversant la logique raciale et coloniale, la confirmant ainsi dans son primitivisme. D’après Fanon, Senghor a raison lorsqu’il affirme que le Noir est un être d’émotion pour lequel l’« être » et la « vie » sont identiques. Cependant, il est inutile d’en appeler à une quelconque « métaphysique africaine » pour expliciter cette incroyable sensibilité, celle-ci étant plutôt l’effet d’une situation dans laquelle la vie est réduite à la « vie nue », une situation dans laquelle le corps colonisé est en permanence menacé par les agressions du colonisateur. L’hypersensibilité du colonisé est avant tout un mécanisme corporel de défense spontanée contre la sujétion ; et c’est pour une part une réaction morbide. Fanon s’inspire incontestablement de la négritude, mais afin de défaire celle-ci en la « vidant » de tout culturalisme et de tout racialisme. Le vitalisme fanonien est une répétition parodique de l’émotionalisme de Senghor.
La subversion de l’ordre (occidental) du discours
Nous définissons la quatrième méthode fanonienne comme méthode de subversion de l’ordre (occidental) du discours. La stratégie consiste ici à se jouer, désordonner et réordonner les séquences théoriques de moments logiques, phénoménologiques, historiques, etc.
Le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, « L’expérience vécue du Noir », peut ainsi être lu comme une relecture subversive de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Pour Fanon, le voyage de la conscience (noire) commence par la « conscience malheureuse », par un clivage « originel ». Et lorsque Fanon, prenant appui sur le « primitivisme » senghorien, en appelle à la certitude sensible immédiate en tant qu’arme contre le racisme, ce n’est pas pour affirmer qu’une telle irrationalité sera plus tard dépassée par une position plus rationnelle, plus objective. Car l’irrationalité n’est plus le « passé » de la raison, c’est tout au contraire une réaction à l’échec de celle-ci dans son combat contre le racisme. La « certitude sensible » n’est plus, comme chez Hegel, le commencement de l’histoire ; c’est bien plutôt l’effet de sa fin dans la mesure où le colonialisme – en tant qu’il gèle le procès dialectique/historique – peut être défini comme une fin (prématurée) de l’histoire.
Dans les mains de Fanon, les stades de la conscience (blanche) deviennent autant d’armes pour la conscience (noire) : « J’avais, pour les besoins de la cause, adopté le processus régressif » (Fanon 1971 : 99). Fanon donne lieu à une dialectique éclatée ; il ne s’agit aucunement pour la conscience noire de répéter le voyage phénoménologique de la conscience blanche, son histoire, mais de rejouer autrement ses différents moments, de combiner autrement ses stades. La phénoménologie fanonienne multiplie les modalités d’historicisation et, en ce sens, préfigure de manière tout à fait originale les critiques postcoloniales-subalternes de l’historicisme. De manière similaire, Fanon en appelle dans Les Damnés de la terre(1961) à une distension du marxisme. Or si « distendre » signifie en premier lieu augmenter la surface ou le volume d’un corps, c’est-à-dire ici étendre le marxisme au-delà des frontières de l’Europe, cela signifie également relâcher les liens qui unissent un « tout », en l’occurrence le « tout » du marxisme, pour réagencer (réordonner) autrement ses moments, ses concepts et ses figures.
Enfin, la stratégie de désordre et réordonnancement privilégiée par Fanon consiste en l’inversion des relations de cause à effet. Sa réinterprétation du stade du miroir lacanien est à cet égard éloquente. Pour Lacan, la « crainte de la mort, du “Maître Absolu”, supposée dans la conscience par toute une tradition philosophique depuis Hegel, est psychologiquement subordonnée à la crainte narcissique de la lésion du corps propre » (Lacan 1999 : 122). Fanon intervertit les termes : l’angoisse de dislocation du corps noir est subordonnée à la crainte du maître blanc, dont les pouvoirs de morts ne sont pas qu’imaginaires. Le stade colonial du miroir, en tant qu’identification au maître blanc, n’est plus en rien un remède au démembrement ; il en est plutôt la cause. Donnons un second exemple, inspiré par ces fameuses lignes des Damnés de la terre : « Le colonialisme n’est pas une machine à penser. […] Il est la violence à l’état de nature » (Fanon 1991 : 92). La référence à Hobbes est ici évidente et peut être attestée par d’autres écrits, notamment l’article « Conduites d’aveu en Afrique du Nord » (Fanon 1955, 1975b). Fanon montre que, dans les colonies, l’état de nature n’est plus la préhistoire du politique, son origine immémoriale. C’est bien plutôt son « futur », l’effet même du pouvoir colonial en tant que machine à créer du primitif. Précisons que ce renversement n’est qu’une partie du déplacement postcolonial de l’anthropologie politique opéré par Fanon.
