AFFAIRE TELIKO, LES ENJEUX D'UN MALAISE PROFOND
Malgré la sortie du premier président de la Cour suprême, il ne faut pas s’attendre à un armistice entre les magistrats progressistes qui se battent pour la libération de la justice et les conservateurs qui militent en faveur du statu quo
Qui veut noyer son chien l’accuse de rage. Aux vraies questions soulevées par l’Union des magistrats sénégalais (UMS) par rapport à l’indépendance de la justice, la chancellerie répond par une grande diversion qui aura duré plusieurs semaines, allant jusqu’à pousser le très taiseux et émérite magistrat Cheikh Tidiane Coulibaly, Premier président de la Cour suprême, à faire une sortie publique, pour rappeler les principes aux uns et aux autres. Quoique rassurante, cette sortie du premier président est loin de mettre un terme au bras de fer entre la chancellerie et le ‘’syndicat’’ des magistrats.
De part et d’autre, on affûte les armes et se prépare à l’assaut final, malgré l’annulation de la conférence de presse initialement prévue aujourd’hui par les services du garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Il n’empêche, au sein de la magistrature, les langues se délient sur certains griefs reprochés au président Souleymane Téliko. A l’instar de Madiambal Diagne qui accusait le juge Souleymane Téliko d’être un magistrat pro opposition, l’Inspection générale de l’administration de la justice aurait retenu, entre autres arguments, l’article 14 de la loi 2017-10 du 17 janvier 2017 portant statut des magistrats. Un argument qui interpelle certains magistrats.
En effet, ledit article prévoit, en son alinéa 1er : ‘’Les magistrats, même en position de détachement, n’ont pas le droit d’adhérer à un parti politique et toute manifestation politique leur est interdite.
Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de même que toute démonstration politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions, leur sont également interdites.’’
Ce qui choque bien des magistrats, c’est surtout qu’attend la chancellerie pour traduire en Conseil de discipline des magistrats qui ont fait pire, en s’engageant de manière non équivoque dans la politique, aux côtés du président de la République. Quant à Souleymane Téliko, son seul tort a été de répondre à la question d’un journaliste portant sur un procès impliquant un acteur politique.
L’autre argument invoqué par l’Igaj, c’est la violation de son serment, prévu par l’article 9 du statut : ‘’Je jure de bien et loyalement remplir mes fonctions de magistrat, de les exercer en toute impartialité, dans le respect de la Constitution et des lois de la République, de garder scrupuleusement le secret des délibérations et des votes, de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation à titre privé sur les questions relevant de la compétence des juridictions et d’observer, en tout, la réserve, l’honneur et la dignité que ces fonctions imposent.’’
L’UMS ne lâche pas l’affectation ‘’illégale’’ de Ngor Diop
Tout est parti de l’affectation du magistrat Ngor Diop, ancien Président du tribunal d’instance de Podor. Quelques jours avant cette ‘’affectation-sanction’’, ledit magistrat avait condamné un dignitaire religieux. Ce, nonobstant les nombreuses interventions de l’autorité visant à classer l’affaire. Face à ce camouflet, l’Exécutif n’attendra même pas la prochaine réunion du Conseil supérieur de la magistrature, pour sévir contre le magistrat indélicat. Par le biais de la procédure exceptionnelle des consultations à domicile, Ngor Diop a été affecté comme conseiller à la Cour d’appel de Thiès.
Depuis lors, l’UMS s’est déployée comme elle ne l’avait jamais fait auparavant, pour barrer la route à ce qu’elle considère comme relevant d’une illégalité manifeste. Selon l’organisation, cette affectation viole, d’une part, les dispositions de la loi organique n°2017-11 portant organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature, d’autre part, la loi portant statut des magistrats. D’ailleurs, le recours pour excès de pouvoir a été déposé, hier, sur la table de la Cour suprême, pour demander l’annulation de l’acte.
Sur le premier argument, il ressort de l’article 6 de la loi sur le CSM, que la procédure des consultations à domicile ne peut être utilisée pour affecter un magistrat qu’en cas d’urgence. Selon l’alinéa 1er de ladite disposition, ‘’le CSM se réunit, au moins deux fois par an, sur convocation de son président (le président de la République)’’. Toutefois, précise l’alinéa 2, ‘’en cas d’urgence, le Conseil peut statuer par voie de consultation à domicile’’. En ce qui concerne la violation de la loi organique portant statut des magistrats, l’UMS convoque l’article 6. Celui-ci prévoit : ‘’En dehors des sanctions disciplinaires du premier degré, ils (les magistrats du siège) ne peuvent recevoir une affectation nouvelle, même par voie d’avancement, sans leur consentement préalable…’’ La seule dérogation est prévue en matière de nécessité de service, conformément aux articles 90 et suivants de la loi organique sur le statut des magistrats.
Cette nécessité de service est difficilement admissible dans l’affaire Ngor Diop, faisait savoir l’UMS. L’organisation en veut pour preuve le fait que le remplaçant de M. Diop vient de la cour ; il devait déposer ses baluchons (Cour d’appel de Thiès).
En fin de compte, estimait l’association, il n’y a dans cette affaire ni urgence, encore moins nécessité de service.
Entre tabou et soif d’indépendance
Pour beaucoup d’observateurs, ce dossier Ngor Diop a définitivement mis en lumière que l’indépendance de la justice, dans ce pays, est encore un grand leurre. Comment un magistrat peut être sanctionné pour avoir juste osé poursuivre et condamner un citoyen, fusse-t-il un dignitaire religieux ? Cela pose plus que jamais le problème de l’indépendance de la justice, plusieurs fois agitée.
