QUAND MACKY SALL (RE)PREND LE CONTRÔLE DE L’ORDRE DU DISCOURS
Le Professeur Khadiyatoulah Fall du Québec décortique le message à la nation de Macky Sall
Le professeur Khadiyatoulah Fall chercheur émérite CELAT, Québec, Canada est d’avis que le dernier discours à la Nation du président Macky Sall ce 31 décembre restera un chef d’œuvre puisqu’il permet au chef de l’Etat de (re) pendre le contrôle du discours. Du décor au contenu du discours, le Pr Fall tire des enseignements fort instructifs pour comprendre les ruptures, les omissions et surtout la perspective en termes de chantiers du président Macky Sall à la tête de l’Union Africaine. Par la magie du net, il a répondu à nos questions.
Merci monsieur Fall pour le temps que vous prenez avec nous pour revenir sur le message à la nation du 31 décembre 2021 du Président de la République, monsieur Macky Sall. Quelle est votre lecture de ce message ?
Tout d’abord, permettez-moi de présenter mes souhaits de bonne et heureuse année à toutes les Sénégalaises et à tous les Sénégalais. Je vous souhaite une année de bonne santé, de paix, de sécurité, une année qui verra la consolidation de notre démocratie et de notre vivre ensemble. Je souhaite également que notre pays sorte de la pandémie en prenant en charge nos vulnérabilités exhibées pour relancer une économie dans des modalités qui permettent de véritablement faire une société inclusive. Le message à la Nation de cette année est marqué par deux ruptures importantes dans le contrat de parole. Une première et qui est une agréable surprise, se note dans l’habillement du Président de la République : un boubou africain de chez nous, de notre patrimoine. Le Président Sall a vécu jusqu’ici l’épreuve de 9 messages à la Nation. Et si mes souvenirs sont bons, ils avaient toujours porté le costume classique occidental. Ce jour du 31 décembre 2021 coïncidait bien sûr avec un vendredi, le jour saint de la grande prière hebdomadaire des musulmans. Il est fort possible que le PR ait l’habitude de porter le boubou le vendredi. Cependant, il aurait pu se changer et retrouver le costume occidental classique, le costume habituel du rituel pour présenter le message à la Nation. Il me semble que le choix du PR est bien réfléchi. Ainsi faisant, il a voulu s’inscrire dans un système de reconnaissance qui l’identifie à des valeurs de chez nous, particulièrement en ce moment de débat sur les valeurs culturelles et religieuses structurantes de l’identité collective. Une deuxième rupture renvoie à la non tenue du face-à-face avec la presse nationale. Que lire dans cette seconde rupture ? On peut l’analyser comme une stratégie de prise ou de reprise en mains de l’ordre et du rythme du discours public. C’est une stratégie de contrôle de la perlocutivité, de la réception d’un discours. Le face-à-face avec la presse est toujours un moment de risque discursif. Et souvent, ce que l’énonciateur veut fondamentalement donner à entendre, à lire, à comprendre peut-être étouffé, occulté par les questions de journalistes, certains journalistes cherchant, pour différentes raisons, à redéfinir les termes de l’échange. Cette seconde rupture vise ainsi à baliser les frontières de la réception d’un discours et ainsi privilégier un cadre d’interprétation, un cadre de lecture. Le PR a un agenda discursif, des urgences thématiques et communicationnelles, surtout en ce moment fort important de la vie politique, économique et sociale du pays. Il lui faut alors des modalités et des lieux de circulation de ses discours qui les rendent audibles, lisibles et rassurants pour la population. Le discours présidentiel est ainsi dans l’offensive. On a souvent critiqué la communication du gouvernement comme étant réactive, toujours en réaction à celle de l’opposition ou d’autres groupes de citoyens. On a entendu des critiques dire que le gouvernement ne communique pas ou communique mal. Le message à la Nation est porté par une volonté de refondation discursive, par une volonté d’asseoir une nouvelle dynamique communicationnelle.
