LETTRE OUVERTE À ANGELA MERKEL
Sud a pris le parti de publier la «lettre ouverte» des intellectuels, écrivains, et artistes africains, à la chancelière allemande et à Franck Walter Steinmeler, pour condamner fermement les accusations d’antisémitisme portées contre Achille Mbembe
Sud a pris le parti de publier la «Lettre Ouverte» adressée ce jour, lundi 18 mai, par des intellectuels, écrivains, et artistes africains, à la Chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Angela Merkel et à Son Excellence Franck Walter Steinmeler, président de la République, pour condamner fermement les accusations d’antisémitisme portées contre Achille Mbembe, par des groupes d’extrême droite et de la droite conservatrice et xénophobe en Allemagne. Il est reproché au philosophe, historien, politologue camerounais, d’avoir dans un passage de son ouvrage « Politique de de l’inimitié » (publié en 2016 et traduit en Allemand), établi un parallèle entre la colonisation israélienne de territoires palestiniens et l’apartheid en Afrique du Sud. La polémique a pris une dimension nationale lorsque Felix Klein, patron du Commissariat du gouvernement fédéral pour la lutte contre l’antisémitisme, s’est fait l’écho de la demande d’interdire à Achille Mbembe de prononcer un discours lors d’un évènement culturel de l’été prochain, annulé depuis, pour cause de pandémie de coronavirus. Accompagnée d’une pétition qui a d’ores et déjà recueilli plus de 600 signatures, la « lettre ouverte » rappelle que «toutes les mémoires disposent d’un droit égal à la reconnaissance et à la narration ». Et que, « la lutte contre l’antisémitisme et tous les racismes (…) ne peut pas servir de prétexte pour justifier la suprématie et le colonialisme.
Madame la Chancelière,
Monsieur le Président,
Nous, intellectuels, penseurs, écrivains et artistes d’Afrique condamnons sans réserve les fausses accusations d’antisémitisme portées contre le Professeur Achille Mbembé par des groupuscules d’extrême droite et de la droite conservatrice et xénophobe en Allemagne. Comme l’ont déclaré des centaines de savants et spécialistes de plusieurs disciplines, ces grossières accusations ne sont pas seulement infondées en raison. En plus de constituer une inadmissible instru - mentalisation politique d’une terrible catastrophe humaine, elles portent profondément atteinte au droit fondamental a la critique, a la liberté de pensée et d’- expression, a la liberté académique et artistique et à la liberté de conscience. A l’occasion, elles ternissent durablement l’image de l’Allemagne en Afrique et compliquent les efforts nécessaires en vue d’un dialogue interculturel libre, respectueux et débarrasse des séquelles du racisme entre votre pays et les forces vives du continent africain. Nous exprimons en même temps notre gratitude et notre reconnaissance a ceux des vôtres, citoyens ordinaires, universitaires, journalistes, intellectuels et diplomates allemands qui ont pris ouvertement la défense du Professeur Achille Mbembe, et dont certains pourraient payer leur solidarité par un surcroit de harcèlement par les mêmes forces extrémistes.
Madame la Chancelière,
Monsieur le Président,
Notre Lettre est un appel a ouvrir ensemble, dans l’égalité et le respect mutuel, et a partir des archives intellectuelles et des sagesses du Tout-Monde, une phase nouvelle de la lutte universelle contre l’anti - sémitisme et les racismes. Au-delà des facteurs économiques et d’autres encore qui relèvent de la raison d’Etat, nous connaissons et apprécions à sa juste valeur votre intérêt pour l’Afrique, ses peuples, ses cultures et son histoire. Chaque fois que vous êtes venu.e.s en Afrique, nos peuples et nos gouvernements vous ont, en retour, réserve l’accueil le plus digne et le plus chaleureux. Nous connaissons par ailleurs votre attachement au dialogue entre les nations par le biais des échanges artistiques, culturels et intellectuels, dans le respect de la vérité, sans racisme, et pour le progrès de l’humanité. Vu l’état déplorable dans lequel se trouve notre monde, nous sommes convaincus qu’une réflexion éthique de très grande ampleur est urgente et nécessaire, en vue d’un partage et d’une solidarité plus grande de toutes les mémoires de la souffrance humaine. Car, si tous les êtres humains naissent libres et égaux, et s’ils appartiennent tous a la même espèce, alors il n’existe aucune souffrance humaine qui renferme une moindre signification que d’autres, ou qui soit en dessous d’une autre. Les relations entre différentes mémoires de la souffrance humaine ne sont pas des relations de préséance ou de suprématie, mais de solidarité. Dans chaque désastre de notre histoire commune, c’est la gure de chacun d’entre nous qui s’assombrit et c’est la responsabilité de la Terre tout entière qui est en jeu. Comme vous le savez, les peuples africains sont de ceux qui ont subi dans leur chair, dans leur conscience et dans leur âme la violence de l’histoire. De cette longue histoire, des séquelles visibles et invisibles demeurent. A cause de cette longue expérience, nous avons, par la voix de nos écrivains, poètes, penseurs, artistes et intellectuels, quelque chose d’urgent et de précieux a partager avec toute l’humanité au sujet de la souffrance humaine, de la guérison mentale et de la réparation du monde. . Nous sommes par conséquent consternes au vu des tentatives en cours en Allemagne de stigmatiser notre parole, d’intimider nos penseurs et penseuses et de les faire taire. Comment le dialogue interculturel entre votre pays et le continent africain peut-il avoir lieu si, par le biais de toutes sortes de subterfuges, nous sommes empêchés d’interpréter, a partir de nos yeux propres, notre expérience, ses significations universelles et ses prolongements dans la vie présente et à venir ?
