LITTÉRATURE ET FABRIQUE DE L'UNIVERSEL
Je tenterai un jour d’écrire en sérère. Chaque écrivain tente d’inventer sa langue, qu'elle soit maternelle ou pas. Ce n'est pas parce que je suis un écrivain né en Afrique que ma première cible est nécessairement africaine - ENTRETIEN AVEC FELWINE SARR
Felwine Sarr est écrivain, économiste et musicien. Dans ses romans comme dans ses essais, depuis Afrotopia (2016) sur l’avenir du continent africain, jusqu’à La Saveur des derniers mètres (2021), carnet de voyage et récit d’un cheminement intellectuel, en passant par le rapport coécrit avec Bénédicte Savoy sur la restitution du patrimoine africain, Felwine Sarr place les notions de liens, de relation et d’altérité au cœur d’une réflexion sur les rapports entre les individus, les sociétés et les continents. Il évoque dans cet entretien le rôle propre de la littérature – fiction ou poésie – dans la production de ces liens, et l’émergence d’espaces politiques communs.
Au cours de votre parcours, vous avez occupé plusieurs positions – de la musique à l’économie, de la philosophie au roman – qui n’impliquent pas le même rapport à l’action. Pourriez-vous nous dire quelques mots de votre rapport à la politique ?
Effectivement, tous ces domaines n’engagent pas le même rapport à l’action. Cela dit, j’ai le sentiment que le roman reste un lieu privilégié pour renouveler le rapport qu’on établit avec le monde, puisque c’est là que se réinventent justement les imaginaires.
Quand la réalité ne nous satisfait pas, la fiction permet de reconstruire les modalités de notre présence, en instaurant une parole créative et opératoire. Je crois que l’espace politique est d’abord celui du lien. Renouveler ce lien revient à transformer ce qui nous unit en tant qu’individus, mais aussi en tant que société. Parce qu’il est un espace de représentation et d’expérimentation, le roman répond à cet impératif. Je pense que c’est là que se situe son engagement le plus profond. On peut être tenté de croire que le lieu de l’engagement se situe du côté des textes qui répondent à un besoin conjoncturel, mais je crois, au contraire, que l’engagement le plus profond et le plus durable, celui qui renouvelle les structures imaginaires du groupe, se situe du côté de la fiction.
Pensez-vous à des utopies ou à des dystopies particulières ?
Absolument. Si l’on prend les romans subsahariens, par exemple, ce sont des textes qui expriment avant tout le réel, mais aussi l’excès de réalité, le surréel, ainsi que les réels à venir, ceux que l’on imagine. Toute la littérature africaine des années 1950 et 1960 a contribué à révéler les indépendances et les émancipations, ainsi qu’à figurer des jours nouveaux.
Les années 1970 et 1980, en revanche, ont produit une littérature de la désillusion, qui a décrit les espoirs inaboutis, les projets révolutionnaires déçus, les émancipations ratées. Cette dernière décennie, j’ai plutôt le sentiment d’une littérature qui n’évolue plus sous le signe du manque et de la perte, mais qui reconstruit des perspectives d’avenir.
Vous insistez beaucoup sur la fiction. Diriez-vous la même chose de la poésie ? Pensez-vous qu’elle soit susceptible de charrier une portée politique ?
Je crois que la poésie est une clé fondamentale, qui nous fait apparaître et toucher l’indicible. Je la place au-dessus de tout, comme la forme d’expression la plus élevée. C’est un domaine dont les ressources et les significations se renouvellent à l’infini. Dès l’instant où elle ouvre l’espace qui réinvente le sens et fait signe vers de nouvelles réalités, elle dispose nécessairement d’une portée politique. À mon sens, il faut distinguer entre un rapport immédiat au politique, qui est anecdotique et souvent instrumental, et se construit face à une réalité avec laquelle on est en désaccord, et un rapport beaucoup plus profond, qui s’attache à transformer les liens qui nous unissent avec les humains, les non-humains, la société, ou le groupe, et à repenser la manière dont nous faisons sens collectivement. La question de la production du sens collectif est, à cet égard, éminemment politique, et les espaces ouverts par la littérature agissent comme autant de lieux de désintoxication.
