LE COUVRE-FEU EMPÊCHE CERTAINS TALIBÉS DE DÎNER
Selon une étude de l’ONG Save The Children, les enfants talibés sont les victimes oubliées de la pandémie. Ils souffrent plus des conséquences de la Covid-19 que de la maladie elle-même
Souvent oubliés dans les prises de décisions majeures, les talibés n’en demeurent pas moins impactés par leurs implications. Dans le cadre de la pandémie de coronavirus, leur vulnérabilité fait craindre le pire pour ces enfants qui parcourent les rues du Sénégal à quémander. Bien plus que le virus lui-même, ce sont les effets qu’il a générés qui leur ont fait le plus de mal. Un rapport de recherche sur l’impact de la pandémie de Covid-19 sur les enfants talibés a donné la parole à ces enfants marginalisés.
Publié hier par l’ONG Save the Children, il relève que ces derniers sont les victimes cachées de cette crise au Sénégal.
Réalisée entre les mois de mai et de novembre 2020, l’étude a ciblé 566 parents, tuteurs et enfants de 11 à 17 ans, à Kaolack, à Ziguinchor et dans la région de Dakar. Elle a permis de constater que les mesures restrictives et le contexte d’apparition et de développement de la pandémie ont grandement affecté les enfants talibés. ‘’De toutes les mesures restrictives, c’est surtout le couvre-feu qui a eu le plus de conséquences traumatiques et dramatiques sur les enfants talibés’’, assure l’ONG.
L’instauration de l’état d’urgence assorti d’un couvre-feu, de 20 h à 6 h du matin, ainsi que l’interdiction des déplacements interurbains n’ont pas manqué de chambouler le quotidien des enfants talibés et de bouleverser le déroulement de leurs activités quotidiennes, surtout celles relatives à la mendicité. Selon le rapport, 7 enfants talibés enquêtés sur 10 affirment que le couvre-feu a réduit la mobilité des enfants talibés. N’ayant plus la possibilité de quémander le repas du soir, l’écrasante majorité relève que la faim a été le problème le plus crucial, lors de l’instauration du couvre-feu : ‘’L’impact du couvre-feu chez les enfants talibés peut se résumer dans cette formule d’un enfant talibé : «La faim du soir et un lendemain matin long à attendre.»
Baisse des revenus journaliers tirés de la mendicité
Moins de mobilité veut aussi dire, pour ces enfants, moins de revenus tirés de la mendicité. Ainsi, près de la moitié des enfants talibés sondés par l’ONG ont soutenu que le couvre-feu a réduit le revenu journalier tiré de la mendicité. Ceci entrainant une diminution de l’argent à donner aux maîtres coraniques. Ces derniers se sont ajustés, en baissant le montant du versement quotidien exigé à chaque enfant talibé. La somme passe, par exemple, de 400 F à désormais 300 F ou 200 F par jour. Et les enfants qui ne parvenaient pas à respecter cette obligation, qu’ils perçoivent toutefois comme ‘’un don au maître qui t’enseigne’’, s’exposaient à des brimades.
Le fait surprenant de ce rapport reste que les enfants talibés semblent très faiblement touchés par la Covid-19. Malgré les fortes craintes au début de la pandémie, les résultats de l’étude révèlent que très peu d’enfants talibés ont été infectés par le coronavirus. ‘’Seulement 5 % des talibés enquêtés ont eu écho de cas de contamination à la Covid-19. Le faible nombre de cas d’enfants talibés contaminés par le coronavirus est du reste confirmé par les entretiens menés avec des acteurs institutionnels et communautaires qui, dans leur majorité, ont déclaré ne pas être informés d’enfants talibés ayant été infectés par la Covid-19’’, retient l’étude.
Conscient de l’existence de la maladie, près de trois-quarts des enfants talibés enquêtés y croient. Le contexte de la Covid-19 et les mesures restrictives ont entraîné plus de violence et d’isolement chez les talibés. Des enfants ont rapporté certaines violences policières, notamment dans les localités de Kaffrine et de Kolda. ‘’La violence policière pour faire respecter le couvre-feu et pour interdire la mendicité dans les marchés notamment, a été vécue avec beaucoup de douleur et d’amertume par les enfants talibés’’, constate l’ONG.
Des talibés victimes de la violence policière
Save The Children révèle, à travers son étude, que la pandémie et les mesures restrictives ont affecté le bien-être des talibés aux plans physique et psychique.
