RÉFLEXIONS SUR LA CRISE DE L'ÉTAT DE DROIT AU SÉNÉGAL
EXCLUSIF SENEPLUS – Selon le juriste Sidy Alpha Ndiaye, le Sénégal n’est pas un État de droit. Il affirme que le Conseil constitutionnel a le devoir de confirmer ce que tous les Sénégalais ont compris : nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs

Récemment, le Professeur Sidy Alpha Ndiaye a été en conversation avec l’universitaire Felwine Sarr. Ensemble, ils ont discuté de la "crise de l’État de droit" au Sénégal. Ils ont également abordé des thèmes complexes tels que la notion d'État-nation, la refondation de la République sénégalaise, le processus de changement nécessaire et le rôle des langues dans ce processus. Voici les points importants de cette discussion tels que retranscrits par SenePlus.
Qu’est-ce qu’un État de Droit ?
Selon le Professeur Ndiaye, un État de droit signifie la soumission de l'État aux règles du jeu acceptées par les populations et le respect par l'État de ses engagements internationaux et communautaires. Ce n'est pas seulement une question d'existence d'institutions et de normes codifiées. L'État de droit implique également un sentiment d'acceptation et d'adhésion du peuple à l'égard des institutions et des normes, que celles-ci soient d'origine interne ou internationale.
Il précise que l'État de droit ne doit pas être simplement déclaratoire ou discursif, mais doit correspondre à la réalité. Il doit y avoir une correspondance sociologique entre les institutions et les populations.
Le Sénégal est-il un État de Droit ?
Selon le professeur Ndiaye, la réponse est non. Bien que le Sénégal possède un État de droit sur le plan technique, formel, normatif et institutionnel, il n'existe pas d'État de droit sur le plan des aspirations des populations. Les citoyens ne se sentent pas reconnus par les institutions, et il n'y a plus de contrat d'adhésion entre le peuple et l'État.
De la troisième candidature
Sur cette question, le professeur Ndiaye rappelle que la Constitution du Sénégal, adoptée en 2001 est très claire sur la limitation du mandat présidentiel à deux termes consécutifs. La question du mandat présidentiel a été tranchée depuis 2001 et ne devrait pas être un sujet de débat.
Il déclare que le débat actuel sur la possibilité pour le président de se présenter une troisième fois est un débat politicien et non juridique. En 2016, il y a eu une modification de la Constitution, mais celle-ci ne portait pas sur le nombre de mandats mais sur leur durée. Aucune solidarité normative n'existe entre la durée du mandat et le nombre de mandats.
Lien entre la durée du mandat et le nombre de mandats
Le professeur Ndiaye confirme qu'il n'y a aucun lien entre la durée du mandat et le nombre de mandats. Ce sont des conjectures à des fins politiciennes qui cherchent à lier ce qui n'est pas lié. Il argumente que si à chaque fois qu'on touche à la durée du mandat, le nombre de mandats change, alors il serait facile pour tout président de rester indéfiniment au pouvoir.
Le simple fait que cette question du troisième mandat soit agitée dans l'espace public, souligne le professeur Ndiaye, montre qu’on n’est définitivement pas dans un État de Droit au Sénégal.
En somme, le Professeur Sidy Alpha Ndiaye souligne les défis auxquels est confronté l'État de droit au Sénégal. Alors que le pays possède les structures institutionnelles et normatives nécessaires, il reste confronté à une crise de confiance entre le peuple et l'État. Un défi qui doit être résolu pour garantir la démocratie et l'État de droit.
Le débat sur la candidature de Macky Sall
Selon le Professeur Ndiaye, la controverse autour de la potentielle troisième candidature du président Macky Sall découle de la façon dont les hommes politiques sénégalais interagissent avec le pouvoir. Il soutient que cette question a déjà été résolue dans d'autres juridictions, soulignant qu'elle ne suscite des débats qu'en Afrique.
Il conteste également l'idée selon laquelle toutes les dispositions constitutionnelles devraient être interprétables. Selon lui, certains énoncés normatifs contiennent leur propre signification. Dans ce contexte, il met en avant l'article 27 de la Constitution sénégalaise qui stipule que personne ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs.