Mais notre histoire n’est pas qu’une accumulation de défaites. Elle est surtout une longue histoire de résistances, de créativité, d’invention et de résilience. Elle a donné lieu a une pensée pluridisciplinaire puis - sante et ouverte au monde, que représentent bien nos auteurs, poètes et créateurs. L’œuvre du Pro - fesseur Achille Mbembe, tout comme celle des générations antérieures, s’inscrit dans cette belle et accueillante tradition. . Nous dénonçons par conséquent toute tentative qui viserait a la prendre en otage et a souiller nos plus riches traditions de pensée. Quand, a l’époque de l’esclavage et sous la colonisation, notre humanité était partout niée, ce sont ces traditions de pensée qui nous ont permis de résister et de faire valoir notre incontestable appartenance a l’humanité. L’Afrique est aussi l’une des régions du monde qui aura beaucoup accueilli les Autres et à laquelle on aura voulu tout imposer. Les langues. Les religions. Les formes de gouvernement. Les systèmes de san - té. Les manières de s’habiller. A peu près tout. En dépit des rapports souvent inégaux et d’exploitation qui nous auront lieu au monde, nous avons toujours accueilli la plupart de ces cultures venues de l’extérieur dans un esprit de curiosité et d’ouverture. Comment le dialogue interculturel entre votre pays et le continent africain peut-il avoir lieu si le regard critique que nous posons sur cet héritage hétéroclite est apriori l’objet d’interprétations erronées et eurocentrismes? . Nous condamnons par conséquent toutes les tentatives visant à nous imposer des manières coloniales d’interpréter notre histoire. Nous réaffirmons en même temps le droit d’interroger, en toute autonomie et à partir de nos propres schémas intellectuels, tous les héritages qui nous ont été imposés par la force ou par la ruse.
Madame la Chancelière,
Monsieur le Président
Pour qu’elle réussisse, la lutte universelle contre l’antisémitisme et les racismes doit reposer sur des fondements éthiques indiscutables. Nous, intellectuels, penseurs, écrivains et artistes d’Afrique sommes profondément convaincus de ce qui suit : . Tous les êtres humains naissent libres et égaux. Ils appartiennent à la même espèce. En vertu de cette égalité radicale, il n’existe aucune mémoire de la souffrance humaine qui soit en-dessous d’une autre. Toutes sont susceptibles d’être partagées car, dans chaque désastre et catastrophe de notre histoire commune, c’est la figure de chacun d’entre nous qui s’est assombrie. . Pour protéger ceux qui subirent les affres de l’extermination et qui sont encore sous la menace d’inqualifiables destructions, il n’y a nul besoin d’étouffer le cri de ceux qui réclament encore justice et égalité. Au cours de nos nombreuses luttes de résistance dans l’histoire, nous avons appris que l’on ne peut combattre une cause juste avec des moyens cyniques et immoraux. Combattre une cause juste avec des moyens immoraux toujours nit par corrompre la cause elle-même. . La ou des crimes historiques ont été commis, la vérité doit venir en premier. Témoignage de la vérité et devoir de réparation doivent valoir pour tous, sans discrimination. Prétendre réparer un crime en en commettant un autre ne mène pas a la réconciliation. Seules la justice et la vérité mènent a la réconciliation. Toutes les mémoires de la Terre, sans aucune discrimination, sont indispensables a la construction d’un monde commun. Tous les peuples n’ont pas seulement droit a la mémoire. Toutes les mémoires dis posent d’un droit égal a la reconnaissance et a la narration. Seule cette solidarité entre toutes les mémoires de la souffrance humaine nous permettra de relancer, sur une échelle planétaire, la lutte universelle contre l’antisémitisme et toutes les formes de racismes, de xénophobie, de sexisme et d’islamophobie. Parce qu’elle est universelle, la lutte contre l’antisémitisme et tous les racismes ne saurait être mise au service de la politique de puissance de quelque Etat que ce soit. Elle ne peut pas servir de prétexte pour justifier la suprématie et le colonialisme. Elle doit être mise au service unique de la vérité, de la justice et de la réconciliation. . La réconciliation de l’humanité avec elle-même et avec l’ensemble du vivant constitue la seule voie pour faire face aux grands périls du siècle. Elle est essentielle pour la survie de l’espèce sur Terre. A son fondement doit se trouver la vérité et la justice, sans distinction de race, de religion ou de nationalité.