Vous êtes à la fois économiste, écrivain, philosophe et musicien : quelle est selon vous la fonction la plus politique ? Quelles modalités d’action vous semblent conciliables, inconciliables, possibles ? Vous avez également l’expérience de trois continents. Pourriez-vous nous dire un mot sur les différences que vous avez constatées dans l’exercice de vos fonctions selon la zone géographique ?
Tout dépend des lieux et des questions que l’on aborde, ainsi que des véhicules que l’on décide d’emprunter. Quand on vit en Afrique, on est constamment requis par une sorte d’urgence transformationnelle. On fait face à des problématiques auxquelles on est amené à répondre, et qu’il est extrêmement difficile de faire dialoguer avec les autres temporalités. Le travail universitaire, par exemple, s’accommode du temps long. Quand on s’y engage, on n’est pas tenu de répondre à l’immédiateté. Mais lorsqu’on a décidé de mener son travail de recherche sur le continent, on est sans cesse interpellé par l’urgence que communique la vie quotidienne. La grande difficulté consiste à savoir concilier ces différents impératifs.
Comment négocier entre une demande pressante de démocratie, de justice sociale, d’équité ou de praxis transformatrice et une réflexion au long cours sur l’utopie, qui doit se dessiner dans l’espace imaginaire, et n’a pas vocation à être construite en un jour ? Je crois encore qu’une voie de conciliation est possible, et qu’il est envisageable de faire son travail d’universitaire tout en répondant aux questions qui nous somment de nous engager aujourd’hui.
En France, les coordonnées du problème sont sensiblement différentes.
Ce que je trouve intéressant, et délicat, est l’omniprésence de la question du positionnement. J’ai personnellement passé une partie de mon enfance et fait mes études supérieures en France. J’y ai vécu au total une vingtaine d’années avant de retourner enseigner au Sénégal. Je trouve que les débats y sont toujours difficiles, car il faut constamment renégocier le lieu depuis lequel on parle. Si, comme moi, vous êtes considéré comme un sujet « postcolonial », vous aurez beau avoir vécu dans le pays, en être familier, le connaître, on vous sommera toujours d’indiquer le lieu, la perspective depuis lesquels vous parlez. Il faut sans cesse débroussailler l’ensemble des présupposés qui sont censés refléter votre identité, sans quoi on vous cantonnera aux problématiques liées à l’Afrique ou à la « décolonialité ». Ce sont là les seules questions pour lesquelles on vous estimera légitime à prendre la parole, du moins les seules pour lesquelles on vous interrogera. On vous renverra inlassablement à votre altérite réelle ou supposée. Je trouve qu’il y a, en France, une véritable difficulté à se frayer un chemin parmi les assignations.
Passer par la littérature ne vous a pas permis d’échapper à ce genre d’assignations ?
Au contraire. De manière tout à fait significative, la littérature a été mise de côté. J’ai sorti mon premier roman, Dahij, en 20091. Il traitait de quête éthique, esthétique et spirituelle au travers des textes littéraires et de la pratique artistique. Cependant, lorsque les contempteurs de la restitution ont voulu faire une critique de notre travail à Bénédicte Savoy et moi-même2, leur stratégie a été de tenter de me dépeindre comme un idéologue forcené et de m’essentialiser. Ils sont allés chercher dans Afrotopia 3 un florilège de phrases sorties de leur contexte pour tâcher de construire un discours totalement idéologique. Mon travail littéraire, pourtant, jurait avec ce portrait : mon rapport à l’Asie, mon intérêt pour la transdisciplinarité culturelle, mes affinités électives avec Césaire, Rumi, René Char et Pascal Quignard, etc. Tout cela résume la grande difficulté que j’identifie dans le débat français : il faut toujours, avant d’aborder la question qui vous intéresse, tenter de sortir de la nasse que l’on vous tisse. Je ne vis pas aux États-Unis depuis très longtemps, aussi n’ai-je pas encore le recul suffisant pour évaluer quelle est l’ambiance du débat intellectuel. J’ai néanmoins le sentiment d’une plus grande ouverture épistémologique dans le champ académique. On est laissé libre d’explorer les sentiers que l’on veut.