Absence d'une véritable délibération populaire
Le Professeur Ndiaye souligne également que la Constitution sénégalaise, comme beaucoup d'autres en Afrique, n'a pas été le résultat d'une véritable délibération populaire. Il croit que cela a conduit à un décalage entre les dispositions constitutionnelles et la réalité sociologique du pays. Il soutient qu'il est nécessaire de tirer l'inspiration, le socle idéologique et le fondement conceptuel des textes constitutionnels à partir des réalités africaines plutôt que de simplement copier les textes étrangers.
Le rôle du Conseil constitutionnel
Malgré les problèmes inhérents à la Constitution, le Professeur Ndiaye affirme que nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour la respecter et la faire respecter. Il souligne le rôle crucial du Conseil constitutionnel à cet égard.
Cependant, il critique le Conseil constitutionnel sénégalais, affirmant qu'il est dépassé et enfermé dans une technicité juridique excessive. Il soutient qu'il faut ouvrir le Conseil à une diversité de perspective, en y incluant des sociologues, des philosophes, des anthropologues, des économistes et des membres de la société civile.
Il estime également que le Conseil constitutionnel doit être ouvert à différentes formes de normativité, y compris la normativité sociale. Il cite l'exemple du Conseil constitutionnel béninois qui a saisi lui-même une question concernant une déclaration orale du président, la jugeant contraire à la Constitution.
Le Professeur Ndiaye soutient que pour résoudre la crise de l'État de droit au Sénégal, il est essentiel de reconstruire la confiance entre le peuple et l'État. Cela implique un respect rigoureux de la Constitution, une délibération populaire plus significative dans l'élaboration des textes constitutionnels et une plus grande ouverture et diversité au sein du Conseil constitutionnel.
La crise de l’État de Droit ou une crise de l’État Nation ?
La première question soulevée concernait le lien entre la crise de l'État de droit et celle de l'État-nation. Selon le professeur Ndiaye, le terme « État-nation » est une exportation occidentale qui ne tient pas compte de la réalité complexe des États africains en construction. En Afrique, il n'existe pas de peuple monolithique mais plutôt une mosaïque de peuples qui reconnaissent différentes formes d'allégeance. Cette multiplicité menace la notion d'État-nation et suggère l'existence d'États multinationaux.
La refondation de la République Sénégalaise
Interrogé sur la refondation de la République sénégalaise, le professeur Ndiaye a soutenu qu'un changement radical de paradigme est nécessaire. Selon lui, il faut abandonner le modèle occidental et chercher à créer des structures étatiques qui correspondent à la réalité sociologique de l'Afrique. Cela signifie repenser les institutions et les normes pour qu'elles reflètent la réalité de la vie sur le continent. Cette refondation nécessite un changement systémique, une rupture radicale avec certaines traditions et approches.
Le processus de changement
Quand on lui a demandé comment procéder à ces changements, le professeur Ndiaye a répondu qu'il n'y a pas de solution universelle. Il a toutefois souligné l'importance d'accepter certaines « ressources dogmatiques communes », comme les droits civils et politiques, qui sont respectés par toutes les nations « civilisées ». Selon lui, les États africains devraient faire de ces valeurs un élément fondamental du renouvellement du contrat social.
Le Consensus pour un Nouveau Contrat Social
Sur la question du consensus nécessaire pour refondre le contrat social sénégalais, le professeur Ndiaye a évoqué l'idée de « sacraliser la parole ». En d'autres termes, donner une importance primordiale à la parole dans le processus normatif et institutionnel. Il a également insisté sur le fait que l'État de droit devrait être plus qu'une simple proclamation ou affichage, mais qu'il devrait correspondre à la réalité.
Le rôle des Langues
Enfin, interrogé sur le rôle des langues dans ce processus, le professeur Ndiaye a suggéré que ce n'était pas une question pertinente dans le cas actuel du Sénégal. Il a plutôt soutenu que le problème actuel est une simple question de bonne foi, où la question du mandat présidentiel est bien comprise par le peuple, indépendamment de la langue utilisée
« Le problème aujourd'hui qui agite l'actualité politico-social au Sénégal ce n'est pas une question de langue, c’est juste une simple question de bonne foi. Tout le monde comprend et a compris, et j'espère que le Conseil constitutionnel, si l’on devait en arriver là, comprendra la même chose que ce que le peuple a compris : nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs. Cela veut dire clairement que Macky Sall ne peut pas se représenter en 2024 », a conclu Sidy Alpha Ndiaye.