MURIDUG BAAY FAAL
Portrait du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, extrait de Mémoire corrective tome 2, publié aux éditions Harmattan Sénégal par Pape Samba Kane. Le texte a été publié pour la première fois le 21 juillet 1995 dans les colonnes Cafard libéré
Le 21 juillet 1995, paraissait dans les colonnes du Cafard Libéré, journal satirique, ce portrait du fondateur du mouridisme. Publié dans le recueil en deux tomes sous le titre Mémoire corrective (Harmattan-Sénégal), ce texte garde toute sa fraîcheur, son actualité. SenePlus le publie à nouveau en guise d’hommage en ces jours de célébration pour la communauté mouride.
Cheikh Ahmadou Bamba
(Mémoire Corrective Tome 2 Page 309)
Les œuvres des véritables grands hommes sont toujours frappées de légendes entretenues par l’amour des humains pour le prodigieux, car celles-ci deviennent inextricables de la réalité, la véritable qui, elle-même, souvent, chez les êtres d’exception, frise l’irréel. L’œuvre du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba, n’échappe pas à la règle. Au contraire, elle en est tout imprégnée du fait justement que la stricte réalité de ses exploits, dits par les merveilleux conteurs de culture mouride, est un chapelet d’émerveillements pour les âmes pures. Les enfants que restent les véritables croyants.
Les incrédules, eux, Dieu (c’est le prophète Mohamed –PSL– qui l’a dit) a mis un sceau sur leur cœur. Et ceux qui ne croient pas en Dieu ne peuvent croire en l’homme, surtout s’il est Cheikh Ahmadou Bamba. Voici quelqu’un qui a converti des rois à la foi (Bourba Djolof Samba Laobé fut son premier), qui pratiquera sept ans durant, seul musulman dans toute une contrée, le jeûne, la prière et la méditation, dans une ascèse totale après avoir accepté, sans une plainte, le décret divin signant son exil par le colon français affolé par l’adhésion sans faille de foules toujours grandissantes à son enseignement. Voici quelqu’un qui a voué sa vie au Prophète Mohamed (PSL), laissé des écrits impérissables destinés à chanter sa gloire ! Voici un poète immense, un philosophe, un précurseur de la pensée et de la pratique émancipatrice ! Et cet homme s’est fait tout petit, sa vie durant, dans un léger boubou blanc sans ornement et sans poche. Il a levé et lève encore, soixante-huit ans après sa mort, des foules énormes sans jamais avoir touché d’autre arme que « le Livre sacré ». Il a cependant combattu l’oppression, l’hypocrisie. Avec des mots. Et quels mots !...
« Accours vers le Sultan, m’ont-ils dit, afin d’obtenir des dons qui te suffiraient pour toujours ! Dieu me suffit, ai-je répondu, et je me contente de Lui. Et rien ne me satisfait sauf la religion et la science ». Ça pourrait être de Jalal Eddine I Rumi ou de Cheikh Abdoul Khadr Jelääni, ces mystiques soufis honnis par les princes (le style et la tonalité sont les mêmes) et dont les écrits font aujourd’hui l’objet d’une ruée à la traduction dans l’édition occidentale.
Et si certains orientalistes occidentaux ont tenté de présenter Cheikh Bamba comme un sectateur, c’est que leurs sombres intérêts étaient trop évidemment menacés par l’éclairage de son enseignement. Et si le dépit des colons n’a jamais inspiré au Cheikh que mépris, la fausse dévotion de certains de ses frères en religion lui imposa quelques colères inspirées. Voici, dans son œuvre majeure : « Massalik Al Jinaan », ce qu’il leur a dédié : « La plupart des cheiks de notre époque ne sont que des fourbes, des coquins. Ces vilains rusés, se targuant de perfection et de sainteté, accablent les gens par leurs multiples et diverses relations. Les chefs religieux de ce genre sont parmi les mercantiles, qui courent après le profit matériel, il faut les fuir »… (Cité dans le spécial Wal Fadjri l’Aurore du samedi 16 juillet 1995).
Né en 1854 au milieu du 19ème siècle, au Baol, à l’apogée du colonialisme, du métissage de la christianisation et de la fierté de l’assimilation, il eut pour mission, une fois devenu adulte, après une enfance et une adolescence essentiellement studieuses, de révéler aux masses combien Nasaraan et Shaïtan rimaient bien.
Le colon a pris la mouche, mais le cours de l’histoire n’en a été que plus impétueux. En son absence, de mai 1895 à novembre 1902, ses disciples maintinrent et ravivèrent la flamme qu’il avait allumée dans le cœur des musulmans sénégalais. Son éloignement et les récits de ses exploits aux talibés et aux musulmans augmentèrent son aura. A Mayombe, au Gabon, lieu de son exil, ses geôliers qui l’observent vivre, prier, méditer et s’obstiner à respecter scrupuleusement, dans la précarité de sa condition, les prescriptions coraniques sur la propreté, la charité, etc., en viennent à l’admirer.
