RÉFLEXIONS SUR LES RELATIONS ENTRE LE MALI ET LE SÉNÉGAL*
Dans chacun de nos pays combien de couples binationaux existent ? Le problème de frontière n’a jamais constitué une entrave à leur ménage
Excellence, madame l’Ambassadeur du Mali, La République du Mali est le noyau de la région ouest du continent africain. D’abord par sa superficie, ensuite par sa centralité, enfin par son histoire. Par sa superficie, 1 240 000 km2 , le Mali occupe la cinquième partie du territoire de l’Afrique de l’Ouest, où se côtoient seize Etats nés pour la plupart des colonisations française, anglaise et portugaise, avec l’accession de ces pays à la souveraineté internationale à partir de 1957. A cela s’ajoute qu’il fait frontière avec sept pays que sont au nord l’Algérie, à l’est le Niger, au sud-est le Burkina Faso, au sud la Côte d’Ivoire, au sud-ouest la Guinée, à l’ouest le Sénégal et au nord-ouest la République Islamique de Mauritanie, reliant le Sable algérien du Nord à la Forêt ivoirienne au Sud, son grand voisin Nigérien de l’Est au Sénégal à l’Ouest. Son troisième atout, non des moindres, relève de la longue histoire de peuples civilisés dont le territoire fut le cadre, ayant atteint son apogée au XIVè siècle, sous le règne de l’Empereur Kankou Moussa dont les historiens s’accordent à magnifier le règne depuis son pèlerinage historique à la Mecque et qui dura un an, de 1324 à 1325. De tout cela, nous retiendrons aujourd’hui l’existence d’un pays « carrefour de civilisations » dont votre générosité me désigne, chers compatriotes Africains du Mali, pour témoigner de l’histoire.
Recevez l’expression de ma sincère gratitude chers organisateurs de la rencontre de ce soir dirigés par le Dr Danioko qui me faites là un honneur à valeur incommensurable. Parler de l’histoire du Mali et de ses relations avec le Sénégal est pour moi une tache exaltante et difficile. Exaltante parce qu’il s’agit pour ma modeste personne d’un grand pays, d’un pays d’hommes fiers, d’un pays dont le roi de la dernière province indépendante du XIXè siècle, Babemba Traoré, se sentant en position de faiblesse devant la prise de Sikasso, sa Capitale, par l’armée coloniale française, a préféré se donner la mort, le 1ermai 1898, plutôt que d’assister à l’assujettissement de son peuple, en laissant à la postérité cette expression : « Plutôt la mort que la honte », expression qui a depuis été un maillon fort dans la construction de la conscience du peuple malien.
C’était au soir de la vie des Etats souverains du Soudan-nigérien dont trois à cette époque firent les frais de l’armada coloniale : le royaume musulman de Ségou dirigé par Ahmadou Sékou, fils de l’érudit Sénégalais El hadj Oumar Tall d’ailleurs mort à Bandiagara dans les falaises du pays dogon, le royaume Senufo du Kénédougou avec à sa tête la dynastie des Traoré dont les plus connus restent incontestablement Tiéba et son jeune frère, chef d’état-major et successeur Babemba dont je viens de vous parler de la soif de liberté pour son peuple. Enfin l’indomptable empire du Wasulu dirigé par l’Almamy Samory Touré dont le jeune frère et chef de l’Etat-major des armées Kémé Birema infligea aux troupes coloniales une humiliante défaite, le 2 avril 1882, à la bataille de Woyowayankô, site à l’entrée de Bamako, votre belle et majestueuse Capitale, entourée par les collines dites de Koulouba trône du pouvoir malien d’aujourd’hui et traversé par l’immortel Niger qui chaque jour de Dieu transmet aux autres peuples frères du Niger et du Nigeria, votre soif d’amour et de fraternité, avant de se jeter dans l’Atlantique au Nigéria, pays d’Ousmane Dan Fodio, dont l’histoire retient qu’il a donné asile à Ahmadou Sékou de Ségou lorsque celui-ci fut chassé de son pouvoir par les Français en 1890. Mesdames, Messieurs, Chers compatriotes Africains du Mali.
Toutes les valeurs que je viens d’évoquer, trouvent leur « uni-cité » et leur fondement dans l’Empire du Mali, créé en 1236, avec l’adoption du texte fondamental de constitution de votre civilisation, de notre civilisation à nous descendants du peuple mandingue : la Charte de Kurukan Fuga, adoptée à Kangaba (actuelle ville malienne dans la région de Koulikoro), il y a de cela 775 ans aujourd’hui et qui s’est avérée être le premier texte constitutionnel d’un Etat civilisé, 553 ans avant les textes de la révolution française de 1789 et qui fait de nous des hommes civilisés, comme dirait l’autre, « civilisés jusqu’à la moelle des os ». C’était au lendemain de la victoire de Soundiata Keïta sur Soumaoro Kanté à la bataille de Kirina de 1235, quand les douze chefs militaires de la victoire mandingue se réunirent à Kurukan Fuga pour le serment de fidélité à Soundiata, donnant ainsi naissance à l’Empire du Mali, lequel brilla sur l’Afrique de l’Ouest, atteignant son apogée au XIVè siècle sous le règne de Kankou Moussa. Aujourd’hui encore, ce texte continue de gérer d’importants aspects des relations sociales de nos peuples. J’en veux pour preuves, et entre autres aspects, la parenté à plaisanterie et l’hospitalité connue sous le nom de diatiguiya à Bamako et de Téranga à Dakar.
