LUTTES FÉMININES MUSULMANES À L'ÉPREUVE DES LÉGITIMATIONS THÉOLOGIQUES
Si dans la famille, le statut de la femme est marqué de toutes ces discriminations, comment peut-il en être autrement dans la société conçue, dans le cadre de cette vision, comme une famille patriarcale élargie ?
A la suite de l'article sur les conceptions patriarcales de l’islam politique, dans la série de Publications entamée le 8 mars 2023 et intitulée « Résistances féminines musulmanes et réponses doctrinales face aux extrémismes », ce texte du Pr. Mohamed-Chérif Ferjani , Président du Haut-Conseil du Timbuktu Institute revient sur l'impact des luttes féminines sur l'évolution des cadres normatifs et législations dans les pays à majorité musulmane. Dans cette partie, il s'intéresse aux questions relatives notamment à l'égalité, à la polygamie ainsi qu'aux tentatives théologiques de légitimer religieusement d'autres formes de discriminations à l'égard des femmes (A SUIVRE)
En Tunisie, par exemple, le législateur s’est appuyé sur la mobilisation des femmes pour leurs droits comme sur les acquis des réformes accomplies dès le xixe s., pour déduire de l’impossible équité entre les femmes, stipulée dans le Coran, l’interdiction de la polygamie. Les islamistes tunisiens, et leurs alliés conservateurs ont longtemps dénoncé cette abrogation en affirmant que la polygamie « est autorisée et comme l’admet explicitement le texte bien établi et sans équivoque, et comme l’ont appliqué le Prophète et ses compagnons (...), il n’est absolument pas permis au gouvernant musulman de l’interdire ; car l’interdire voudrait dire que le savoir d’un tel gouvernant est plus étendu que celui de Dieu. » [1] En conformité avec la ligne défendue par son mouvement depuis sa genèse dans les années 1970, le leader du mouvement islamiste tunisien, Rachid Ghannouchi, demanda au début des années 1980 la révision du Code du Statut Personnel qui avait abrogé, entre autres discriminations à l’égard des femmes, la polygamie. Devant la protestation des femmes et des forcesprogressistes dans le pays, il fut obligé de tenir une conférence de presse pour dire que le code en question était une interprétation possible de la charia islamique. Il ajouta que s’il demandait la révision de ce code, c’était pour garantir plus de droits pour les femmes et non pour contester leurs acquis !
En Algérie, la condition de l’équité a été réduite à la nécessité de garantir un logement équivalent à toutes les épouses ! Vu la crise de logement dans le pays, une telle interprétation a permis de réduire considérablement la pratique de la polygamie ; cependant, ceux qui ont les moyens de s’offrir autant de logements qu’ils le souhaitent, continuent à profiter de ce « droit ».
Ailleurs, on continue à ignorer cette condition et à justifier la polygamie comme un bienfait de la « Sagesse divine ». Ainsi Y. Qaradhâwî nous dit : « Certains hommes désirent ardemment procréer, mais leur épouse est frigide ou malade, ou ses règles sont trop longues, ou il y a une autre anomalie ; cependant, l’homme ne peut supporter longtemps la privation de femmes. N’a-t-il pas le droit, dans ce cas, d’épouser une autre femme dans la légalité plutôt que de se chercher une autre maîtresse ?
Il arrive aussi que le nombre de femmes excède celui des hommes, surtout à la suite de guerres qui diminuent le nombre d’hommes et de jeunes gens. C’est dans l’intérêt de la société et des femmes elles-mêmes, que les femmes soient des co-épouses, plutôt que de rester toute leur vie vieilles filles privées de vie conjugale et de ce qu’elle assure comme paix, amour pur, sauvegarde de la chasteté et de l’honneur, privées aussi du bienfait de la maternité alors que le cri de la nature qui se cache en elles les appelle à cette noble fonction.
Ces femmes, dont le nombre dépasse celui des hommes, se trouvent, en effet, devant trois solutions :
1) soit elles passent le restant de leur vie dans l’amertume de la privation ;
2) soit on les libère pour qu’elles vivent comme instruments pour les amusements prohibés des hommes ;
3) soit on leur permet d’épouser un homme marié et capable de faire face à ses nouvelles responsabilités.