Madame la Chancelière,
Monsieur le Président
Sur la base de ces principes, nous, intellectuels, penseurs, écrivains et artistes d’Afrique, en solidarité avec l’Appel des chercheurs, intellectuels et artistes israéliens et Juifs, lançons un appel solennel an que Monsieur Felix Klein soit immédiatement demis de ses fonctions. Par ses déclarations et ses actes, Monsieur Felix Klein n’est plus moralement apte a conduire la lutte contre l’antisémitisme. Il en a fait un instrument de racisme et de division et a profondément terni l’image de votre pays en Afrique. Du fait de la gravite des accusations et, surtout, de leur caractère mensonger, nous exigeons que des excuses publiques soient présentées au Professeur Achille Mbembe dont toute l’oeuvre témoigne des convictions énumérées ci-dessus
Madame la Chancelière,
Monsieur le Président,
Il ne peut y avoir aucune relation authentique possible entre les forces vives du continent et l’Allemagne tant que persiste, entre nous, un rapport inégal fondé sur le racisme, le mensonge et le paternalisme. C’est pourquoi nous continuerons de plaider pour que toute la vérité soit faite sur l’histoire coloniale de l’Allemagne en Afrique, a commencer par le génocide des Hereros et des Namas (1904-1908) et les atrocités commises dans les autres protectorats. Inlassablement, nous plaiderons également pour que place soit accordée à la colonisation et a ses rapports avec les autres formes de domination historique (l’hitlérisme et le nazisme inclus) dans les programmes scolaires
Madame la Chancelière,
Monsieur le Président,
L’Afrique est une terre d’accueil et d’hospitalité ou l’étranger et le réfugié ont souvent été accueillis, nourris et respectes. En la matière comme dans beaucoup d’autres domaines, seule la réciprocité est la norme. Nous continuerons par conséquent d’en appeler au respect et a la protection, contre les harcèlements racistes, de nos poètes, artistes, écrivains, penseurs et philosophes, ainsi que tous les citoyens africains qui vivent chez vous ou qui y sont de passage. Nous continuerons par ailleurs de plaider pour qu’ils soient chaque fois traites avec le même respect, les mêmes égards et la même bienveillance que vos concitoyens en Afrique, et qu’ils soient de tous temps protèges par la même loi applicable a tous, que ce soit dans le domaine de la liberté d’expression, de la liberté académique, de la liberté artistique que de la liberté de conscience. Nous réitérons également l’appel pour la restitution des objets d’art africains qui se trouvent dans les musées et institutions culturelles en Allemagne, et pour la mise en oeuvre d’une nouvelle politique de coopération culturelle germano-africaine fondée sur le respect mutuel et la volonté de contribuer ensemble à l’avènement d’un monde véritablement commun. Nous lançons, enn, un pressant appel a votre peuple et a votre Gouvernement en vue du rapatriement en Afrique de tous les ossements et autres restes humains détenus par vos institutions. La lutte universelle contre l’antisémitisme et tous les racismes est une lutte universelle. Elle ne peut pas être gagnée a coup d’anathèmes et d’accusations mensongères. Elle doit être fondée sur une éthique au-dessus de tout soupçon. Sans ces fondements éthiques, elle risque de n’être qu’un autre instrument aux mains des puissants. Par cette Lettre, nous espérons avoir montre que les ressources intellectuelles et éthiques nécessaires à la construction d’un avenir commun et à l’édification d’une communauté humaine véritablement universelle existent. Les traditions de pensée anticoloniales en font intégralement partie.