IL FAUT TROUVER DES IDENTITÉS PROPRES
Double lauréat de l’Etalon d’or de Yenenga, le réalisateur sénégalais, Alain Gomis, présent aux Journées cinématographiques de Carthage revient sur les personnage de Thelonious Monk célèbre pianiste et compositeur américain de jazz...
Double lauréat de l’Etalon d’or de Yenenga, le réalisateur sénégalais, Alain Gomis, présente son film « Rewind & Play » dans la compétition officielle des longs métrages documentaires de cette 33ème édition des Journées cinématographiques de Carthage. Le cinéaste revient ici sur le personnage de Thelonious Monk, célèbre pianiste et compositeur américain de jazz, mais aussi l’importance des images, du cinéma dans un contexte de déconstruction.
Dans « Rewind & Play », vous faites le portrait du pianiste et compositeur américain de jazz, Thelonious Monk. Est-ce que c’est un personnage que vous connaissiez déjà ?
C’est quelqu’un que j’admire depuis longtemps car je suis un amateur de jazz. Il a révolutionné cette musique et a contribué à sa modernisation. Thelonious Monk représente, symboliquement, une sorte d’icône d’intégrité, un modèle. J’ai même un projet de film de fiction sur lui. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai découvert les images qui sont à la base de ce documentaire.
À l’origine, vous aviez l’idée de faire une fiction sur ce personnage. Qu’est-ce qui explique ce revirement ?
C’est en faisant la documentation sur Thelonious Monk que j’ai vu beaucoup de choses dont ses images. Il a enregistré une émission en France, en 1969, et l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) français m’a envoyé tout ce qu’il avait sur lui. Parmi ces images, il y avait, à ma grande surprise, les rushes d’une émission de 1969. J’ai découvert que tout ce qui était dans ces rushes n’avait pas été pris dans le montage final de l’émission diffusée à l’époque en France. Cette émission telle qu’elle a été montée est pourtant l’une dans laquelle Thelonious Monk est le plus respecté. Il y avait cette légende de musiciens afro-américains qui sont très bien reçus en France. Cette légende de la tolérance française. Mais lorsqu’on voit les rushes, l’on se rend compte d’une autre réalité. Il y a de la condescendance dans la façon dont Thelonious Monk a été accueilli en France. Dans cette émission, il n’a pas la possibilité de dire ce qu’il a envie de dire. On a déjà construit une image de lui. Dès qu’il dit quelque chose de différent, on décide de le supprimer. Ce qui m’intéressait, c’est de voir que la situation n’a pas tellement changé. La machine est restée toujours la même. Elle fabrique des stéréotypes. C’est le cas des reportages qui sont faits, aujourd’hui, en Europe sur l’Afrique. C’est la même chose pour les Noirs des Etats-Unis.
L’histoire de Thelonious Monk renvoie-t-elle à celle de presque tous les artistes noires ?
Il y a toujours une condescendance. Il y a toujours des choses qui ne sont pas prises à leur valeur véritable.
Dans ce documentaire, l’on voit un personnage écrasé par la caméra et dégoulinant de sueur. Est-ce que c’est une manière de mieux traduire ce sentiment de condescendance et de racisme ?
Je voulais aussi montrer que c’était un véritable artiste. Quand il joue, il donne tout. Quand il finit de jouer, après qu’il a tout donné, épuisé, on n’hésite pas de lui demander : « Encore un petit morceau ». Il n’y a aucun respect qui lui est donné. Dans le film, il y a un moment où on lui demande de raconter son premier séjour à Paris, mais il répond en disant qu’il n’a pas été bien traité. Seulement, le journaliste va se tourner vers le réalisateur pour lui dire : on coupe cette partie. Comme si le fait de dire la réalité de ce qui s’est passé, ce n’était pas gentil. J’ai trouvé que c’était assez symptomatique du moment qu’il était en train de vivre et d’une situation générale. On s’attend à ce que les gens soient comme si on était en train de leur faire une faveur. Pourquoi ? Parce que c’est un musicien afro-américain. Et c’est là où se cache cette relation ambiguë et malsaine.
Est-ce qu’il a été perçu de cette même façon dans son pays, aux Etats-Unis ?
L’image d’un génie excentrique qu’on a inventée de lui a été construite aux Etats-Unis. Et il a dû lutter avec toute sa vie. Quand j’ai montré le film à son fils, il a beaucoup pleuré. Il m’a dit : « J’étais à cette époque à l’école, mais je ne savais pas ce que mon père était obligé de subir pour nous permettre de manger ».
Avec la sortie de ce documentaire, est-ce qu’on peut imaginer que votre projet de fiction sur cette figure du jazz est mort-né ?
Non. Le documentaire me permet aussi de continuer à travailler, d’être en très bonne relation avec la famille. Je prévois de faire un autre film avant cette fiction. Dans quelques semaines, on va commencer à tourner.
Ce prochain film portera sur quoi ?
Ce sera en bonne partie en Guinée-Bissau, donc un retour aux sources.
Votre film documentaire s’inscrit dans un nouveau contexte…
Il s’inscrit dans ce courant de déconstruction, c’est-à-dire de décortiquer le regard qui a été fabriqué. Les gens grandissent avec une image qui n’a pas été faite par eux-mêmes. C’est important d’apprendre comment les images ont été construites pour avoir le respect de soi-même. Il faut apprendre à savoir dans quel but ces images ont été construites. Déconstruire le discours, c’est très important pour les populations qui ont besoin de reconquérir leur dignité.
Les cinéastes noirs doivent-ils revenir en arrière, se servir des archives, pour faire ce travail de déconstruction via le cinéma, les images ?
Je crois qu’il faut faire les deux. Il faut avancer, mais aussi avoir un recul parce que même les éléments de langage qu’on utilise ne sont pas vierges. Ce n’est pas venu comme ça, ça a été construit. Il faut en avoir conscience parce que pour avancer vers l’avenir, il faut savoir que les outils qu’on utilise ont été forgés pour une raison. Il faut les déconstruire pour s’en servir de la façon dont on a envie de s’en servir.
Est-ce que c’est une manière de dire qu’on doit construire nos propres images ?
C’est très important. Quelqu’un comme Amílcar Cabral était un des rares dirigeants à prendre conscience qu’il fallait être en capacité de raconter sa propre histoire. Il a même envoyé des gens pour étudier le cinéma à Cuba. Il a compris que les archives devraient être construites sur place pour pouvoir dire et raconter sa propre histoire. Il faut trouver des identités propres. C’est très important et cela demande un travail de déconstruction.