Il ne fait aucun doute que cette dernière solution est la voie de la justice et le baume bienfaisant ». [2]
- Qutb justifie la polygamie en essayant d’en montrer « les grands avantages, particulièrement dans cette période où les humains sont devenus prétentieux et arrogants, où ils croient détenir un savoir supérieur à celui de leur créateur. En réalité c’est l’ignorance, les bas instincts et les passions qui les font parler… Et ils osent imaginer qu’il y a aujourd'hui des choses nouvelles qui sont survenues, que le créateur n’était pas en mesure de les prévenir et d’en tenir compte dans sa législation !…Ce qui justifie (…) la polygamie, c’est que la période de fertilité chez l’homme se prolonge jusqu’à soixante-dix ans et plus, alors que chez la femme, elle s’arrête autour de la cinquantaine. Il y a donc vingt ans de décalage, vingt ans qu’il n’est pas permis de perdre alors que la loi divine et la loi naturelle s'accordent à fixer à l’humanité le rôle de peupler la planète ». [3]
De son côté, Sa‘îd Hawwa ajoute : « l’islam a permis à l’homme de multiplier ses épouses, mais pas à la femme parce que cette dernière n’a pas plusieurs utérus dans lesquels elle pourrait mettre séparément les enfants de chaque mari. Et comment pourrait-elle s’occuper de plusieurs maris à la fois, et quelle serait sa relation avec chacun d'eux ? Et comment est-ce que l’un d'eux pourrait être responsable d’elle ? La logique et la nature de la femme sont d'accord, la femme ne peut avoir qu’un seul mari. Quant à l’homme, il peut déposer sa semence dans plus d’un utérus, nourrir plus d’une femme et c'est donc normal que la polygamie lui soit permise. Si son appétit sexuel est grand et que sa femme est froide, il peut lui joindre une deuxième, puis une troisième, puis une quatrième, et qui ne peut se satisfaire de quatre femmes ? Et puis il y a les cas des maladies des femmes, des longs voyages, des guerres… ne vaut-il pas mieux permettre la polygamie que de voir s’instaurer la relation illicite (zinâ) ? » [4].
Quant à Mohammad Qutb, il justifie la polygamie par les cas « où la multiplicité des épouses est une nécessité absolue. Parmi ces cas, citons l’existence, chez certains hommes, d’un besoin ou appétit sexuel aigu et violent, auquel ils ne peuvent résister et qui ne peut se satisfaire d’une seule épouse. Citons aussi les cas des femmes stériles. Nous savons que le besoin d'avoir une progéniture est profond, légitime et tout à fait honorable (…) et il n’est pas juste de priver l’homme d’une progéniture. Citons également les cas de maladies répétées chez les femmes, qui peuvent empêcher ou espacer les rapports sexuels. Et n’allez surtout pas dire que la sexualité est quelque chose de vil ou de bas. C’est, en fait, une force à laquelle l’homme ne peut pas échapper et Dieu ne demande pas l’impossible à ses créatures. De même pour les cas d’incompatibilité sexuelle (…) Dans tous ces cas, prendre une nouvelle épouse (deuxième, troisième ou quatrième) est beaucoup mieux que de répudier la première. » [5] Ce qui est étrange c'est que les islamistes n'imaginent pas que ces « cas » peuvent être invoqués pour justifier le droit de la femme à plusieurs époux ! C’est ce qui permet à l’islamiste égyptien Mohammad Ghazali, qui a sévi en Algérie sous le règne de Chadli Ben Djédid, de protester : « Parler d'interdire la polygamie, c'est peut-être parler des Martiens, mais en aucun cas de notre société égyptienne qui, dans ses profondeurs, ignore le délire de ceux qui veulent copier les Européens alors que ces derniers, plongés dans l'ignominie, interdisent le licite et permettent l’illicite (…) » [6]
Si dans la famille, le statut de la femme est marqué de toutes ces discriminations, comment peut-il en être autrement dans la société conçue, dans le cadre de cette vision, comme une famille patriarcale élargie ? Faute de versets coraniques traitant de cet aspect, les islamistes mobilisent les hadîths et un certain nombre de traditions consacrées pour les besoins des intérêts d’une société machiste. Ainsi, un hadîth, selon lequel « un peuple qui délègue la gestion de ses affaires à une femme ne peut pas réussir », est mobilisé contre la participation de la femme à la vie politique et à l’exercice de fonctions publiques en Arabie Saoudite comme dans les pétromonarchies du Golfe. L’islamiste algérien Ali Belhadj considérait que le rôle de la femme se limitait à ses tâches dans la famille. Les islamistes tunisiens, malgré l’évolution connue par la société dans laquelle ils vivent, allaient jusqu’à contester le droit des femmes au travail prétextant qu’il a pour objectif de concurrencer les hommes et de les dominer.
