JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (2/6)
EXCLUSIF SENEPLUS - Son emprisonnement au fort Saint-Joseph et les manifestations de solidarité dont il a bénéficié auprès des marchands traditionnels démontrent à quel point il était devenu un personnage influent du commerce sénégambien
Efforts de Yuba en faveur de la pénétration anglaise en Sénégambie
Depuis son retour en Afrique, Yuba demeurait en correspondance avec ses protecteurs anglais et en particulier avec la Royal African Company. Nous avons pu retrouver une lettre en arabe écrite probablement par Yuba lui-même et adressée à Sir Hans Sloane à qui il exprimait sa reconnaissance, ainsi qu’à tous ceux qui avaient contribué à sa libération.7
A la lecture des lettres de remerciements de Yuba, l’on serait tenté de croire que celui-ci devait sa libération aux seuls sentiments philanthropiques de ses protecteurs. A la vérité, la libération de Yuba était avant tout le résultat des calculs mercantiles de la Royal African Company. Les négociants et armateurs anglais voyaient en Yuba un personnage dont l’influence supposée dans son pays serait utilisée pour promouvoir les intérêts de la Royal African Company qui aspirait au monopole du commerce de la Sénégambie. En tout cas, c’est ce qui ressort des aveux aussi bien de la compagnie que d’autres protecteurs de Yuba. Ainsi dans la lettre que la compagnie adressait au gouverneur de James Fort pour lui recommander Yuba :
« Nous vous recommandons vivement de le traiter avec gentillesse durant son séjour et de veiller à ce qu’aucun de ses effets ne se perde ou ne soit détourné. Et dès que viendra la saison pour lui faire remonter le fleuve, nous vous suggérons de le transporter avec toutes ses affaires à notre comptoir le plus haut sur le fleuve. Et afin de lui permettre de rentrer dans son pays en sécurité, vous le placerez sous la protection de toute personne en qui vous feriez confiance. Si la personne qui l’accompagnera désirait parvenir jusqu'à l’intérieure de son pays (le Bundu), elle pourrait par ce moyen rendre service à la compagnie en ouvrant et en entretenant un commerce et une correspondance entre les indigènes de cette contrée et nos comptoirs du haut du fleuve ». 8
Les déclarations de Thomas Bluett sont encore plus explicites :
« Considérant son obligeance à l’égard des anglais, il pourrait en temps opportun rendre un service considérable à nous tous. Et nous avons raisons d’espérer cela à cause des assurances reçues de Job qu’en toutes circonstances il déploierait ses meilleurs efforts pour promouvoir le commerce anglais avant tout autre. » 9
Dans leur tentative d’expansion commerciale en Sénégambie, les Anglais disposaient d’un agent sûr en la personne de Yuba. Celui-ci prit part à plusieurs missions d’exploration destinées à établir des relations entre la côte et l’intérieur.
En janvier 1736, il était guide de la mission conduite par Thomas Hull, neveu de Richard Hull gouverneur de James Fort. Cette mission avait pour but d’explorer les mines d’or du Bambuk situées au sud- est du Bundu. Au printemps de 1737, la Royal African Company mettait sur pied à Londres une importante mission. Celle-ci était dirigée par un certain Melchior de Jaspas, un Arménien parlant l’arabe à qui furent adjoints James Anderson, un jeune Anglais parlant français et désireux d’aventures, et un esclave iranien nommé joseph.
Bien que la composition de cette mission puisse paraître étrange, pour la compagnie il s’agissait de mettre à profit les connaissances linguistiques des membres qui la composaient. Elle leur remit des cadeaux à l’intention de Yuba et dans une lettre adressée à ce dernier elle lui demandait de faire tout ce qui est en son pouvoir pour développer les relations commerciales entre le Bundu et les comptoirs de la Gambie10. La mission reçut l’ordre de se rendre au Bundu pour travailler de concert avec Yuba.
La mission de Jaspas n’aboutit cependant qu’à des résultats médiocres. Dès son arrivée à James Fort, elle fut en butte à des manifestations d’hostilité raciale des agents de la compagnie. Ces derniers en retardèrent les progrès tant qu’ils purent. Ce n’est qu’en janvier 1742 que nous apprenons que Jaspas avait réussi avec l’aide de Yuba à faire signer un traité de commerce avec un obscur chef maure, un certain « Haj Mouctari », marabout de « Porto-bar », agissant au nom de son roi « Habilila » de « Gannar ». Par ce traité, « Haj Mouctari » aurait accepté de réserver à la Royal African Company le commerce exclusif de la gomme.11 Mais cet accord ne semble pas avoir été suivi d’exécution.
