« LA PAROLE DE MACKY NE VAUT PLUS UN KOPECK »
EXCLUSIF SENEPLUS - Le président conçoit le pouvoir de nommer aux emplois civils comme un pouvoir hors contrôle - Avec un homme qui passe son temps à jouer avec nos institutions, il faut s’attendre à tout - ENTRETIEN AVEC SEYBANI SOUGOU
Moustapha Ka et Samba Ndiaye Seck, suite à la présentation du rapport du Sénégal devant le Comité des Nations Unies pour les droits de l'homme sont relevés de leurs fonctions. Sory Kaba, directeur des Sénégalais de l’Extérieur, est passé à la guillotine présidentielle pour s’être prononcé sur le mandat présidentiel. Seybani Sougou, éminent juriste résidant à Paris, nous décrypte le sens de ces limogeages à tout-va.
SenePlus : Comment appréciez-vous cette cacophonie qui s'est installée au sommet de l'Etat avec le limogeage des hauts fonctionnaires Moustapha Ka et Samba Seck Ndiaye après leur retour de Genève ?
Seybani Sougou : Le limogeage des 2 magistrats Moustapha Ka et Samba Ndiaye Seck, suite à la présentation du rapport du Sénégal devant le Comité des Nations Unies pour les droits de l'homme, traduit une irresponsabilité totale au plus niveau de l’Etat (pouvoir Exécutif). Elle nuit considérablement à l’image et à la crédibilité de l’Etat du Sénégal au niveau international. Cette cacophonie résume à elle seule la gouvernance erratique de Macky Sall depuis 2012 : la diplomatie sénégalaise plongée dans la confusion et le désordre en fait les frais.
Ce limogeage n'est-il pas un abus d'autorité surtout que Moustapha Ka et Samba Seck Ndiaye n'ont fait que se baser sur un rapport élaboré par la tutelle ?
Vous avez parfaitement raison d’évoquer la notion d’abus. L’Union des magistrats du Sénégal a fait un communiqué pour dénoncer fermement, et à juste titre "la brutalité et la médiatisation" du limogeage des magistrats Moustapha Ka et Samba Ndiaye Seck. Les deux magistrats ont parfaitement honoré leur mission consistant à présenter le rapport du Sénégal devant le Comité des Nations Unies pour les droits de l'homme. La position défendue par les deux magistrats devant le Comité traduit la position officielle de l’Etat consignée dans ledit rapport. Macky Sall conçoit le pouvoir de nommer aux emplois civils comme un pouvoir illimité, hors contrôle. Il y a une interprétation totalement erronée et abusive de l’article 44 de la Constitution (le président nomme aux emplois civils). Or le pouvoir de nommer ou de limoger par décret est encadré par les textes (par exemple, vous ne pouvez pas nommer n’importe qui à l’IGE ou démettre quelqu’un de ses fonctions n’importe comment). Le directeur des droits humains (Moustapha Ka) a été nommé par décret 2017-228 du 6 décembre 2017 après avis du Conseil supérieur de la magistrature et ne peut ainsi être démis que par un acte de même nature. Macky n’a pas respecté ce principe et a violé la loi (excès de pouvoir) concernant le magistrat Moustapha Ka. L’UMS a tenu à le rappeler. Il est heureux que le débat sur les nominations soit désormais posé, notamment du point de vue du respect de la légalité.
Parlant de limogeage, Sory Kaba, directeur des Sénégalais de l'Extérieur a été démis de ses fonctions pour s'être prononcé sur le mandat présidentiel. Quelle lecture vous en faites ?
Le limogeage de Sory Kaba suite à une opinion émise dans le cadre d’un débat démocratique est le signe que le Sénégal est en train de glisser dans une forme d’autocratie. L’exercice solitaire et déraisonné du pouvoir par Macky Sall conduit à toutes les dérives. Vouloir interdire les citoyens sénégalais y compris les membres de son parti de se prononcer sur un éventuel 3e mandat relève de la folie. Il n’existe pas une police de la pensée au Sénégal. C’est aux journalistes de poser le débat.
Cette attitude autoritariste de Macky Sall ne trahit-elle pas l'ambition cachée d'un 3e mandat ?
