LES BONNES FEUILLES DU LIVRE D'IBOU FALL SUR SENGHOR
Sous la plume truculente et incisive de son talentueux auteur, le lecteur découvre des facettes inédites de celui qui a dirigé ce pays pendant 20 ans, avant de passer pacifiquement la main. Extraits
L’ouvrage que le journaliste Ibou Fall consacre à l’ancien président Senghor, paraît un peu plus de vingt ans après la disparition de ce dernier. Sous la plume truculente et incisive de son talentueux auteur, le lecteur découvre des facettes inédites de celui qui a dirigé ce pays pendant 20 ans, avant de passer pacifiquement la main. En hommage à ce que le pays aurait souhaité faire une «Année Senghor», mais que le Covid a plombé, Le Quotidien publie ici quelques extraits de l’ouvrage que son auteur présentera demain à la Fondation Léopold Sédar Senghor.
«Abdou Diouf et Jean Collin, le duo
Léopold Sédar Senghor renonce donc à ses charges de Président de la République du Sénégal. Ou plutôt, de cette République sénégalaise que son alchimie traîne tant à faire bourgeonner. Trente-cinq haletantes années et un article trente-cinq, il lui aura fallu.
L’aboutissement d’un processus dont le déclic capital est la modification du mode de succession par l’article 35 de la Constitution en décembre 1978. Un tour de passe-passe par lequel le Premier ministre succède au président de la République en terminant son mandat.
Senghor qui l’annonce à son successeur durant ses vacances de 1977 en Normandie, a déjà dans le viseur l’élection de 1978, pour un dernier magistère qui prend fin en 1983.
Il pense rendre les armes à mi-chemin, fin 1981
Le poète président ne jurerait pas la main sur une bible qu’Abdou Diouf pourrait se faire élire comme un grand pour lui succéder. Déjà, lorsqu’il s’agit de l’imposer à la tête de la coordination de l’Union progressiste sénégalaise, UPS, de Louga, il faut demander à Moustapha Cissé (parrain du tristement célèbre député Cissé Lô, « El Insultero ») de faire le ménage au point de dissoudre le conseil municipal que dirige Mansour Bouna Ndiaye…
Le longiligne Lougatois n’est pas le foudre de guerre, la bête politique capable de drainer les foules et embarquer les « barons » socialistes à sa suite. Les fortes têtes se voient mal, après le fascinant Senghor, accepter l’autorité d’un bien terne fonctionnaire : Amadou Cissé Dia, Alioune Badara Mbengue, Magatte Lô, Amadou Karim Gaye, Mady Cissokho, Lamine Diack.
On y compte aussi Caroline Faye, rare îlot féministe dans un océan de machisme, Adrien Senghor, l’influent neveu et, surtout, Babacar Bâ, mythique ministre des Finances dont la popularité dans le bassin arachidier et les milieux d’affaires bat tous les records. On le pressent à un moment comme l’héritier de Senghor, son successeur. Il faut à Jean Collin, marionnettiste hors-pair, des trésors d’ingéniosité pour l’écarter de la course à la succession, avec le concours d’Abdoulaye Diack, Ahmed Khalifa Niasse et… Abdoulaye Wade !
Oui, vous lisez bien : Maître Abdoulaye Wade, Laye Ndiombor, le futur ex-Pape du « Sopi »… Le premier congrès du PDS ne se tient pas innocemment à Kaolack. Un vieux compte à régler : en 1971, Abdoulaye Wade rêve tout haut du ministère des Finances, en remplacement de… Jean Collin. Senghor lui préfère Babacar Bâ.
Vous connaissez la suite
Abdou Diouf est un premier de la classe. Il fait ses devoirs et sait ses leçons, a l’échine souple, subodore le bon plaisir du maître, reste à sa place. Senghor voudrait bien qu’il fasse preuve de plus d’audace. Il n’en fera rien, à juste titre.
Ça fait longtemps que le poète président mise sur l’austère Abdou Diouf, longiligne administrateur des colonies sans aspérité, qu’il regarde avec un certain agacement de temps à autre : pas assez de caractère. Il n’en jette pas.
C’est paradoxalement cette congénitale « tare » qui en fait l’idéal successeur. Le pays que Senghor laisse derrière lui n’a pas besoin d’un aventurier fantaisiste qui en saperait les fondements en deux décrets audacieux sous le couvert d’un nationalisme de bon aloi.
