LA RAISON DE L’ÉTAT NÉOCOLONIAL
EXCLUSIF SENEPLUS - Il est difficilement acceptable de justifier au nom de la « raison d’État » que Sonko soit privé d’élection alors que jusqu’à ce jour il a inscrit son action politique dans les normes constitutionnelles sénégalaises
Diverses explications ont été données à la stratégie désordonnée, parfois insolite et malheureusement toujours pathétique avec laquelle l’administration électorale et judiciaire sénégalaise tente depuis plusieurs mois d’empêcher le maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko, d’être candidat au scrutin présidentiel du 24 février 2024. Sans trop nous appesantir sur les raisons invoquées au début pour lancer l’« entreprise de sabotage » et qui à notre avis relèvent du jeu classique de dénigrement du concurrent politique (caricature de ses affiliations idéologiques, accointances alléguées avec des sociétés secrètes, intentions inavouées, etc.), nous parlerons de la toute dernière : la « raison d’État ».
D’abord évoquée par des piliers médiatiques plus ou moins sérieux du pouvoir, elle a été reprise par le député-maire de Dakar, Barthélemy Dias, de la période « cul et chemise » avec le régime. Elle est devenue depuis quelques semaines un élément de langage du camp présidentiel. Cette trouvaille est une réponse au député Ayib Daffé, mandataire du candidat Ousmane Sonko qui a qualifié de « banditisme administratif » les refus réitérés de la Direction générale des élections (DGE) placées sous l’autorité du ministre de l’Intérieur de respecter les décisions de justice favorables à l’édile de Ziguinchor.
Qu’est-ce que la « raison d’État » ? En quoi est-elle une justification possible aux moyens utilisés par tout pouvoir pour s’affranchir des contraintes de l’État de droit ? Quelle est la nature de l’État sénégalais ? Quelles sont les circonstances de sa genèse et dans quelle trajectoire historique s’inscrit-il ?
Dans cet article, nous prenons le parti de défendre la thèse que l’élection à venir est susceptible de changer radicalement la trajectoire de l’État postcolonial sénégalais si Ousmane Sonko et les forces sociales qui le soutiennent en sortent vainqueurs. Plus l’échéance approchera et davantage les tenants du pouvoir soutenus en cela par la classe dominante et ses relais médiatiques prendront des libertés avec le droit et les traditions démocratiques sénégalaises.
L’État, la « raison d’État », le droit et la démocratie
Il ne s’agit pas ici de donner une définition de l’État, nous nous satisferons d’en souligner les aspects qui en font une réalité tangible. Il s’agit d’une organisation politique et administrative reconnue d’un point de vue juridique par une « communauté d’États » et qui préside aux destinées de sociétés d’individus implantées sur un territoire déterminé grâce à une bureaucratie et des capacités de coercition s’imposant à tous. Dans notre modernité, l’État a pour rôle de garantir la sécurité, le bien-être et le développement de ses citoyens. Partant de ces caractéristiques, il s’agit d’une nouveauté quand on prend en compte la longue histoire de ce territoire que nous désignons aujourd’hui sous le vocable Sénégal.
La notion de « raison d’État » est souvent utilisée pour désigner la justification de certaines actions ou politiques menées par un État au nom de ses intérêts supérieurs ou de sa sécurité nationale. Elle est invoquée lorsque des mesures exceptionnelles sont prises, même si elles vont à l’encontre de certains principes ou valeurs démocratiques. La plupart des historiens des idées font remonter à Machiavel, un théoricien italien de la politique i du XVIe siècle, le concept de « raison d’État ». Dans son fameux livre Le Prince, il soutient qu’il arrive que pour préserver la stabilité et la sécurité de l’État, que les dirigeants violent certains principes moraux. Dans le contexte moderne, la raison d’État est souvent invoquée pour justifier des actions telles que la surveillance de masse, la restriction des libertés individuelles, l’utilisation de la force militaire ou la manipulation dans les relations internationales. Par exemple, un gouvernement peut justifier la surveillance de ses citoyens au nom de la sécurité nationale, de la lutte contre le terrorisme, etc.