Pour rappel, en matière de nomination des magistrats, le Conseil supérieur de la magistrature donne des avis. Les propositions appartiennent exclusivement au ministre de la Justice, donc à l’Exécutif. Et c’est là une des sources profondes du mal, n’a cessé de dire l’Union des magistrats sénégalais.
Dans sa dernière sortie, le premier président de la Cour suprême appelle, en filigrane, l’UMS à limiter ses critiques sur l’institution judiciaire. En effet, l’organisation n’a eu de cesse de faire des sorties au vitriol pour regretter un manque d’indépendance de la justice. Cette question doit-elle rester un tabou chez les magistrats ? Qui, mieux que les magistrats, pourraient mener le combat pour une justice plus performante ? Quelle serait l’utilité de l’UMS, si l’organisation n’a le droit de se prononcer que sur les intérêts matériels des magistrats ? Autant de questions qui ne manqueront certainement pas de se poser au sein de l’institution judiciaire.
En tout cas, cette question de l’indépendance des magistrats se pose plus que jamais, avec l’affaire Ngor Diop. Pourtant, en 2018, sur commande même du président de la République, d’importantes concertations avaient réuni tous les acteurs de la justice, sous la houlette de l’éminent juriste, le professeur Isaac Yankhoba Ndiaye, pour panser les maux dont souffre le troisième pouvoir. Plus de deux ans après, les conclusions du Comité de concertation sur la modernisation de la justice dorment dans les tiroirs, à l’instar de celles de la Commission nationale de réforme des institutions.
Les recommandations salvatrices sous le coude du président
Globalement, les réformes alors proposées tournaient autour de trois problématiques principales. Il s’agit du statut des magistrats, du Conseil supérieur de la magistrature et de la carte judiciaire nationale. Ironie de l’histoire, l’un des participants les plus assidus, lors de ces concertations sur le devenir de la justice, c’était l’actuel premier président de la Cour suprême, Cheikh Ahmed Tidiane Coulibaly, souligne le rapport.
D’ailleurs, parmi les recommandations fortes, le Comité de concertation préconisait que la présidence du Conseil supérieur de la magistrature soit confiée au premier président de la Cour suprême et non plus au président de la République. Pendant ce temps, la vice-présidence devait revenir au procureur général près la Cour suprême.
Selon le rapport parcouru par ‘’EnQuête’’, le CSM devait prendre en charge la carrière des magistrats, la garantie de leur indépendance et le respect de la déontologie. ‘’Il s’agirait d’un Conseil supérieur de la magistrature rénové aux couleurs de l’autonomie, de l’indépendance, identifiants essentiels dans la mise en place de la modernisation de la justice, en conformité avec les exigences démocratiques contemporaines’’, lit-on dans le rapport.
Parmi les autres recommandations fortes, il y a notamment l’éviction du président de la République qui ne siégerait plus au Conseil en principe ; l’ouverture du CSM à d’autres membres provenant de professions ou de profils divers, (notamment des professions judiciaires, de l’université, des personnalités indépendantes), l’augmentation du nombre de magistrats élus par leurs pairs, la mise en place d’un système transparent d’avancement…
Ce système, selon le rapport, doit essentiellement être fondé sur des critères du mérite, de la compétence, des responsabilités exercées, de l’expérience, de l’ancienneté, de l’intégrité avec un appel à candidatures suivi d’une évaluation objective sur la base de normes standards. En outre, il était aussi préconisé la reconnaissance du pouvoir de saisine du CSM aux chefs de cour et des parquets généraux en matière disciplinaire.
Relativement au statut des magistrats, l’option retenue était d’arriver à ‘’une objectivation’’ dudit statut et à ‘’un rééquilibrage des pouvoirs du parquet’’. A en croire le comité, il est nécessaire, ‘’tout en admettant le lien fonctionnel entre l’Exécutif et le parquet, d’encadrer davantage les prérogatives que la loi reconnaît à l’autorité de tutelle qui, bien qu’inhérentes au système de référence, ne devraient pouvoir inhiber le principe d’indépendance qui profite à tous les magistrats, même si celui-ci se présente selon une intensité variable, en raison des fonctions exercées : unité de corps, dualité des fonctions’’.
Aux fins de garantir l’indépendance des magistrats, le comité avait également proposé de transférer la prérogative de proposer des nominations de certains magistrats, du ministre de la Justice au Conseil supérieur de la magistrature. Il devait en être ainsi des magistrats de la Cour suprême, des chefs de juridiction et de parquet, à l’exception des présidents de tribunaux d’instance. Pour les autres magistrats, la prérogative de proposition reste, selon les recommandations, entre les mains du garde des Sceaux, sur avis conforme du CSM. Pour ce qui est de la proposition de nomination aux grades et fonctions, le ministre en avait la prérogative, après avis de la commission d’évaluation installée au sein du CSM, sur la base de critères objectifs prédéterminés et transparents.
Le comité préconisait également un encadrement strict du recours à la notion de nécessité de service. De même, il avait été recommandé une interdiction formelle des injonctions individuelles au parquet ; celle de toute atteinte à la liberté d’opinion du parquet à l’audience, entre autres.
Sur la fameuse question de la retraite, le comité demandait qu’elle soit fixée à 68 ans pour le magistrat du grade hors hiérarchie, justifiant de six (6) ans d‘ancienneté, selon un système d’option, ainsi que la revalorisation de la pension.