Selon le rapport, ‘’ils ont induit plus de violence, d’isolement, de brimades et de stigmatisation pour les enfants-talibés. Trois enfants talibés sur 5 se sentent moins heureux qu’avant l’arrivée de la Covid-19. La moitié des enfants talibés perçoit l’avenir avec beaucoup d’incertitudes (52,3 %)’’.
L’ONG appelle l’État du Sénégal à assurer pleinement ses responsabilités, à travers des politiques et réglementations rigoureuses visant à protéger les enfants talibés et à assurer leur bien-être social et psychologique. Car les talibés ont exprimé une forte aspiration à ‘’vivre comme les autres enfants’’. Autrement dit, à ‘’être considérés au sein de la société et de satisfaire l’ensemble de leurs besoins (physiologiques, d’épanouissement, de protection, d’alimentation, de considération)’’.
Un autre rapport s’est intéressé à l’impact de la pandémie sur les enfants travailleurs et en situation de handicap. Quatre-vingt-quatre pour cent d’entre eux ont témoigné de leurs craintes par rapport aux conséquences de la pandémie sur la santé, notamment en termes d’accès aux services de soins. Interrogés sur ce qu’ils ont le plus apprécié pendant cette période de pandémie de Covid-19, 95 % des enfants travailleurs et en situation de handicap ont fait le lien avec leur bien-être et le fait de passer plus de temps avec leurs parents.
MODERNISATION DES ‘’DAARAS’’
L’approche positive du concept ‘’Daara communautaire’’
Ils ont suscité beaucoup de polémiques, lors de leur lancement. Les ‘’daaras’’ offrent pourtant des expériences positives. Dans une note stratégique publiée hier, l’ONG Save The Children révèle les observations qu’elle a faites du concept de ‘’Daara communautaire’’ qu’elle a initié. La pandémie de coronavirus et les restrictions qui l’accompagnent ont amené à un retrait de beaucoup d’enfants talibés des rues. Et dans un contexte politique actuel favorable pour un plaidoyer, Save The Children appelle à l’identification et à l’activation de leviers pour une appropriation et une institutionnalisation du concept de ‘’Daara communautaire’’.
L’ONG a testé deux stratégies, à partir de 2008. Une première en milieu rural (région nord du Sénégal) avec ‘’le développement d’un modèle s’appuyant sur la recommunautarisation du ‘daara’ à travers les organisations communautaires d’appui au ‘daara’ garant et acteurs principaux de la mobilisation communautaire autour du ‘daara’. Et un seconde en milieu urbain (ville de Dakar) avec le développement d’un modèle s’appuyant sur l’implication des élus locaux pour construire un programme de gestion locale avec les ‘daaras’’’.
Les expériences ont montré que malgré la présupposée non-acceptation de la part des maîtres coraniques de l’introduction d’éléments comme le français et l’apprentissage aux métiers, le projet a suscité l’engouement et l’intérêt. Le programme-manager Save the Children témoigne : ‘’La découverte a été qu’en 45 jours, les enfants savaient tous compter jusqu’à 1 000 en français. C’était inattendu. On s’est rendu compte qu’à travers la mendicité, ils savaient faire le calcul et qu’en fin de compte, il leur manquait uniquement l’écrit.’’
La note stratégique intitulée ‘’Le concept ‘Daara communautaire’ : une solution à l’éducation, à la protection et au respect des droits des enfants talibés au Sénégal’’ précise que l’école formelle a été prise comme partenaire pour améliorer l’enseignement dans les ‘daaras’ et des volontaires de l’éducation ont été mis à contribution. Dans un cadre de travail partenarial large avec le Men et toutes les autres parties prenantes (y compris les représentations de maîtres coraniques), des inspecteurs ont été rassemblés pour élaborer un curriculum compressé en trois ans et un référentiel ‘Éducation de base aux enfants talibé’. A la fin de trois ans de formation, poursuit-elle, ce référentiel permet aux enfants de sortir avec le niveau CM2, CM1 ou CE2 et de faire la passerelle vers l’école formelle. Révisé depuis, ce référentiel est aujourd’hui à sa version n°3.
‘’Il y avait une réparation d’un forage à faire dans une communauté. Le projet a alors proposé d’organiser une formation en plomberie pour cinq enfants talibés. Cela répondait aux besoins de la communauté. La leçon apprise, c’est que si les activités répondent aux besoins concrets de la communauté, alors elle se mobilise et cela permet d’apporter des réponses d’intégration professionnelle des enfants talibés’’. Par cette anecdote, le programme-manager montre qu’avec la bonne méthode, tous les impliqués peuvent sortir gagnant de cette expérience.