Aux États-Unis, la théorisation postcoloniale est pourtant extrêmement forte, et les identités universitaires très marquées.
C’est vrai, mais cela me paraît pluriel, non idéologique et, surtout, dépourvu d’assignations. Ceux qui désirent réfléchir sur la décolonialité sont libres de le faire, et ceux qui ne veulent pas n’y sont pas contraints.
Dans les espaces de débat où je me suis rendu, je n’ai pas constaté d’injonction à penser dans un sens ou dans un autre. Je pense qu’on se fait en Europe une idée caricaturale des postcolonial studies aux États-Unis, lesquelles sont un champ vaste, complexe et hétéronome, où la contradiction et le débat ont toute leur place. Contrairement à ce qui a pu se produire en France, avec la querelle autour de l’islamo-gauchisme, on ne décrète pas a priori que certains discours seront bannis de l’espace académique, car prétendument fondés sur de l’idéologie. Il y a, en France, comme une sorte de dépréciation des capacités critiques des intellectuels, comme si l’on doutait que les universitaires puissent faire la part des choses entre ce qui relève de l’idéologie et ce qui relève du débat critique.
En France, une partie des discussions s’est focalisée sur la question de l’« universel ». Quel regard portez-vous sur les différentes idéalisations de cette notion, qui écrasent un certain nombre de voix ?
Ce concept d’universel, il est tout à fait possible d’en faire l’archéologie.
Par conséquent, on ne peut plus l’employer in abstracto, en feignant d’ignorer la façon dont il a servi, à une époque, à nier la pluralité des visages de l’humanité. Je ne crois pas que le désir d’universel, entendu comme le fait de considérer que nous partageons tous la même condition humaine, soit fondamentalement mauvais. L’universel peut légitimement être un de nos horizons, à condition qu’il soit, comme le dit Aimé Césaire, « riche de tous les particuliers ». L’universel à visage unique, produit d’une certaine épistémè occidentale, née dans une géographie située, n’est rien d’autre qu’une fiction. L’universel véritable s’inscrit au contraire dans la pluralité et la diversité ; c’est un universel additif et non soustractif. Il ne s’agit pas de réduire les visages de l’expérience humaine à une occurrence, mais de multiplier autant que faire se peut les regards et les perspectives.
C’est cette acception du concept qu’une certaine frange refuse aujourd’hui d’entendre. L’universel nous a été opposé lorsque nous avons réclamé la restitution d’objets de l’art africain. On nous a répliqué que ces objets appartenaient au patrimoine artistique universel, comme s’ils étaient moins universels en étant exposés à Dakar ou à Bamako que dans les musées d’Angleterre, de Belgique ou de France. Aujourd’hui, l’universel est devenu une sorte d’épouvantail pour nier l’altérité.
La littérature est-elle justement un instrument pour fabriquer de l’universel, ou pour permettre d’enrichir nos propres vues sur le concept ?
Quand je lis Cent Ans de solitude, qui se déroule en Amérique latine, moi qui suis sénégalais, je suis capable de m’identifier aux personnages et d’entrer en empathie. Il y a ici de la production d’universel. Les questions soulevées par le texte littéraire résonnent profondément en moi ;
quelque chose qui relève du lien fondamental me lie à ces individus, qui sont pourtant loin de ma réalité. De la même manière, quand je lis les Confessions d’un masque d’Yukio Mishima, quand je découvre les tribulations d’un jeune homme qui lutte pour assumer sa sexualité, je retrouve une figure de l’universalité de la condition humaine et de ses questionnements. C’est cela qui est intéressant dans le texte littéraire : il nous ramène à l’unité des questions existentielles qui nous traversent et qui font de nous des humains.
À vous entendre, l’universel se situerait beaucoup plus du côté d’une littérature conçue comme politique relationnelle que du côté d’une littérature de l’intime.