La démocratie repose sur l’idée que tous les citoyens ont des droits fondamentaux et une voix dans la prise de décision politique. Le droit joue un rôle essentiel dans la consolidation de la démocratie en garantissant l’égalité devant la loi, les libertés individuelles et collectives, ainsi que la justice sociale. Il limite également le pouvoir de l’État et des gouvernants en établissant des mécanismes de contrôle et de responsabilité. La question fondamentale est de savoir si la « raison d’État » peut coexister avec la démocratie. Quand on comprend que la « raison d’État » peut être utilisée comme un prétexte pour commettre des abus de pouvoir et violer les droits de l’homme. Plus graves, les actions menées au nom de la « raison d’État » peuvent en réalité affaiblir la sécurité et la stabilité à long terme, en sapant la confiance des citoyens et en alimentant le mécontentement populaire. Nous sommes de ceux qui pensent qu’utilisée en privilégiant l’intérêt général, la « raison d’État » est nécessaire pour garantir la sécurité et la stabilité d’une nation, et qu’elle peut être conciliée avec les principes démocratiques par des mécanismes de contrôle appropriés. Tout cela étant dit, il est difficilement acceptable de justifier au nom de la « raison d’État » qu’Ousmane Sonko soit privé d’élection alors que jusqu’à ce jour il a inscrit son action politique dans les normes constitutionnelles sénégalaises et la pléthore d’avocats qu’il a recrutés, montre que le droit, les cours et tribunaux sont des instruments de premier ordre dans sa quête du pouvoir présidentiel. Malgré ses réserves, pourquoi devons-nous prendre au sérieux l’énoncé des tenants du pouvoir et leurs relais ?
Le réel et la réalité
Les philosophes nous enseignent qu’il y a lieu de distinguer entre le réel et la réalité. Ils nous disent : « si le réel est bien ce qui est et, en tant que tel, un et absolu, la réalité en est la représentation, et même la reconstruction ». Au-delà de la réalité de l’État que nous avons énoncé plus haut, que se cache-t-il ? Karl Marx considère que derrière le voile de l’État neutre et au service de l’intérêt général, il y a quelque chose de moins reluisant. Pour lui, l’État est intrinsèquement lié à la classe dominante et ne peut pas être neutre ou impartial. Marx affirme que l’État agit en faveur de la classe dominante en protégeant ses intérêts économiques et en réprimant toute contestation ou révolte de la classe ouvrière. Pour Marx, l’État est un outil de coercition et de contrôle social, utilisé pour maintenir l’ordre et garantir la domination de la classe capitaliste.
Lénine tout en se réclamant de Marx, verra dans l’État une circonstance opportune pour les classes sous domination. Pour lui, la classe ouvrière devait renverser l’État bourgeois existant et mettre en place un nouvel État dirigé par les travailleurs eux-mêmes. Antonio Gramsci, un théoricien marxiste italien du XXe siècle, nous a permis de mieux comprendre le « réel » de l’État. Il a développé le concept de classe dominante dans le cadre de sa théorie de l’hégémonie. Selon Gramsci, la classe dominante ne se contente pas d’exercer son pouvoir économique, mais cherche également à maintenir sa domination en influençant et en contrôlant les institutions culturelles et politiques. La classe dominante, selon Gramsci, ne se limite pas à la bourgeoisie capitaliste, mais comprend également des éléments de la classe moyenne et des intellectuels. Gramsci affirme que la classe dominante maintient son pouvoir en créant un consensus culturel au sein de la société, en façonnant les idées, les valeurs et les croyances qui sont acceptées par tous. Cela se fait principalement par le biais de l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire l’influence culturelle et idéologique exercée par la classe dominante sur les classes subalternes.
Gramsci soutient que la classe dominante utilise les institutions et les pratiques culturelles, telles que l’éducation, les médias, la religion, etc., pour promouvoir son idéologie et ses intérêts. Par exemple, les médias peuvent présenter une vision biaisée de la réalité qui favorise les intérêts de la classe dominante, tandis que l’éducation peut enseigner des valeurs qui renforcent la position de la classe dominante dans la société. L’objectif de la classe dominante, selon Gramsci, est de maintenir son pouvoir et de prévenir la prise de conscience de l’exploitation par les classes subalternes. Cela est réalisé en créant un consensus culturel qui fait accepter aux classes subalternes l’ordre social existant comme naturel et juste. Pour lutter contre la classe dominante, Gramsci préconise la construction d’une contre-hégémonie, c’est-à-dire le développement d’une nouvelle vision du monde et d’une nouvelle culture qui remet en question l’ordre établi. Tous ces éléments conceptuels nous aident à comprendre ce qui est en jeu au Sénégal, au Sahel et dans bien d’autres endroits en Afrique.