On a l’habitude de dire que les voies du seigneur sont impénétrables. Mais une chose est certaine, la parole de Macky Sall ne vaut plus un kopeck. Souvenez-vous qu’il avait clamé sous tous les cieux (engagement ferme et irrévocable) qu’il allait réduire son mandat de 7 à 5 ans. On connaît la suite. Avec un homme qui passe son temps à jouer avec nos institutions, il faut s’attendre à tout. Pour Macky Sall, c’est surtout une question d’opportunité politique. Si les circonstances politiques le permettent, et si les conditions s’y prêtent (sont propices), il se représentera, à mon avis.
L'article 27 de la Constitution est sujet à polémique. Quelle est l'appréciation du juriste ?
La question relative à l’article 27 de la Constitution oppose deux écoles de juristes.
- Il y a l’école de ceux qui invoquent la jurisprudence du Conseil Constitutionnel (les professeurs Babacar Gueye et Jacques Mariel Nzuankeu). Ces deux professeurs estiment que pour prendre en compte le premier mandat de Macky Sall dans le décompte des deux mandats issu de l’article 27, cela doit être expressément inscrit et prévu dans une disposition transitoire. Une disposition transitoire est une disposition non permanente, qui ne s’applique qu’une seule fois.
- La deuxième école considère que l’article 27 qui précise « que nul ne peut faire deux mandats successifs » suffit pour écarter le troisième mandat.
En réalité, on peut faire une double lecture de l’article 27. L’article 27 est libellé comme suit « La durée du mandat du président de la République est de 5 ans (alinéa 1). Nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs (alinéa 2) ». Si le second alinéa est appliqué littéralement au 1er alinéa, cela veut dire que le 1er mandat qui est de 7 ans ne fait pas partie du décompte et qu’un 3e mandat est possible. Si le second alinéa est pris isolément, cela voudra dire quelle que soit la durée du mandat (7 ans ou 5 ans), nul ne peut faire plus de 2 mandats successifs (impossibilité du 3e mandat).
Pour répondre à votre question, le seul point de repère à ce jour est la décision n°1/c/2016 du Conseil Constitutionnel en date du 12 février 2016. Le Conseil constitutionnel avait conclu que « le mandat en cours au moment de l’entrée en vigueur de la loi de révision, par essence intangible, est hors de portée de la loi nouvelle », à savoir qu’il était hors de portée de la loi constitutionnelle instituant le nouveau régime des mandats du président de la République, régi par l’article 27 de la Constitution. In fine, c’est le Conseil constitutionnel qui valide les candidatures. Et on le sait, le Conseil constitutionnel sénégalais a la fâcheuse habitude de se ranger systématiquement du côté du pouvoir en place (en 2012, la troisième candidature d’Abdoulaye Wade a été validée contre toute attente. Si elle est saisie à nouveau par Macky Sall, je crains fort que sa réponse soit invariablement la même qu’en 2016 : le premier mandat est hors de portée de la loi nouvelle ». Je préfère donc être réaliste, à ce niveau.
Mais la question du troisième mandat n’est pas uniquement juridique. Elle est aussi fondamentalement politique, surtout quand on la replace dans le contexte des évènements de 2011. Il est évident qu’au niveau politique, s’engager dans la voie d’un troisième mandat pour Macky Sall est à la fois risqué et suicidaire. Ce serait ajouter le discrédit au discrédit et ruiner le peu de crédit qui lui reste. D’autant que tous les Sénégalais l’ont vu réinterprété l’article 27 de la Constitution, dans une séquence vidéo largement diffusée, où il précise de façon claire, nette et précise qu’il ne peut en aucun cas faire un troisième mandat, ayant lui-même, selon ses dires, verrouillé la Constitution. Ce qui veut clairement dire que Macky Sall ne sollicitera pas le Conseil constitutionnel en 2024. A partir du moment où Macky Sall s’est auto-disqualifié d’office pour un troisième mandat, on peut en déduire qu’il ne sollicitera jamais le Conseil constitutionnel. Sans saisine du Conseil constitutionnel, pas de candidature et donc pas de troisième mandat. Mais peut-on croire un homme qui ne fait jamais ce qu’il dit ? Aux Sénégalais d’en juger !
Votre mot de la fin !
L’heure est grave pour le Sénégal : d’une part, la justice est décrédibilisée, et d’autre part, les principes de sécurité juridique ne sont plus assurés. Nos acquis démocratiques sont remis en cause. Une mobilisation citoyenne incluant la société civile est nécessaire pour remettre les choses à l’endroit.