Il se raconte qu’il est même question, pour booster sa popularité auprès des militants, de transférer les fonds politiques à la Primature. Diouf, alors Premier ministre et numéro deux du PS décline poliment l’offre. L’argent lui fait peur mais, surtout, il confie à un proche sur ce sujet : « Boûr dafa fîr (Un patron est toujours jaloux de sa cote d’amour)… Si c’est moi qui détiens les fonds politiques, les militants se mettront à me glorifier en oubliant Senghor dans leurs éloges ; le Président finira par en prendre ombrage et me limoger ».
Abdou Diouf se plie en huit, se fait plus que tout petit, et reste donc obstinément dans l’ombre de son patron. Au point que Senghor lui adresse un courrier teinté d’agacement : « Monsieur le Premier ministre, je constate qu’en dépit de mes instructions, vous persistez à toujours vouloir être derrière. Vous êtes le chef du Gouvernement de la République, donc vous devez être à côté du chef de l’État ».
La retenue d’Abdou Diouf, qui n’a de cesse de se faire oublier, est tout de même payante. Ce n’est pas de son côté qu’on guette les « coups d’État » ni même les coups d’éclats. Il est obéissant jusqu’au moindre détail, tant qu’on ne lui demande pas de jouer les hâbleurs.
Abdou Diouf n’est pas Mamadou Dia…
Le Lougatois est même plutôt prompt à se placer sous l’autorité des autres. Il se met d’ailleurs sous la protection de Jean Collin, habile manœuvrier, qui tire les ficelles des renseignements et du maintien de l’ordre depuis le ministère de l’Intérieur, à quelques jets de pierre du Palais présidentiel.
Ah, Jean-Baptiste Collin… Un Sénégalais pas comme les autres.
Né le 19 septembre 1924 à Paris, élève à Louis-le-Grand, ensuite formé sur les bancs de l’École nationale d’Administration de la France d’Outre-Mer, ENFOM, et à l’École des Langues orientales, il est parachuté au Cameroun où il sévit une décennie durant, au sein de l’administration coloniale. Puis il pose son baluchon au Sénégal à la fin des années quarante, à Diourbel plus précisément.
Nommé directeur de l’Information et de Radio-Dakar, il passe chef de cabinet du président du Conseil de Gouvernement, Mamadou Dia.
Résolument plus sénégalais que les Sénégalais ordinaires, Jean Collin est, entre autres, le rédacteur du fameux discours de Maître Valdiodio Ndiaye face à De Gaulle le 26 août 1958.
Pire, il passe outre les consignes de l’UPS, et vote « Non » lors du référendum de septembre 1958 qui vise à instaurer la Communauté franco-africaine. Il est même viré pour cette frasque et se retrouve gouverneur du Cap-Vert avant son come-back dans le gouvernement de Mamadou Dia, comme secrétaire général.
On le soupçonne d’être un communiste viscéral. Personne ne pourra jamais le prouver. Jean Collin est presque de la maison Senghor, lui qui épouse, en premières noces, Adèle Senghor, une nièce du Président et rêve un moment de lui succéder. Jusqu’à ce que l’évidence lui saute aux yeux : avec sa couleur de peau, lui, le « Sénégalais d’ethnie toubab » ne serait jamais élu. Il jette alors son dévolu sur le très conciliant Abdou Diouf, lequel voue une sorte de vénération à son aîné de l’ENFOM…
Abdou Diouf est l’exécutant obéissant qui ne se permet même pas en rêve de foucade sécessionniste contre la Françafrique. Il assimile la leçon en bas âge. Surgi de son ténébreux Louga natal, Saint-Louisien d’adoption, il tient tant à s’extirper de la fange indigène qu’il passe le bac quasiment sur son lit d’hôpital.
À l’École d’Administration de la France d’Outre-Mer, ça apprend à toiser la négraille avec quelque commisération, à mâter les récalcitrants et à deviner la direction des intérêts de la Métropole. Léopold Sédar Senghor y enseigne, Abdou Diouf y apprend, c’est même un premier de la classe. De ces monstres froids, fayots appliqués, ces cocktails de complexes, peu sûrs d’eux, larbins studieux, sans âme, inquiets de la moindre désapprobation des profs, à l’écoute des soupirs du maître, égocentriques oublieux, qui ne se retournent pas sur ceux qui les propulsent vers les sommets, détruisant sans un frisson de miséricorde tout ce qui fait salissure sur leur habit de lumière.
