LE RÔLE DE LA MAGISTRATURE SÉNÉGALAISE DANS LA CONSTRUCTION D'UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - Selon l'expert en droit privé Aziz Diouf, le système judiciaire sénégalais, influencé par son héritage colonial, n'est pas au service de la population mais plutôt connecté directement à l'appareil politique

Dans le dernier épisode des Chroniques d'un Temps Politique, Felwine Sarr a entrepris une discussion profonde avec le professeur Aziz Diouf sur le rôle de la magistrature sénégalaise dans la construction d'une société démocratique. Diouf, un universitaire renommé, enseigne le droit privé à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar et son expertise dans le droit international privé, le droit des personnes et de la famille ainsi que la philosophie du droit est incontestable.
La conversation a exploré la manière dont le système judiciaire sénégalais, l'un des piliers de la démocratie, reste fortement influencé par son héritage colonial. Aziz Diouf a insisté sur le fait que le système judiciaire sénégalais, dans son organisation actuelle, n'est pas vraiment au service de la population, mais plutôt connecté directement à l'appareil politique, un héritage persistant de la période coloniale.
Diouf a rappelé l'histoire de la formation de la magistrature sénégalaise, expliquant que ses racines remontent à la période coloniale, en particulier à un décret du 22 août 1928. Il a noté que la magistrature de cette époque avait pour objectif principal de contrôler les populations colonisées, et que ce schéma de contrôle persiste malgré les nombreuses réformes entreprises après l'indépendance en 1960.
La crise politique actuelle au Sénégal, a expliqué Diouf, est en grande partie due à l'inféodation du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif. Il a fait valoir que le pouvoir exécutif manipule le système judiciaire à des fins politiques, entraînant une crise de la démocratie et des institutions républicaines.
Abordant la question de l'indépendance du pouvoir judiciaire, Diouf a affirmé que, en principe, rien ne s'oppose à ce que la magistrature soit complètement indépendante du pouvoir politique. Cependant, en pratique, les magistrats sont plus enclins à répondre aux injonctions du pouvoir politique. Il a souligné que le Conseil supérieur de la magistrature, en tant qu'outil d'instrumentalisation du pouvoir politique, constitue une des principales causes de cette situation.
En fin de compte, Diouf a suggéré que la transformation du système judiciaire est essentielle pour construire une société démocratique durable au Sénégal. Les valeurs démocratiques, selon lui, doivent être intégrées non seulement dans les lois et les institutions, mais aussi dans les pratiques et les mentalités de tous les acteurs sociaux. La capacité du système judiciaire à se défaire de ses racines coloniales et à se rendre réellement au service des citoyens sera un signe crucial de l'avancement de cette transformation.
Le professeur Aziz Diouf estime que la réforme des deux institutions, le Conseil supérieur de la magistrature et le Conseil constitutionnel, est cruciale pour la démocratie sénégalaise. Voici quelques suggestions de réformes qui pourraient être envisagées pour ces deux institutions :
Pour le Conseil supérieur de la magistrature :
- Le président de la République et le ministre de la Justice ne devraient plus être membres du Conseil supérieur de la magistrature pour assurer l'indépendance du pouvoir judiciaire.
- Intégration d'un plus grand nombre de représentants de la société civile dans le Conseil pour garantir une plus grande diversité de perspectives et d'expériences.
- Mise en place d'un processus de nomination transparent et basé sur le mérite pour les membres du Conseil.
Pour le Conseil constitutionnel :
- La composition du Conseil constitutionnel doit être révisée pour réduire la prédominance du président de la République dans la nomination de ses membres. Cela pourrait impliquer l'élargissement du nombre de membres, avec des nominations par différents organes de l'État et la société civile, pour assurer une représentation plus équilibrée.
- Il faut également envisager l'inclusion de membres issus de la société civile, des universitaires et des experts en droit constitutionnel pour élargir la diversité de l'expertise au sein du Conseil.
- Il serait bénéfique d'introduire un processus plus transparent et participatif pour le choix des membres du Conseil constitutionnel. Cela pourrait impliquer des audiences publiques pour les candidats ou la publication des critères de sélection.
Pour ces deux institutions, il est également essentiel d'améliorer la transparence et la responsabilité dans leur fonctionnement. Cela pourrait impliquer la publication régulière de rapports d'activités, la mise à disposition du public des décisions et des avis, et l'établissement de canaux de communication clairs avec le public pour permettre une participation plus large à la prise de décision.
Il est également crucial de renforcer la formation des membres de ces institutions sur les principes démocratiques, les droits de l'homme et l'importance de l'indépendance du pouvoir judiciaire.
Enfin, il est important de souligner que ces réformes doivent s'inscrire dans un processus plus large de réforme de la justice et de la gouvernance pour garantir le respect des principes démocratiques et des droits de l'homme.
Ce dernier épisode des Chroniques d'un Temps Politique avec le professeur Aziz Diouf a donc offert une occasion précieuse de comprendre les défis complexes et interconnectés auxquels est confrontée la démocratie sénégalaise, et a mis en évidence le rôle crucial de la magistrature dans la navigation de ces défis.
L'intégralité de la conversation entre Felwine Sarr et Aziz Diouf est à suivre ici