De la parenté à plaisanterie, la Charte de Kurukanfuga dit en son article 7 :
« Il est institué entre les Mandenkas, le sanankunya (parenté à plaisanterie) et le tanamannyonya (pacte de sang). En conséquence, aucun différend né entre ces groupes ne doit dégénérer, le respect de l’autre étant la règle. Entre beaux-frères et belles-sœurs, entre grands-parents et petits-enfants, la tolérance et le chahut doivent être le principe ». Aujourd’hui encore, aucun de nous, Malien ou Sénégalais, n’a le droit de s’offusquer lorsque son parent à plaisanterie se moque de lui et cela quel que soit le terme utilisé. De même, le chahut des petits-enfants, même devant le cadavre d’un grand parent reste, chez nous, une pratique respectée, pour ne pas dire sacrée.
S’agissant de l’hospitalité dont le Sénégal est aujourd’hui connu comme le pays porteur par excellence de la valeur au point qu’on l’appelle « pays de la Téranga », la Charte de Kurukan Fuga stipule, en son article 24 : « Au Mandé, ne faites jamais du tort aux étrangers ». Voilà, Mesdames et Messieurs, campée notre appartenance commune à des valeurs et qui ont été le socle de la fraternité entre le Sénégal et le Mali, deux pays que tout a unis, que tout unit, que tout unira. Et quand l’hymne national du Sénégal commence par « Pincez tous vos koras et frappez les balafongs… », Léopold Sedar Senghor, l’auteur de ces vers, voulait ancrer son pays dans les valeurs du monde Mandingue car la kora et le balafong sont par excellence les instruments de musique de ce monde-là.
Recevant le Prix Kéba MBaye de l’Ethique, le 16 avril 2011, le Chef de l’Etat Malien, S. E. M. Amadou Toumani TOURE, criait sa conviction en ces termes : « Le Mali est la partie Orientale du Sénégal, le Sénégal est la partie Occidentale du Mali ». Le respectable homme d’Etat savait de quoi il parlait puisque la veille, il avait été choisi par Me Abdoulaye Wade, président de la République du Sénégal, comme l’Invité d’honneur de la cérémonie d’ouverture du Grand Théâtre de Dakar dont l’événement phare de l’inauguration a été la présentation de la pièce de théâtre Bafoulabé Mali Sadio, écrite par les auteurs Sénégalais Alioune Badara BEYE et Abdoulaye Racine SENGHOR, dans une mise en scène de Mamadou Seyba TRAORE. Ce texte était une commande du Président Sénégalais. Ah Bafoulabé !
Cette rencontre de deux fleuves, Bafing et Bakoye, qui à 150 kms en amont de Kayes, donnèrent naissance au fleuve Sénégal, ce géant de 1 700 kms que nous partageons avec nos frères de Mauritanie et de Guinée. Bafoulabé, du bambara « rencontre de deux fleuves », est peut-être le nom de cette ville malienne qui y naît, mais aussi est la rencontre de deux peuples Malien et Sénégalais qui le même jour, un certain 4 avril 1960, ont dans la communauté du sang, brûlé le drapeau français avec la naissance de la Fédération du Mali. C’est vrai qu’elle fut éphémère, la Fédération du Mali, l’impérialisme ne donnant aucune chance à cette haute entreprise humaine de grandir et de s’assumer en tant que fierté africaine sur les tribunes internationales.
L’histoire retient aujourd’hui, et cela personne ne peut l’effacer, que le Mali et le Sénégal se débarrassèrent ensemble du joug colonial, que le lien du sang se prolonge par le respect du même drapeau Vert-Jaune-Rouge et la croyance dans la même devise : « Un Peuple, Un But, Une Foi ». Que chaque génération découvre sa mission. La servir ou la trahir, dictait en principe l’Ecrivain martiniquais, Frantz Fanon.