C’est après huit années d’hésitations qu’en 1970 Senghor se résout à créer le poste de Premier ministre, qu’il accompagne de son néologisme, la Primature.
Il n’est plus question de bicéphalisme depuis l’affaire Mamadou Dia. Le p’tit gars de Joal règne en maître absolu. Il ne peut composer qu’avec un collaborateur obéissant au doigt et à l’œil. L’administrateur de colonie Abdou Diouf n’a pas un poil de sourcil plus haut que l’autre. Il se fond idéalement dans le moule.
Le député kaki (…) Ah, Senghor et Dia…
Leur première rencontre commence mal. Escale à Fatick de Léopold Sédar Senghor, candidat à la députation en 1945. Mamadou Dia, directeur d’école hyperactif, se charge de lui parler au nom des populations qui l’accueillent sur la place du marché. Il ne cherche pas ses mots : « Je ne comprends pas que vous, jeune agrégé, au lieu de vous soucier de prendre la direction de l’enseignement en Afrique, vous vous préoccupiez d’avoir un mandat politique »…
Le candidat Senghor, diplomate, déjà fin politique, se fait également pédagogue face à l’impétueux directeur d’école : « Je comprends votre point de vue ; mais vous avez tort, parce que la politique, aussi, peut changer les mœurs, introduire un nouveau souffle ».
Le ton est donné ?
Amadou Moustapha Dia, né à Khombole le 10 juillet 1910, dans l’aride Baol, fils de policier ayant perdu la vie dans l’exercice de ses fonctions, est un premier de la classe. En 1927, au concours d’entrée à l’École Normale William Ponty de Gorée, il est le major de toute l’AOF. Très vite, il gravit les échelons d’enseignant, à Saint-Louis puis Fissel, avant de devenir directeur d’école à Fatick.
Mamadou Dia considère, en ce temps-là, la politique comme une activité avilissante, indigne du pieux musulman, de l’honnête homme, du pédagogue passionné de paysannat qu’il est… Jusqu’au jour où les notables de Fatick viennent le rencontrer en délégation.
Il est question de constituer une Assemblée territoriale : ils veulent que Mamadou Dia représente Fatick. En un mot comme en cent, qu’il entre en politique… Ils se chargent de le faire inscrire sur la liste SFIO, au moyen du parrainage de « Djaraaf » Ibrahima Seydou Ndaw et… Léopold Sédar Senghor. Il s’y plie en se bouchant le nez : il est en fin de compte l’un des douze élus du Sine-Saloum, parmi les cinquante membres du Grand Conseil de l’AOF. C’est son premier pas dans ce monde qu’il considère comme glauque.
Enfin, pas vraiment : avant ça, il publie déjà des textes subversifs sur la misère paysanne dans les journaux de l’époque, propose les coopératives comme solutions à l’économie rurale… Il tient une chronique, « Le Carnet du Pétitionnaire », dans Le Réveil du Rassemblement Démocratique Africain d’Houphouët ou bien, parfois, ses coups de sang giclent dans L’AOF de la SFIO.
Ce n’est pas exactement de la politique politicienne mais son engagement préfigure au moins une carrière de redresseur de torts. Senghor le lit régulièrement. Quand le député vient en tournée au Sénégal, il fait escale à Fatick. Lui et Mamadou Dia se parlent désormais beaucoup ; ils se voient aussi à Dakar. Et, durant les réunions de la SFIO, face aux obligés de Lamine Guèye, Mamadou Dia défend les positions de Senghor avec abnégation, même en son absence ; il devient son inconditionnel, son poulain, son complice ; ils s’écrivent aussi quand Senghor est en France…
La SFIO, tenue sous couple réglée par Lamine Coura, ne fait pas vraiment de la place à Senghor qui s’y sent à l’étroit. Sa voix dans les instances de la SFIO est inaudible, celle du défenseur de la paysannerie, des masses, des « petites patries » contre l’assimilation, la gabegie et le favoritisme des élites…
Un incident supplémentaire vient émailler la coexistence devenue difficile entre Senghor et Lamine Guèye intervient au moment de désigner un représentant du Sénégal à l’Assemblée de l’Union française.