La première année de son exil, après avoir jeûné tout le mois de ramadan, Cheikh Ahmadou Bamba, le jour de la korité, voulant respecter la recommandation coranique de la prière en commun, sortit de sa cellule en quête de quelque lieu de regroupement. Sans trop d’illusion, mais soucieux de faire son possible pour l’accomplissement de son devoir, il marcha, de-ci, de-là, pendant longtemps, avant de se résoudre à prier seul. Il le fit sous les regards amusés de deux jeunes filles qui se tordaient de rire devant chaque geste de ce rite étrange à leurs yeux. C’est Cheikh lui-même qui le raconte dans les récits écrits sur son exil qui, tous, illustrent de façon émouvante sa pugnacité et ses capacités de résistance psychologique qui lui permirent de préserver et sa raison et sa foi.
Une autre anecdote concerne un jour de tabaski. Après avoir prié et immolé le coq qu’il avait pu se procurer, il entreprit de trouver un musulman à qui le donner en offrande. Il erra encore, s’obstina à demander jusqu’à ce qu’on lui indique un militaire du nom de Mamadou qui se trouvait dans un camp. Il alla au camp, le trouva et fit son devoir de musulman avant de retourner à ses méditations.
Si le départ en exil fut triste pour ses disciples, le retour fut triomphal, et ceux qui avaient souhaité voir la flamme s’éteindre du fait de l’exil à travers lequel ils espéraient même la disparition du Cheikh, virent leurs soucis augmenter. Le colon devint plus inquiet, les délateurs plus haineux, les rivaux plus jaloux.
Cheikh Ibra Fall, Mame Cheikh Anta Mbacké, Mame Thierno et ses enfants avaient su tenir la maison dans la stricte ligne tracée par le guide, et la famille s’était considérablement agrandie. Même son ancien maître maure, Cheikh Sidya Baba, qui dira de lui qu’il est « un bienfait que le Seigneur nous a accordé… un océan », sera présent à l’accueil à Dakar, enthousiaste. Mais le colon est incrédule : on ne rassemble pas tant de foules, mobilisant tous ses amis et parents pour leur encadrement rien que pour plaire au Prophète de Dieu. Non ! Il continue à chercher des armes, les preuves de la préparation d’une insurrection, n’importe quoi ! Il ne trouve rien, mais…
Un autre exil suivra, un an plus tard, moins rude et moins lointain cette fois, chez Cheikh Sydia, en Mauritanie, un exil négocié et que le Cheikh accepte pour aller parfaire son élévation, écrire odes et chants pour son «bien-aimé», le Prophète Mohamed (PSL).
Méditations, prière, écritures et ascèse ont marqué la vie de cet homme qui n’a jamais harangué aucune foule, n’a jamais flatté personne, qui n’était ni prince ni courtisan à sa naissance, mais dont le nom a fait le tour du monde et la doctrine prospéré à travers le globe. L’évocation de son nom met des milliers d’individus dans un état second, ses écrits procurent science et émotion. Jeunes et vieux à travers le monde ont donné un sens à leur vie en faisant de lui leur guide et inspirateur. Cheikh Ahmadou Bamba a réussi tout cela en respectant les prescriptions coraniques, sans rien aliéner des vraies richesses de son peuple.
S’il existe un symbole de « l’islam noir », c’est le mouridisme sans voile ni aucun autre mimétisme…Cheikh Ibra Fall et ses disciples, la perpétuation du culte Baay Faal, avec sa liturgie propre, en sont les manifestations les plus spectaculaires. Le Cheikh Ahmadou Bamba, jamais n’a comparé quiconque à Lamp Fall, « Boroom Baax ». Sa caution au «défricheur» a été totale et les Baay Faal portent en eux l’intime conviction d’avoir Bamba avec et parmi eux.
La légende et la réalité mêlées veulent que le fondateur du mouridisme ait prié sur l’eau, que ses écrits aient pesé sept tonnes, qu’il ait rendu dociles les animaux les plus féroces, qu’il ait dompté les djinns à Wiir-Wiir… Elles veulent aussi que personne n’ait jamais été le coiffeur du Cheikh. Et les supputations excitées des Baay Faal sur son gros turban ont plongé dans la transe plus d’un adepte de Cheikh Ibra, rêvant que Bamba fût rasta.
Quoi qu’il en soit, Bamba a légué une œuvre qui, bien tenue, sauvera et des âmes et des vies. Celui qui disait qu’on reconnaît un véritable marabout à ce que dès qu’on l’aperçoit, on pense à Dieu, rirait beaucoup s’il nous voyait nous prosterner devant de grosses bagnoles habitées par de gros repus aux mallettes pleines de billets.
Notes : Le culte, bien entendu, continue, Bamba ayant laissé une œuvre impérissable et une doctrine qui s’affirme de jour en jour et essaime à travers le monde. Le mouridisme n’appartient plus au seul Sénégal, et aux Etats-Unis comme en Europe, partout naissent des Maisons de Ahmadou Bamba, des écoles et des mosquées mourides.