L’accès au travail a – selon eux – « amené la femme à se dévoiler, se dénuder », et à « aller à l’encontre des traditions familiales et du devoir d’obéissance à l’égard de son mari ». Le plus grave à leurs yeux c’est qu’un grand nombre des activités exercées par la femme lui permet « d’exercer une tutelle ou une quasi-tutelle sur les hommes. Nous savons que la tutelle ne peut être que sur celui qui est incapable, mineur ou faible. Pour cela, toute la tutelle revient à l’homme dans toutes les affaires publiques. Dieu (...) a réservé [à l’homme] la prophétie, le califat, l’imâmat, le jihâd, l’appel à la prière, le prêche, etc. Il a institué l’obligation pour la femme de lui obéir et non le contraire. » Les mêmes islamo-conservateurs tunisiens n’osent plus contester le droit de la femme à l’instruction. Cependant ils préconisent de limiter ce droit « à l’apprentissage de ce qui est indispensable pour l’accomplissement de sa fonction, comme la lecture, l’écriture, le calcul, la religion, l’histoire des ancêtres bienfaisants, l’entretien de la maison, l’hygiène, les principes de l’éducation et de l’orientation des enfants. Quant aux autres sciences, (...) elles sont sans intérêt [pour les femmes] et il est vain de leur permettre de les acquérir. » [7] Confrontés à l’hostilité de la société à l’égard de leurs conceptions rétrogrades, ils ont fait marche arrière en considérant que le Code du Statut Personnel tunisien, qu’ils ont longtemps rejeté, était une interprétation compatible avec charia. Selon les circonstances et les rapports de forces, ils n’hésitent pas à passer d’une conception à son contraire. Ainsi, après les tergiversations au sujet du Code du Statut Personnel, une fois au pouvoir, ils ont essayé de remplacer le principe d’égalité par celui de complémentarité entre les hommes et les femmes. Il a fallu la mobilisation des femmes et des défenseurs des droits humains pour les obliger à faire marche arrière.
A suivre ....
[1]. « La question de la femme entre les adeptes de la monogamie et ceux de la polygamie », dans la revue tunisienne Le Maghreb, n° 45, 1982.
[2]. Y. Qaradhâwî, op. cit., p. 195-196.
[3]. S. Qutb, Fîzhilâl al‑qur’ân (À l'ombre du Coran) Beyrouth, Dâr ach‑chourouq, 1973, vol. 1 p. 578.
[4]. S. Hawwa, Al‑’islâm, Beyrouth, Dâr al‑kutuub al‑‘ilmiyya, 1979, (2e éd.), p. 240.
[5]. M. Qutb, Chubuhât Hawla al‑’islam, op. cit., p. 129.
[6]. M. Al‑Ghazâlî, Kifâhu Dîn (Un combat de religion), Le Caire, Dâr at-ta’lîf, 1965, (3e éd.), p. 209, cité par EmnaBelhaj Yahya dans « Discours islamiste radical et droits des femmes », in La non-discrimination à l’égard des femmes, Imprimerie Officielle de la République Tunisienne, Tunis, 1989, p. 369-376.
[7]. Revue Al‑Ma‘rifa n° 4, « Al‑mar’a ka ‘insâna » (« La femme en tant qu’être humain »), cité par A. Hermassi dans Al‑haraka al‑islamiyyafîtûnis (Le mouvement islamiste en Tunisie), Bayrim, Tunis, 1985, 1977, p. 122 sq.