Que dire du contenu et de l’écriture du message à la Nation ?
Un souci de lisibilité traverse le MAN. Tout d’abord, c’est un Président Macky Sall, serein, posé, rythmé dans la manière de livrer le discours. C’est également un discours classique dans son articulation que l’on écoute ou lit aisément. Aussi, un discours dont l’écriture est sans fioritures rhétoriques. Le PR a choisi une esthétique de la simplicité. Contrairement à ce que l’on pense, contrairement aux préjugés, cette esthétique du sobre, du simple est difficile à maitriser et exige une grande habileté discursive. Donc une simplicité dans l’écriture et un retour sur un lexique, sur des mots qui sont familiers et qui évoquent les difficultés, les succès, les angoisses, les attentes, les espérances de la population. Un discours écrit pour particulièrement captiver l’attention du citoyen sénégalais ordinaire. L’allocutaire privilégié de ce message est le citoyen ordinaire que le PR cherche à convaincre que, malgré les crises sanitaires et économiques qui ont frappé le Sénégal et le monde, notre pays est parvenu à se tenir debout, a été résilient et continue sa marche vers l’émergence. Qu’il s’agisse de l’évocation étayée de la politique d’équité territoriale du Sénégal, qu’il s’agisse des chiffres sur les investissements, sur la riposte à la pandémie, l’énergie, l’emploi, l’éducation, le transport, la sécurité, l’agriculture, les infrastructures, etc… la perspective qui a dominé l’adresse à la Nation du président Sall a été de convaincre que le chef de l’État reste plus que jamais rivé dans l’action et les réalisations. Et le choix de procéder, déjà dès le 3 janvier 2022, à la pose de la première pierre de l’imposante infrastructure du nouveau port en eau profonde de Ndayane indique que pour le PR, il ne peut y avoir ralentissement dans la cadence. La présentation exhaustive du bilan me semble renvoyer à deux messages. Le premier message pour montrer que le « Président-premier ministre» a été à la hauteur de la tâche et que sous ce mode de gestion, il a eu un bilan fructueux. Le retour du poste de Premier ministre ne serait alors nullement relié à l’inefficacité du gouvernement ou à l’échec de sa propre gestion directe de l’équipe. Le besoin d’un PM se justifierait alors, comme il a été avancé, par les nouvelles tâches qui attendent le PR à l’Union Africaine. Le second message est une consigne adressée au futur PM. Ce dernier serait dans l’obligation non négociable d’enrichir substantiellement le bilan et de faire aboutir les projets énoncés. Le PR a tracé ainsi le portrait du PM qu’il souhaite voir le seconder : une personnalité d’actions, de résultats et d’un leadership rassembleur.
Des critiques ont fusé pour dire que le message à la Nation porte des vides, des trous, des silences sur d’importants sujets d’actualité. J’en citerai deux : la criminalisation de l’homosexualité et la candidature du PR en 2024.