Au contraire. Même le texte de l’intime, du retrait, même le texte de la voix singulière peut résonner en moi comme en une multiplicité de lecteurs.
En ce sens, et paradoxalement peut-être, l’intime aussi est relation.
Il fait accéder à des espaces de l’être que l’on n’arrivait pas à formuler, et que l’écrivain sait exprimer avec talent. Ce faisant, il peut nous rendre intelligible cette prescience que nous avons parfois de nous-mêmes et que nous ne savons pas toujours identifier. Le travail de l’autre sur la langue et dans la langue me parle ; même intime, même singulier, c’est un travail du lien qui révèle les autres à eux-mêmes. À partir du moment où le dialogue est établi, peut émerger une communauté affective, élective et de sens.
Avez-vous le sentiment que littérature peut contribuer à la démocratie ?
Je crois que la littérature peut être un espace du commun. À bien y regarder, la langue reste un des premiers communs que l’on partage, à plus forte raison la langue littéraire. Encore faut-il, bien sûr, qu’elle puisse dépasser les formes écrites et qu’elle ne soit pas réservée à une élite qui a accès aux codes et aux signes. Dans ces conditions, je crois qu’elle peut devenir un espace de création du lien, de pluralisation de l’identité, d’élection affective, de résonance, qui doit permettre de négocier intelligemment les différences.
Le choix de la langue, le fait d’écrire dans une langue plutôt que dans une autre, compte également dans la pratique d’un écrivain. Est-ce une question que vous vous êtes déjà posée ?
C’est effectivement une question importante, que nous nous posons et qu’on nous pose régulièrement dans les pays dits d’Afrique francophone.
C’est une question sérieuse, qui engage toute une réflexion sur la littérature en langues africaines, car une partie importante de notre public ne parle pas le français ni les langues européennes. Beaucoup d’auteurs ont fait le choix d’écrire dans leur langue maternelle. Ces initiatives sont importantes. Elles ont le mérite de révéler les imaginaires et les mondes contenus dans ces langues. Je pense également qu’au-delà des textes écrits, la littérature orale est cruciale. Au fond, la question est peut-être de savoir comment oraliser de plus en plus les textes écrits. Comment faire en sorte de véhiculer les imaginaires dans un spectre beaucoup plus large ? Je pense ici à des formes comme la chanson, le texte oral, ou même le cinéma. L’idée est d’incarner le propos dans une pluralité de médiums pour toucher un maximum de gens.
J’ajouterais qu’il est important de considérer qu’on parle à la fois à ses proches et à tout le monde. Il faut se défaire d’une certaine conception qui voudrait que, si je suis un écrivain né en Afrique, ma première cible soit les Africains. Ce n’est pas nécessairement le cas. Si j’aborde une question qui relève de notre tension existentielle, si je parle de solitude, de perte, d’amour, de lien dans ma littérature, ma cible sera avant tout mes semblables, ceux qui partagent mon humaine condition. Je ne prétends pas nier que nous venons tous de quelque part, que nous sommes des êtres situés, susceptibles de développer des proximités affectives. Mais il faut sortir de cette assignation qui nous somme de parler en priorité à certains et pas à d’autres.
Votre choix s’est donc porté sur le français, mais il aurait pu vous diriger vers une autre langue ?
Tout à fait, pour l’heure. Je tenterai un jour d’écrire en sérère. Je crois aussi que chaque écrivain tente d’inventer sa propre langue, que cette langue soit celle dite maternelle ou pas. À partir du moment où un artiste s’empare d’un mode d’expression, il le distord. Tel écrivain aura sa rythmique, sa prosodie, sa manière de faire sens, etc. Il y a également des problématiques liées à la traduction, qui n’est pas exempte de rapports de force. Fondamentalement, il importe de s’adresser à l’âme du monde.
1 - Felwine Sarr, Dahij, Paris, Gallimard, 2009.
2 - Emmanuel Macron a confié en mars 2018 à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy une mission sur la restitution du patrimoine africain. Le rapport « Restituer le patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle » a été remis en novembre 2018 au président de la République.
3 - Felwine Sarr, Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016.