Senghor propose son « poulain » Mamadou Dia ; Lamine Guèye impose Djim Momar Guèye, Kaolackois plein d’urbanités, expert-comptable, alors à la tête du Parti des Travaillistes indépendants, créé après son exclusion de la SFIO en 1946…
Sauf que Senghor n’est pas homme à renoncer, en dépit des apparences. Il tient à faire venir Mamadou Dia à Paris ; c’est son homme de confiance, il a besoin de son bagout, sa fougue, de faire entendre sa voix et sa vision à l’Assemblée de l’Union française, surtout sur les questions économiques… Il fait finalement passer un mode de scrutin à la proportionnelle pour que Mamadou Dia remporte en novembre 1948 le troisième siège destiné à l’AOF, celui de Conseiller Général de l’Union française, et devienne Grand Conseiller, basé à Paris.
S’ils s’entendent si bien, Senghor et Dia, au fond, c’est bien parce qu’ils ont un ennemi en commun : les féodalités de l’époque, contre lesquelles ils bataillent afin d’implanter le BDS dans tout le Sénégal. Les commandants de cercle, les chefs de canton, l’élite bourgeoise des Quatre Communes dont Maître Lamine Guèye est le Commandeur.
Senghor et ses acolytes forment le « parti des Badolos », des sans-culottes, si vous préférez, où affluent marabouts et talibés, paysans, ouvriers, instituteurs, petits commerçants et affairistes, artisans, agents intermédiaires…
Ils sont les indigènes que les Français regardent de haut. Le Sérère et le Toucouleur – ah, ces ruraux ! – que la société honorable wolofe examine comme une paire de bêtes curieuses, avec condescendance.
Le « député kaki » catholique, court sur pattes et à l’accent exotique, ne peut pas peser lourd face à l’altier Maître Lamine Coura Guèye, le dandy, citadin Saint-Louisien et Maire de Dakar, érudit de l’islam, docteur en droit, qui, de surcroît, quelque temps avant, lui met le pied à l’étrier…
Au fond, c’est la guerre du métissage qui est lancée : celui, rêvé par Maître Lamine Guèye qui tend à fondre tout ce beau monde de l’Outre-Mer dans la même catégorie de Français. Même nationalité, mêmes références, mêmes devoirs, mêmes droits et, à terme, même teint basané…
Le parfait assimilé.
Senghor imagine l’Universel autrement : l’identité de chacun acceptée dans son intégrité, avec, dans un foisonnement de différences, les accents, les croyances, les superstitions, les cultures et leurs « forces émotionnelles » pour s’accorder dans une symphonie de l’Humain.
« Assimiler mais ne pas être assimilé », précise-t-il au besoin.
Ironie de l’Histoire ? C’est la loi Lamine Guèye, promulguée le 1er juin 1946, qui fournit à Senghor la base électorale suffisante pour renverser son ex-mentor. Lorsque les législatives arrivent en 1951, les tranchées sont creusées entre deux visions du Monde Noir : Senghor face à Lamine Guèye, c’est le pays profond contre les villes de la Côte ouest, le rural contre le citadin, le rebelle face à l’obligé, l’authentique contre le déraciné, le Wolof contre les autres…
L’électeur doit choisir entre l’humble ou le mondain. Maître Lamine Guèye fait le beau dans les Quatre Communes ; Léopold Sédar Senghor laboure le pays profond. Il commence par rencontrer les chefs religieux, Serigne Fallou Mbacké et Serigne Ababacar Sy, sensibles à cette marque de considération que ne leur manifeste pas vraiment Lamine Guèye, musulman comme eux.
Anecdote qui est un classique dans l’univers mouride : lorsque Senghor rencontre Serigne Fallou, entre autres promesses de campagne, il s’engage à aider à l’achèvement des travaux de la mosquée de Touba. Et au moment où il prend congé de son hôte, Serigne Fallou, dans la pure tradition de chez nous, lui tend une liasse de billets en guise de frais de transport. Senghor le remercie, rajoute un billet symboliquement et retourne la liasse à Serigne Fallou en lui demandant de considérer cela comme un acompte, une obole pour la grande mosquée, en attendant qu’il soit en position de faire plus…
Lamine Guèye, lors de son escale à Touba en fin de campagne, quand Serigne Fallou lui tend une liasse au sortir de sa visite, la met machinalement dans sa poche en le remerciant.