Vous savez qu’un discours signifie autant par ce qu’il dit explicitement que par ce qu’il ne dit pas. Tout discours s’inscrit dans un préconstruit discursif et dans une intertextualité. Il est évident que le PR est bien instruit de ce frottement des discours publics. Il nous faut constater ces silences et en faire des espaces de sens implicites. S’agissant de l’homosexualité, je suis de ceux et celles qui ne qualifieront pas le débat actuel de « faux-débat». C’est cependant un débat de société qu’il faut éviter de politiser ou de radicaliser. J’ai dit tout à l’heure que le message à la Nation vise une reprise de contrôle de l’agenda discursif. Ainsi certains silences peuvent être interprétés non pas comme des rejets, des refus du débat, mais plutôt comme des refus des modalités discursives actuelles de focalisation du débat. Ainsi de ce silence sur l’homosexualité, on peut impliciter deux réponses. Soit que notre mémoire discursive est bien vivante pour nous rappeler que les réponses existent déjà. Soit que le PR, observe, écoute les nouveaux bruissements discursifs de la société avec ses différents segments et qu’il prendra position éclairée au moment approprié. Le silence n’est pas alors rejet ou refus du débat mais plutôt une volonté de traiter dans la sérénité une question d’une haute importance pour la cohérence culturelle et religieuse de notre pays, pour la cohérence de notre identité collective S’agissant de l’occultation de l’élection présidentielle de 2024, je vois encore dans ce silence la posture d’un énonciateur qui veut contrôler l’ordre et le temps du discours. Sur un sujet porteur de tant de polémiques, le silence ici est aussi le renvoi à une mémoire discursive, à une cohérence discursive avec un déjà dit. Ce silence est une citation implicite qui nous ramène à des affirmations antérieures du président lorsqu’il s’interdit et interdit d’en parler, lorsqu’il dit ni oui ni non, lorsqu’il souligne qu’aucune décision ne sera prise qui ne soit pas conforme à la Constitution et à la démocratie. Ainsi pour revenir aux deux points que vous soulevez, le silence est une position énonciative qui reste conséquente avec une mémoire discursive, une position énonciative qui orchestre le rythme et la séquence du discours et qui évite le brouillage du projet de sens défini par l’énonciateur
Pour finir que pensez-vous du mandat du président Sall à la tête de l’Union Africaine ?
Je lui souhaite de réussir et tout patriote sénégalais doit souhaiter qu’il réussisse. Autant nous sommes tous mobilisés et souhaitons ardemment la victoire des Lions à la CAN, autant nous devons souhaiter la réussite du mandat du président car le président du Sénégal qui fait avancer l’Afrique apaisée, l’Afrique sécurisée et de paix, l’Afrique de stabilité institutionnelle, l’Afrique de la relance économique et sociale, l’Afrique d’une voix écoutée dans le monde, ce président devrait avoir tout notre soutien. Le PR, à cette posture d’influence et de leadership, à cette posture de visibilité, doit agir et construire cohérence entre les valeurs qu’il défendra au nom de l’Afrique et celles qu’il défend pour notre pays. Il y a parmi les nombreux dossiers que le Président Sall devrait promouvoir, un qui me semble essentiel pour le présent et le futur de l’Afrique. Le PR Sall a toujours parlé et encouragé la promotion des connaissances scientifiques et techniques. Il pourrait être le porte-parole pour l’émergence d’une forte diplomatie scientifique inter africaine pour élaborer une véritable Afrique des nations scientifiques, techniques et numériques. La pandémie Covid a révélé notre retard dans ces domaines et a fait surgir davantage la nécessite d’un soutien plus substantiel, plus structuré qui boosterait la collaboration entre les scientifiques d’Afrique qui, malgré des conditions difficiles réussissent à découvrir, à innover et même à asseoir une visibilité internationale. Sans une Afrique des sciences, des techniques et du numérique, l’Afrique traînera encore. Sans des infrastructures de recherche de qualité, sans une sorte d’Érasmus à l’africaine, sans une Afrique de la relève scientifique, l’émergence tardera. Il arrive cet heureux hasard que le mandat du Pr Sall à l’UA coïncide avec l’«Année internationale des sciences fondamentales au service du développement durable» promulguée par les Nations Unies. Il serait regrettable que l’Afrique soit hors circuit alors que les liens entre les objectifs du développement durable et les sciences seront partout objets de débats et de mobilisation entre les scientifiques, les universitaires, les États, les partenaires économiques, industriels, sociaux, la jeunesse et même le grand public. Je vois ici un chantier stimulant pour l’Afrique et le président Sall pourrait en être un ambassadeur fort crédible. Une Afrique de scientifiques interconnectés, réseautés et qui sont appuyés pour innover et former, pour répondre par la science aux défis du développement, cela construira chez nos jeunes un imaginaire du savoir, de la connaissance, un imaginaire sur l’Afrique articulé sur les potentiels de la science et de la technique pour un véritable développement de notre continent.