La « régression » théorique
La cinquième et dernière méthode de déplacement est une méthode du retour ou mieux de la régression théorique. Cette méthode est déjà à l’œuvre dans Peau noire, masques blancs où Fanon fait retour aux théories de la race, au-delà ou plus exactement en deçà des théories du racisme – alors développées sous l’égide de l’Unesco. Plutôt que de bannir les noms de race (le nègre, le mulâtre, etc.) en tant que purs produits du racisme, Fanon choisit d’occuper le terrain de l’ennemi et fait un usage performatif de la « race » afin de défaire celle-ci, d’en dévoiler le non-sens. Tandis que le retournement du stigmate « nègre » demeurait, chez Senghor et d’autres, informé par les déterminations raciales et biologiques, son appropriation par Fanon est en un sens purement linguistique ; ses jeux de mots n’ont d’autre fin que de déconstruire la grammaire de la race.
Plus tard, Fanon, engagé au cœur de la révolution algérienne, conçoit les luttes de libération nationale comme luttes pour la vie, sources de « mutations » en un sens quasi biologique. Mais une telle théorie de la révolution mélangeant le « vital » et le « politique » et représentant le conflit colonial comme une lutte opposant deux « espèces » antagonistes (Fanon 1991 : 70) est à nouveau une subversion parodique des conceptions d’inspiration darwinienne de la lutte raciale pour l’existence[10]. Par ailleurs, les arguments et le style de Fanon dans Les Damnés de la terre font fortement écho au schéma de la « guerre des races », tel que l’explicitera plus tard Foucault dans Il faut défendre la société (1997), cette « répétition » étant une réponse à la négation du processus de la lutte des classes dans les colonies. Cependant, c’est là encore de la part de Fanon un retour stratégique et non simplement un renversement du racisme colonial, un « contre-racisme ». En effet, ainsi que l’affirme Foucault, le schéma de la guerre des races n’assigne pas encore de sens biologique stable à la race. De plus, le discours fanonien de la guerre des races – en tant que « dualisme stratégique » plutôt qu’« essentialisme stratégique » au sens de Gayatri Chakravorty Spivak – autorise un décentrement, une multiplication des lieux depuis lesquels le conflit peut être narré, contre le monologue du discours racial et colonial. C’est la « voix des sans-voix » que Fanon soulève.
Une phénoménologie postcoloniale : à propos des stratégies (théoriques) de guerre
Nous en avons à présent terminé avec l’exposition des cinq méthodes fanoniennes de déplacement géo-épistémique. Nous avons beaucoup parlé non seulement de méthodes, mais aussi de stratégies. La raison en est que chez Fanon, les méthodes (épistémologiques) sont toujours à la fois des stratégies (politiques). Fanon nous donne à penser ce que l’on peut appeler des politiques postcoloniales de connaissance. L’on pourrait objecter que notre interprétation en termes de stratégies-performances théoriques est quelque peu anachronique et qu’elle menace de masquer le fait que les concepts fanoniens n’ont pas été produits dans le calme d’une bibliothèque, mais dans une situation d’urgence, et, pour une large part, dans un contexte de guerre. Ce sont pour ainsi dire des « concepts sales »[11]. En d’autres termes, « chez un intellectuel de terrain comme Fanon, il ne faudrait pas penser que le stratégique épuise le réactionnel »[12]. Nous nous accordons entièrement avec cet argument, mais nous pensons également qu’il n’y a aucune antinomie entre ces deux termes-attitudes : la guerre n’est-elle pas le domaine par excellence de la stratégie ? Pour le meilleur ou pour le pire, Fanon institue la connaissance en champ de bataille (non métaphorique) et nous enjoint ainsi à repenser et à renouveler l’idée même de stratégie théorique-discursive.