Les Senghor et Modibo Keïta ont arraché des mains étrangères les terres de nos pères, nous avons l’impérieux devoir de réunifier nos peuples dans le cadre d’un même Etat indépendant, quelle qu’en soit la forme. Si la politique les a divisés, trouvons d’autres armes pour la réunification. C’est à ce seul prix que nos enfants seront plus heureux que nous. Déjà, ai-je dit, tout unit nos deux pays. Etats sahéliens exposés aux diverses formes de ravages climatiques, petits pays africains victimes de la « détérioration des termes de l’échange » d’un commerce injuste à nous imposé par l’Occident, notamment une Europe majestueusement et arrogamment installée sur des richesses volées à notre Continent, l’Europe que le grand poète martiniquais Aimé Césaire condamnait déjà, en 1950, comme « comptable du plus haut tas de cadavres de l’histoire » ! Voilà nos principaux partenaires dans l’histoire moderne de l’humanité et qui n’ont qu’une idée : s’enrichir, s’enrichir à tout prix, s’enrichir sans soucis, s’enrichir sans scrupule. Nous avons une bataille à mener : faire en sorte que l’Afrique sorte victorieuse de cette injuste guerre qu’on lui a imposée.
C’est cela notre mission : « la servir ou la trahir ». Comment sortir victorieux d’un tel combat quand, face aux Etats-Unis (400 000 000 hts sur 10 millions de km2 ), face à l’Union Européenne (27 anciens pays développés) face à la Chine (1 500 millions d’êtres humains) l’Afrique ne propose que 54 Etats-Virus méchamment largués sur la scène internationale au lendemain de la longue nuit coloniale ? L’Unité, mes chers compatriotes Africains du Mali, l’Unité ici et maintenant, car demain il sera trop tard. Les prémisses de cette unité existent. Dans chacun de nos pays combien de couples binationaux existent ? Le problème de frontière n’a jamais constitué une entrave à leur ménage.
A cela s’ajoute qu’historiquement, la notion de petit pays, de petit territoire est étrangère à l’Afrique. J’en veux pour preuve, le grand Manding qui au XIVè siècle s’étalait de l’Atlantique à l’Actuel Burkina Faso, de la frontière algérienne au nord de la Côte d’Ivoire. J’en veux pour preuve le Royaume Bambara de Ségou (au Mali) qui, sous Da Monzon Diarra (1808-1827), englobait le Nord de la Côte d’Ivoire. J’en veux pour preuve l’ancien royaume du Kongo dont le territoire a été, suite à la conférence de Berlin de 1884- 1885, divisé entre la Belgique, la France et le Portugal et dont les colonies ont constitué après 1960 l’essentiel des Etats du Congo Brazzaville et du Gabon pour la partie française, de la République Démocratique du Congo pour la partie belge et de l’actuelle République de l’Angola pour le territoire qui revenait au Portugal.
J’en veux, enfin, pour preuve l’impressionnant royaume Zoulou dirigé par Chaka au début du XIXè siècle qui englobait la plus grande partie de l’actuelle Afrique australe. C’est fort de ce savoir, qu’au lendemain des indépendances, trente-deux chefs d’Etats et de gouvernements africains se sont réunis à Addis-Abeba, en Ethiopie, pour signer le 25 mai 1963, sous le regard de l’Aîné, l’Empereur Haïlé Sélassié, la Charte de l’Organisation de l’Unité Africaine (O.U.A). Ils voulaient mettre l’Afrique à l’abri de la division, dans un monde marqué par la guerre froide née de la bipolarisation du monde entre Soviétiques et Américains, les deux grands du nouveau monde né de la Seconde guerre mondiale. Ils l’ont réussi. Ils ont arraché l’Afrique entière des mains coloniales et de trente-quatre en 1963, l’Afrique est aujourd’hui à cinquante-quatre Etats indépendants. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils ont rempli leur mission. Nous leur devons hommage. Aujourd’hui, l’histoire le retient : parce que des Africains l’ont voulu, l’Afrique a été arrachée des mains ennemies.
C’étaient des chefs d’Etats et de gouvernement. C’étaient aussi des Secrétaires Généraux de l’OUA et qui ont noms Diallo Telly, NZO Ekengaki, William Eteki MBoumoua, Edem Kodjo, Peter ONU, Idé Oumarou, Amara Essy et plus tard, Présidents pour l’Union Africaine, un certain Alpha Oumar Konaré, un des pères de la grande démocratie malienne et Jean Ping, l’actuel Magistrat de cette Union. Nous devons, hommes de culture, porter au niveau du firmament, le nom de ces Africains que rien ne doit ternir. Nous devons aussi parachever cette œuvre. Quand vous naissez dans une case construite par votre père, le devoir vous commande de la transformer en bâtiment. Ainsi va la vie.
Ainsi va le progrès de l’humanité, comme le pense le grand poète haïtien Jacques Roumain : « La vie est un fil qui ne se casse pas, qui ne se perd pas parce que chaque nègre durant son existence y fait un nœud. C’est ce qui rend la vie vivante dans le siècle des siècles, l’utilité de l’homme sur la terre ». Chers compatriotes Africains du Mali, Je vous remercie de m’avoir prêté l’oreille.
* Discours prononcé à Dakar, le 24 septembre 2011 lors de la Commémoration du 51ème anniversaire de l’indépendance du Mali