En décembre 1736, Yuba était arrêté et emprisonné par les ordres du directeur du fort français de Saint-Joseph au royaume du Galam (Gajaaga). Il était accusé d’être un agent au service des Anglais : on redoutait qu’il ne vînt « établir son domicile sur le passage des captifs et à proximité des mines d’or, ce qu’il ne pouvait faire sans renverser les escales de Caignoux (Kenyu) et de Tamboncany (Tambukani). »12
A l’annonce de l’arrestation de Yuba, tous les marchands africains de la région déclenchèrent un mouvement de solidarité en sa faveur. Ils décidèrent à l’unanimité de boycotter le commerce français. Défense était faite à quiconque de faire la traite dans les escales françaises tant que Yuba ne serait pas libéré. Le trafic caravanier du Haut Fleuve fut entièrement détourné sur la Gambie au profit des Anglais.
A la fin de la saison de traite de 1736, les navires français rentrèrent vides à Saint-Louis. Le directeur du fort Saint-Joseph fut obligé de libérer Yuba.13
Jusqu’à sa mort, survenue probablement vers 177714, Yuba demeura en relations suivies avec les Anglais. Un moment, il sollicita même le soutien de la Royal African Company pour effectuer un voyage d’agrément en Angleterre. Mais la compagnie découragea cette initiative.
En même temps qu’il servait d’auxiliaire aux Anglais, Yuba développait ses propres activités marchandes. Son emprisonnement au fort Saint-Joseph et les manifestations de solidarité dont il a bénéficié auprès des marchands traditionnels démontrent à quel point il était devenu un personnage influent du commerce sénégambien. Il était en effet un actif trafiquant d’esclaves. Toutefois, instruit par ses propres aventures, il aurait tenté d’introduire quelques réformes dans l’institution de l’esclavage de traite. C’est ainsi qu’il passa un accord avec les agents de la Royal African Company par lequel les musulmans qui viendraient à être vendus à la compagnie seraient autorisés à se libérer contre rançon. C’est à la suite de cet accord que Yuba obtint en 1738 la libération de Lamine Ndiaye, le compagnon avec lequel il avait été transporté au Maryland. Hormis ce cas, nous n’avons pas d’autres preuves que l’accord fut appliqué de façon suivie. En fait, tout porte à croire que ce geste était uniquement destiné à ménager Yuba pour qu’il servît les desseins de la compagnie.
Sous ce rapport, même si au plan des réalisations concrètes les efforts de Yuba n’avaient pas abouti à des résultats durables, ils n’en avaient pas moins constitué un atout important pour les Anglais dans les rivalités coloniales qui les opposaient aux autres puissances maritimes en Sénégambie.
Rivalités coloniales sur la côte sénégambienne
Au XVIIIe siècle, le vocable de Sénégambie désignait pour les marchands et navigateurs européens les terres comprises entre le Sénégal et la Gambie, ainsi que les établissements fortifiés de la côte mauritanienne et les « Rivière du sud » (Casamance, Rio Cacheu), l'archipel des Bissagos (Bissau).
Cette région faisait l'objet d'une âpre rivalité entre les grandes puissances coloniales européennes pour une raison double. D'abord à cause de la position stratégique privilégiée qu'elle occupe dans l'Atlantique qui était, depuis les grandes découvertes maritimes des XV-XVIe siècles, devenue au détriment de la Méditerranée le principal axe du commerce international. Ensuite parce que la Sénégambie offrait l'avantage d'avoir un rivage côtier d'accès relativement facile pour les navigateurs, en même temps qu'elle possédait des voies d'eau menant à l'intérieur, dont la plupart étaient navigables sur une bonne partie de leur cours.
Les Portugais furent les premiers Européens à débarquer sur la côte sénégambienne. Ils gardèrent le monopole du commerce de cette région pratiquement jusqu'à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles15. A partir de cette période, ils furent supplantés par la Hollande qui était devenue la plus grande puissance coloniale européenne.
A suivre le 10 novembre prochain...
Texte préalablement paru en 1978 dans la collection "Les Africains" de Jeune Afrique qui a autorisé SenePlus à le republier.
JOB BEN SALOMON, MARABOUT NÉGRIER ET ESCLAVE AFFRANCHI (1/6)
7. Letter of Job Ben Salomon to Sir Hans Sloane, James Fort Rio Gambia. Decmber 8, 1734, in Sloane Papers Manuscript. Letter to Hans Sloane. Vol. XVIII, folio 341, British Museum, manuscript 4053.
8. P.R.0. T 70/55. Royal African Company To Richard Hull James Ford Gambia, London 4th July 1734.
9. Thomas Bluett, op. cit. pp 59 60. Voir aussi F. Moore, op. cit.pp 230-23
10. P.R.O. T 70/56. Royal African Company to Mr Job at Bundu in Africa 19 May 1737.
11. P.R.O. T 70/1424 f. 196.
12. A.N.F. Colonies C 611, de Saint Andon Gouverneur du Fort Saint – Louis à Compagnie des Indes. 2 décembre 1736.
13. Ibid.
14. John Nicholas. Literary Anecdotes of the Eighteegh Centry, vol 6.pp. 90 91.
15. Sur ce mouvement des « Grandes Découvertes Maritimes » dont le Portugal fut l'initiateur voir V. Magalhaes –Godinho, L'économie de l'empire portugais aux XVe et XVIe siècles, Paris 1969.