Une différence de postures des deux candidats que le dignitaire mouride arbitre en faveur de Senghor, qui fait alors montre d’une plus grande perspicacité des codes de conduite de la société rurale… C’est une des raisons pour lesquelles la campagne de stigmatisation de Senghor par les militants de la SFIO, qui pointent du doigt sa foi chrétienne, sera de nul effet. Senghor, le Sérère catholique, est, malgré tout, des leurs… (…)
Enfin, la République du Sénégal
Une autre histoire commence, celle du face-à-face entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. Apparemment, ils sont complices. Mais la République du Sénégal est bicéphale. Un président de la République élu le 05 septembre 1960 par un collège électoral, sérère du Sine et catholique ; un chef de l’Exécutif venu du Baol, musulman, investi deux jours plus tard par l’Assemblée nationale.
Senghor, c’est secret de polichinelle, est ce chantre du métissage, poète balloté entre l’animisme originel et le catholicisme, esthète tourné vers l’Occident judéo-chrétien, la culture hellène, la France de la raison discursive, de la méthode et de l’organisation. Le regard qu’il porte sur « son » Sénégalais, n’est pas très optimiste : hédoniste peu travailleur, vaniteux que l’éthique n’étouffe pas. Il lui faut « amender son être », vaste programme n’est-ce pas, et son métissage avec la culture francophone est la clé majeure qui lui ouvre les portes de la citoyenneté universelle. Là, pas de doute, il y a du boulot.
Pour l’économiste Mamadou Dia, mutant surgi de son rude Baol, profondément musulman, « son » peuple sénégalais, est intègre, travailleur, austère jusqu’à l’ascétisme, socialisant, autogestionnaire, autocentré, ancré dans les valeurs islamiques, plutôt tourné vers l’Orient et le monde arabe. Enfin, il doit l’être, et c’est un impératif catégorique… En effet, ça ne rigole pas. (…)
Retour aux affaires sénégalo-sénégalaises.
On en est à la distribution des tâches, pour ne pas dire le partage du pouvoir, entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia.
Le président de la République est quasiment dans la représentation, surtout à l’étranger, tandis que le président du Conseil de Gouvernement… gouverne, selon les directives de l’Union progressiste sénégalaise.
L’UPS décide et le gouvernement s’exécute.
Senghor, le… poète président, semble trop aérien, lui qui voit une Afrique unie, un espace francophone homogène, du métissage en veux-tu, en voilà, une civilisation universelle…
On jurerait des utopies.
Justement, à l’étranger, ça préfère parler à celui qui gouverne. Surtout qu’avec Mamadou Dia, ça papote économie, programme, coopération. Des sujets aussi rébarbatifs que sérieux.
Heureux hasard, le président du Conseil tient à desserrer l’étau de l’ancienne métropole en multipliant les partenaires, d’Ouest en Est et du Nord au Sud… La posture des non-alignés lui parle, les expériences communistes ou socialistes l’inspirent : il visite la Yougoslavie, l’URSS et rentre, des étoiles plein les yeux.
Ce qu’en pensent Paris et les autres puissances occidentales ? Il n’en a rien à battre. Senghor ? Euh, il n’en dit rien mais n’en pense pas moins. Finalement, il se tourne les pouces, quand il n’enregistre pas les récriminations des parrains de l’Ouest, comprenez Paris et le monde occidental, et des milieux d’affaires que les options de Mamadou Dia, le socialiste autogestionnaire, inquiètent prodigieusement.
Si en plus, Mamadou Dia se lance dans des projets du genre, Air Afrique ou Banque africaine de Développement pour accentuer l’autonomie de l’Afrique vis-à-vis des anciennes puissances coloniales, le vase a tendance à déborder…
Au plan local, la guerre déclarée à « l’économie de traite » qui fait leur fortune, ses coopératives, son animation rurale, ses appels à l’austérité hérissent du beau monde. Les « capitalistes » ne l’aiment pas et, ça tombe bien, lui non plus ne les porte pas en grande estime.
Il y a aussi ceux qu’il considère comme des féodaux qui exploitent éhontément la naïveté des paysans, les marabouts, pour les nommer, qui s’inquiètent.
Le président du Conseil ne les aime pas vraiment et ne s’en cache pas. Son ambition est de réduire leur influence à sa plus simple expression… Son programme scolaire, qui insiste sur l’éducation islamique et l’enseignement de l’arabe, est, malgré les apparences, une vraie offensive contre les religieux.
