LE DÉSORDRE ENDOGÈNE
EXCLUSIF SENEPLUS - Au Sénégal, comme partout ailleurs en Afrique, le pouvoir est concentré entre les mains de quelques élites urbaines. Au détriment des communautés locales et des formations sociales de base - NOTES DE TERRAIN
D’où est-elle originaire ? Je ne lui ai pas demandé. Je ne sais pas discerner, exactement, les accents de certains pays du continent. À part les Maliens, les Guinéens, et les Sénégalais, bien sûr, j’arrive à trouver très peu d’indications quand j’entends un Africain s’exprimer. En tout cas, elle est étrangère. Et certainement, elle vient du Gabon ou du Cameroun. Elle est médecin et tient son cabinet à Dakar. J’étais venu la voir, pour un second rendez-vous. Je devais lui présenter les résultats des analyses qu’elle m’avait demandé de faire. Rien de grave, me notifia-t-elle, après avoir regardé le bulletin. Je dois juste faire d’autres tests, pour bien vérifier que tout est okay. Elle m’a aussi prescrit des médicaments à prendre, pendant deux semaines. Pour une raison ou une autre, nous avons commencé à parler de politique. Elle était outrée par la manifestation des jeunes dans certains quartiers de Dakar, pour demander la levée du couvre-feu.
« En quoi ça les dérangeait ? C’est simplement de l’indiscipline. Les gens font ce qu’ils veulent au Sénégal. Si ça se trouve, ils sont même au chômage. » À cette interpellation, je lui répondais que ces jeunes exprimaient des frustrations confuses, mais réelles. Qu’ils sont aussi la preuve de l’échec de notre système politique et social. Et au fond, je saisis des symptômes de mal-être derrière ces événements. Manifestement, mes arguments ne la convainquirent pas. Elle me regarda avec ses grands yeux intelligents. Et sans me laisser continuer, ouvrit sa bouche timide et tendit ses lèvres. « Pas du tout ! C’est une histoire de laisser-aller. Il y a une pagaille incroyable au Sénégal, à tous les niveaux. Tout le monde, partout, fait ce qu’il veut. », décocha-t-elle. Tout de suite, et j’avoue que c’est une réflexion arrogante et déplacée, j’ai pensé en mon for intérieur : « Mais pour qui se prend-elle. Elle vient certainement d’un pays qui n’est pas mieux loti, où il y a une parodie de démocratie, et elle nous fait la leçon. » Je pensais, pour être précis, au Gabon ou au Cameroun. Pour exprimer ma pensée, sans la froisser, je lui dis qu’il y a le bordel partout en Afrique. Ici, au moins, il y a une démocratie, une liberté d’expression et quelques institutions qui tiennent. Ce n’est pas fameux, et c’est très chancelant, mais c’est déjà ça. J’arguais, qu’il nous fallait juste une meilleure gouvernance et une éducation inclusive.
- Justement, la démocratie n’est pas la solution. Au Sénégal, il vous faut un dictateur. Et puis vous ne pouvez pas avancer avec vos marabouts. Tout tourne autour de la religion ici. Ça, seul un dictateur peut le régler.
J’étais d’accord avec elle sur une partie de son raisonnement. Je crois qu’il faut toujours séparer l'État et la religion. Pour une raison simple : ce n’est que dans la laïcité que les minorités religieuses sont vraiment protégées. Et puis, ce n’est pas faux, les confréries sont au cœur de la République. Elles produisent un pouvoir social et économique. Et comme elles contrôlent les consciences, elles exercent aussi une activité politique. Mais, en même temps, les confréries constituent un obstacle pour tous les tenants d’une religion obscurantiste, ou d’un islam politique. En cela, ils jouent un rôle ambivalent dans notre société. Par contre, entre la démocratie et la dictature, le choix est vite fait. Comment peut-on réclamer des despotes pour gouverner nos pays, en voyant tous les désastres causés par les Mobutu, Bokassa, et tous les autres tyranneaux moins sanguinaires mais aussi nocifs, depuis les indépendances ? La démocratie est encore immature, au Sénégal. Mais elle existe. Elle nous protège encore, même si c’est incomplet, de la violence aveugle. Elle nous permet aussi d’exprimer librement nos opinions. Nous pouvons encore choisir nos dirigeants, par des voies légales. C’est déjà ça !
Mes arguments ne firent toujours pas mouche. Elle me rappela que la démocratie appartient aux occidentaux. C’est un système qui ne marchera pas en Afrique. Ce n’est pas la première fois que j’entends ce discours. Il me surprend à chaque fois. Surtout lorsqu'il s'agit d’hommes et de femmes, qui appliquent des techniques modernes, venues d’Occident. L’humanité est une bibliothèque commune. Nous pouvons aller prendre, dans la grande encyclopédie de chaque civilisation, les principes fertiles. Tant que cela augmente la dignité et la liberté de l’Homme, ne nous gênons pas. D’ailleurs l’Occident a eu libre accès aux mémoires et aux bonnes pratiques des civilisations africaines. Il y a largement puisé des éléments vigoureux et qualitatifs. Qui ont servi à fortifier sa civilisation. Il n’y a aucun mal, à chercher ailleurs, des valeurs ou des objets civilisationnels utiles. Où se trouve le problème, lorsque dans un pays le pouvoir relève du grand nombre ? Lorsqu’il existe une égalité devant la loi, pour tous ? Prétendre que la démocratie n’est pas faite pour nous, c’est voir les Africains comme des sujets éternellement passifs.
Comment peut-on souhaiter l’absolutisme et l’oppression ? Comment peut-on prétendre que nous ne pouvons évoluer que sous le joug d’un tyran ? Je trouve ce point de vue choquant. Il blesse mon humanité. Certes, nous ne devons pas prendre, comme catéchisme, tous les modes de vivre et arts venus d’autres parties du monde. Certes, le pragmatisme politique est compréhensible dans un pays défiguré par le génocide ou par des années de guerre. Mais si les États tardent, en Afrique, à transformer l’économie, à éduquer les femmes et les hommes et à mener les pays vers l’essor économique et social, c’est pour trois raisons principales. Les féodalités toujours prégnantes. La cupidité et l’aveuglement des dirigeants. L’extraversion économique, qui ne va pas sans le néocolonialisme. Ces trois maux sont solidaires. Ils provoquent le freinage de notre évolution civilisationnelle. Et ne consentent pas au développement de l’Homme intégral. Ils produisent presque tous nos désordres. Si nous sommes lucides, c’est là qu’il faut chercher nos problèmes.
Mauvaise pioche. À ces trois plaies héréditaires, il faut ajouter le modèle jacobin, rigide, de nos États. S’il y a une critique à faire de l’organisation du pouvoir en Afrique, ce serait surtout contre l’inefficacité de l’administration centrale et unitaire. Dont le système de production n’insiste pas sur les autonomies locales. La modélisation de nos États ne prend pas en compte la vigueur matérielle de nos sociétés. Or, pour que la fiction politique soit opérante, et moins artificielle, elle doit se confondre avec les corps communautaires. Et leur transférer plus de responsabilités. Au Sénégal, comme partout ailleurs en Afrique, le pouvoir est concentré entre les mains de quelques élites urbaines. Au détriment des communautés locales et des formations sociales de base. Cette représentation, d’une certaine manière, est antidémocratique. Elle marginalise la « société réelle ». Au fond, les jeunes, qui demandaient la fin du couvre-feu manifestaient un ras-le-bol. Celui de vivre dans un pays où ils ne sont concernés que par très peu de choses. Un drapeau, un hymne, des symboles lointains. Une équipe nationale de football. Souvent, des élections.
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