Disons-le autrement. Nous avons précédemment affirmé que le vitalisme politique de Fanon était aussi une subversion du racisme biologique ; mais nous n’avons pas pour autant dit qu’il était « seulement » cela. Certes, nous maintenons fermement l’idée que le discours biopolitique de Fanon est avant tout un discours de contrepoint, autrement dit, qu’il ne naît et ne se développe que dans un combat permanent contre le discours biologico-racial du colonialisme. Il ne faudrait néanmoins pas que cet argument serve à tempérer la radicalité des thèses fanoniennes sur la violence, pour être en mesure de mieux les « tolérer »[13]. On ne peut rester sourd aux interrogations que suscite immanquablement une conception biologico-politique des luttes anticoloniales et plus généralement révolutionnaires. On ne peut s’intéresser uniquement à ce que le discours de Fanon défait, il faut aussi s’interroger sur les conséquences de ce qu’il refait, sur ce que l’on peut désigner comme les effets non-performatifs de la performativité. Signalons une dernière objection potentielle qui serait que Fanon lui-même se moque bien de la décolonisation des savoirs per se. C’est exact, mais cela ne l’empêche en aucun cas d’être un précurseur majeur de la décolonisation épistémique. En ce sens, notre objectif – et notre « infidélité » – n’était pas seulement de proposer une interprétation que nous espérons originale de l’œuvre de Fanon, mais aussi de contribuer à la genèse d’une grammaire d’interprétation des œuvres anticoloniales-postcoloniales en général, c’est-à-dire, à nouveau, à un discours de la méthode postcoloniale[14].
Nous conclurons à propos de l’unité des méthodes fanoniennes de déplacement. Ces méthodes s’unissent dans ce que nous appelons la phénoménologie postcoloniale de Fanon. Nous avons de fait déjà introduit celle-ci lorsque nous avons évoqué l’éclatement fanonien de la dialectique hégélienne. Plus généralement, les écrits de Fanon sont le lieu d’une lutte permanente avec/contre la phénoménologie hégélienne – telle que traduite dans l’hégélianisme français, par Jean Wahl, Jean Hyppolite et avant tout Alexandre Kojève. Fanon produit une gamme de variations – en un sens quasi musical, comme reprise et transformation d’un thème – sur les concepts hégéliens : conscience malheureuse, reconnaissance, désir, amour, lutte pour la vie et la mort[15]. Pour lui, œuvrer à une phénoménologie postcoloniale signifie inventer de nouveaux voyages de la conscience colonisée en voyageant dans la théorie hégélienne et en faisant voyager celle-ci au-delà de l’Europe.
Cette phénoménologie postcoloniale culmine dans la théorie fanonienne de la violence. Fanon replace au centre de la dialectique maître/serviteur le stade de la (violente) lutte des corps – ce qu’il appelle lui-même régulièrement le « corps à corps » –, un stade présupposé dans les théories (post)hégéliennes de l’émancipation, mais rarement décrit en tant que tel. Il conçoit la lutte de libération nationale comme processus de re-membrement, de recorporisation, qui doit mettre un terme au clivage-démembrement colonial. La théorie fanonienne de la violence est bel et bien le fin mot de sa phénoménologie postcoloniale. Qui plus est, cette théorie peut être lue comme une critique postcoloniale de la raison européenne. Se refusant à tout « arraisonnement », la violence anticoloniale révèle la « violence épistémique » générée par l’imposition coloniale de la raison européenne – raison par ailleurs fondamentalement traversée par la violence, ainsi que Jung et d’autres l’avaient déjà affirmé. Le postcolonialisme de guerre de Fanon combine ainsi une théorie politique radicale avec une profonde critique épistémologique. Cette unité, nous l’avons dit, est trop souvent « perdue » dans la critique postcoloniale contemporaine. C’est pourquoi nous avons plus que jamais besoin de nous « souvenir de Fanon » (Bhabha 1986).
Références
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Résumés
Cet article interroge le problème de la décolonisation des savoirs à partir d’une analyse de l’œuvre de Frantz Fanon. En s’appuyant sur le postulat que la décolonisation épistémique est fondée sur un double mouvement de rupture et d’appropriation, de déprise et de reprise des savoirs de l’(ex-)occupant, on identifie chez Fanon cinq méthodes de déplacement de la « pensée européenne » : l’appropriation et l’approfondissement de la tradition autocritique européenne ; l’adoption de la perspective (psychique et cognitive) du colonisé ; la (re)situation (géopolitique) des discours théoriques ; la subversion de l’ordre (occidental) du discours ; la « régression » théorique. En conclusion, on montre que Fanon donne lieu à une phénoménologie postcoloniale qui demeure unique en son genre.
Notes
[1] Cet article est une version traduite et légèrement modifiée de M. Renault, « Fanon e la decolonizzazione del sapere. Lineamenti di un’epistemologia postcoloniale », in M. Mellino, (ed.), Fanon postcoloniale. I dannati della terra oggi, Verona, Ombre Corte, 2013. Je remercie les éditions Ombre Corte d’en avoir autorisé la reproduction.