S’y ajoutent les coopératives paysannes : les jours sont comptés pour l’insupportable « tôl’ou alarba », comprenez l’offrande des disciples au maître d’école coranique via des travaux champêtres volontaires le mercredi.
Signe des temps, sa rencontre avec Henri-Charles Gallenca, patron de la Cotonnière de l’Afrique de l’Ouest, COTOA, et président de la Chambre de Commerce de Dakar, surnommé alors « le Maître du Sénégal » n’est pas un grand moment de fraternité.
Les « affairistes » privilégiés du pouvoir colonial auxquels il ajoute les intermédiaires libano-syriens et les indigènes collaborationnistes, sont dans son collimateur. (…)
Mamadou Dia n’a pas peur de se faire des ennemis. À ce moment précis, il revient plutôt à ses ennemis d’être inquiets. On le dit bouillant, impulsif et inflexible. On le surnomme même « Mamadou Premier », c’est vous dire…
C’est, bien sûr, sur son dos qu’on met l’interdiction du Parti africain de l’Indépendance de Majmouth Diop qui, lors des municipales de 1960, à Saint-Louis, fusil au poing, s’insurge avec ses camarades, pour exiger l’indépendance, entre autres, la vraie.
À l’UPS, quelques pontes du régime préfèrent Senghor à Dia, plus accommodant. Même si les instances du Parti accordent le blanc-seing au président du Conseil, en coulisses, il y en a qui grommellent. On se serre la ceinture depuis trop longtemps. Maintenant qu’on a pris la place du Blanc, faudrait peut-être la desserrer, non ?
Ben lui, il fait bloquer les salaires des députés, des ministres et des fonctionnaires sous prétexte de donner le bon exemple au peuple. L’amour de la patrie vaut bien quelques sacrifices, n’est-ce pas ? Ce n’est pas pour rien qu’il snobe les quartiers résidentiels du Plateau ou Fann résidence, pour crécher en pleine Médina, au milieu du bon gros peuple…
Problème : les soutiens du genre Abdoulaye Ly, Mahtar Mbow, Diaraf Diouf, qui forment alors une aile gauche radicale favorable à son option, son style, ne sont plus dans le Parti depuis l’intention annoncée de voter « Oui » à la Communauté avec la France. Il y a, certes, de jeunes pousses qui montent en puissance dans l’administration, du style Babacar Bâ ou Abdou Diouf, mais ce ne sont là pour l’heure que des exécutants appliqués.
Ses relations avec Senghor se sont beaucoup distendues depuis quelque temps. Ils ne se voient plus régulièrement. Ne se parlent plus vraiment, ne partagent plus la popote en bonne et franche camaraderie. Chacun est occupé à remplir ses fonctions, c’est vrai. Il y a cependant une fêlure qui s’est silencieusement agrandie, depuis le tête-à-tête de Gonneville-sur-Mer en 1958, au cours duquel ils ont lâché le « Oui, mais ».
Autour de Mamadou Dia, il y a quelques camarades que Senghor n’aime pas trop et qui le lui rendent bien. Par exemple, Valdiodio Ndiaye, le « bété-bété » du Saloum, avocat fortuné, la ramène un peu trop à son goût. Joseph Mbaye, dont la tête ne lui revient pas. Et puis, surtout, il y a l’insupportable Obèye Diop, dont la finesse d’esprit et le talent écrasent Pierre Senghor, son frère établi à Bambey, qui s’y sent à l’étroit… On n’a pas idée !
Il y a aussi qu’on est en plein état d’urgence depuis l’affaire malienne. Les libertés sont restreintes : la presse est censurée, le citoyen ordinaire prié de se tenir à carreau. La guerre est déclarée à l’alcoolisme, à la prostitution, de même qu’au gaspillage durant les cérémonies familiales, tandis qu’un projet de Code de la Famille basé sur la Charia est en gestation. Des bars sont fermés, et il arrive que la police interpelle les jeunes filles dont les jupes sont jugées trop courtes pour être innocentes.
C’est ce que Mamadou Dia appelle remplacer la société coloniale par une société libre… Et comme un pied-de-nez à ceux qui l’accusent d’islamisme radical, il confie la responsabilité de la conduite de son plan de développement au… Père Lebret, un Dominicain.
On s’y perd pour bien moins que ça…
(…)