[2] Je tiens à exprimer mes remerciements à Lewis R. Gordon pour ses très précieux conseils à ce sujet.
[3] Que l’on ne songe ici qu’à la récente introduction des postcolonial studies en Europe continentale et aux débats, critiques et résistances, qui l’ont accompagnée, en particulier en France.
[4] C’est déjà pour une part ce que fait Paul Gilroy (2010) dans L’Atlantique noir à propos des figures de W.E.B. Du Bois et Richard Wright.
[5] Ajoutons qu’un tel geste théorique impliquerait un renversement de perspectives dans la mesure où c’est généralement le « non-Européen » qui est considéré comme sujet par excellence des migrations. Enfin, ce geste nous obligerait également à penser les phénomènes contraires d’im-mobilité des savoirs, à problématiser donc non seulement les déplacements géo-épistémiques, mais également les frontières de la connaissance européenne.
[6] En l’occurrence l’appropriation de la philosophie du jeune György Lukàcs – formulée dans le contexte de la lutte pour la République des conseils de Hongrie – par Lucien Goldmann, « historien expatrié à la Sorbonne ».
[7] … en particulier le précurseur d’une psychanalyse voyageuse : « Tels sont l’usage et le déplacement fanoniens de ses termes. Il y a des lieux dans le monde où la psychanalyse ne peut jamais voyager avec un quelconque degré de confort » (Clifford) 1989 : version en ligne).
[8] « Voyage » pourrait également être une notion clé pour « réconcilier » les figures divisées du « Fanon théoricien » et du « Fanon révolutionnaire ». Il est en effet urgent de « rétablir » l’unité (perdue) de la théorie et de la pratique dans la vie-œuvre de Fanon. Cela pourrait être fait en analysant les relations entre les déplacements épistémiques produits par Fanon et les incessants déplacements « physiques » de ce dernier dans l’Empire français… et au-delà : Fanon comme théoricien voyageur.
[9] Ajoutons que la pratique théorique de Fanon entretient de très fortes relations, et disons même des relations dialectiques, avec sa conception du devenir des « dons » du colonisateur au cours et après les luttes de libération nationale. Ses déplacements épistémiques font eux-mêmes partie de ce qu’il nomme une « digestion », « incorporation » ou « quasi-invention » des « vérités » européennes (idées, valeurs, techniques, etc.) par la communauté en voie de décolonisation. La décolonisation est un recommencement impliquant indissociablement une rupture et un renouvellement.
[10] Cette conception « biopolitique » est précisément ce qu’Arendt – malheureusement devenue persona non grata dans les Fanon studies – perçoit très justement, mais interprète « injustement » parce qu’elle échoue à comprendre la dimension stratégique-subversive des thèses de Fanon (Arendt 1994).
[11] Je remercie Sandro Mezzadra pour ses commentaires critiques à ce sujet.
[12] S. Luste Boulbina, in « Rapport de soutenance de M. Matthieu Renault présenté par Étienne Balibar, président du jury » (Renault 2011b).
[13] Plus généralement, le danger serait de ne plus faire de la pratique théorique postcoloniale qu’une perpétuelle performance, ce qui menacerait de reproduire une forme de dépendance coloniale en fixant la critique postcoloniale dans un rôle d’« imitation », fût-elle subversive, autrement dit en la privant de toute autonomie.
[14] Développer une telle grammaire de manière systématique supposerait d’étudier les méthodes et stratégies mises en œuvres par toute une série d’écrivains anticoloniaux et postcoloniaux ; c’est à dire de donner lieu à ce que nous avons appelé ailleurs une « généalogie de la critique postcoloniale » (Renault 2011a).
[15] C’est pourquoi il est trompeur d’opposer, comme le fait Homi K. Bhabha, un « bon Fanon » théoricien proto-poststructuraliste, et un « mauvais Fanon », philosophe hégélien/sartrien en quête d’unité et de réconciliation (Bhabha 2007 : 185-220). C’est aussi au niveau épistémologique que le manichéisme (la logique du « ou bien… ou bien ») doit être combattue. Fanon n’est ni le « disciple » de Hegel, ni son contempteur. Il ne nie jamais la philosophie hégélienne, mais la déplace, ces déplacements étant un élément décisif de sa critique postcoloniale.
Matthieu Renault est Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Il est l’auteur de : Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Paris, Éditions Amsterdam, 2011 ; L’Amérique de John Locke : L’expansion coloniale de la philosophie européenne. Paris , Éditions Amsterdam, 2014 ; C.L.R. James : La vie révolutionnaire d’un « Platon noir ». Paris, La Découverte, 2016.