L’État sénégalais derrière le rideau
L’État sénégalais indépendant a été construit sur des institutions (parlement, armée, administration territoriale) mises en place par les régimes coloniaux et sur un principe de souveraineté sanctifié par la communauté des États déjà existants. Il est un legs de la colonisation française et s’inscrit dans une continuité historique où les remises en cause ont été fréquentes, mais très sévèrement réprimées. C’est une histoire très militarisée. La conquête coloniale française a été menée, que ce soit en Afrique de l’Ouest, en Afrique centrale ou à Madagascar, à travers des opérations violentes de « pacification » visant à détruire toute résistance. Dans les années qui ont précédé la décolonisation, la France a utilisé à nouveau la force militaire pour casser les mouvements et partis indépendantistes, comme au Cameroun (1955-1960) ou quelques années plus tôt à Madagascar (1947-1948), avant d’installer au pouvoir des dirigeants politiques qu’elle avait choisis. Au début des années 1960, à la domination impériale directe s’est substituée une relation sans équivalent ailleurs dans le monde, désignée par les vocables de « Françafrique », « État franco-africain », etc. À l’indépendance de ces territoires, en 1960, ce nouveau cadre permet de faire de l’Afrique francophone la sphère d’influence exclusive de la France. Sur le plan pratique, Paris met en place des dispositifs techniques, économiques, monétaires (franc CFA) culturels, etc. dans une logique affichée de coopération et d’aide au développement et pour mieux conserver son influence et son accès aux matières premières africaines. Le Sénégal contemporain est le produit de cette histoire. Sa spécificité : est d’être la vitrine démocratique du pré carré français. Il n’en reste pas moins un État néocolonial en ce sens qu’il continue de subir la domination et l’exploitation économique, monétaire politique ou culturelle de la part de la France.
Au Sénégal, les relations entre l’État colonial puis postcolonial et les sociétés relativement hétérogènes ont certes été problématiques. Elles ont pu se normaliser grâce à ce que le politiste Donal Cruise O’Brien (1941-2012) a appelé le « contrat social sénégalais » qui a été scellé sur la base de ce que l’historien sénégalais Mamadou Diouf nomme « le modèle islamo-wolof ». Dans ce cadre, les confréries musulmanes sénégalaises ont joué un rôle important dans ces relations, offrant un lien efficace entre l’État et la société. Dans ce contrat, le gouvernement récompense les élites en leur octroyant diverses formes de parrainage officiel, y compris des ressources matérielles.
En retour, les hommes de religion au Sénégal offrent surtout une protection à leurs disciples contre les abus des représentants de l’État. Sous le régime de Senghor, le contrat clientéliste entre l’État et les confréries a atteint son apogée. Par la suite, pour des raisons d’ordres économiques (ajustement structurel), l’urbanisation, la montée de l’individualisme, la montée des idées réformistes dans les confréries et dans l’islam de manière général, ce modèle s’est essoufflé. En même temps qu’agonise ce système d’alliance de la bourgeoisie politico-bureaucratique garante des intérêts de l’ancienne puissante coloniale et des élites issues des processus cooptation montaient les idées nationalistes qui expliquent dans le retard économique et social du pays par le maintien des liens d’assujettissement à la domination française.
Dans le même temps émergeait une bourgeoisie nationale ayant fait son « accumulation primitive » dans l’économie populaire encore appelée secteur informel et ayant des références idéologiques qui s’imposent comme des alternatives aux discours de la classe dominance actuelle. C’est l’alliance de ces forces qui est au cœur du dispositif de soutien à Ousmane Sonko. C’est une alliance qui ne cache pas son ambition de subvertir l’ordre établi. Elle a d’autant plus les coudées franches et des chances de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle qu’en face le discours ne s’est pas renouvelé, n’offre aucune perspective de lendemains enchanteurs et se complait à annoncer l’apocalypse en cas de changement. Ils devraient lire Gaston Berger : « Demain est moins à découvrir qu’à inventer. »
En 2019, alors que beaucoup d’analystes considéraient sa candidature comme celle du témoignage, Ousmane Sonko avait mobilisé plus de 15 % du corps électoral en développant un thème de campagne considéré jusqu’alors comme un tabou : le franc CFA. Sa critique de la « mal gouvernance » avait également séduit une partie de l’électorat. Néanmoins, le vote en sa faveur avait été circonscrit à la diaspora d’Europe et d’Amérique, aux régions de Dakar et Ziguinchor et les centres urbains d’autres régions. Cinq ans plus tard, son potentiel électorat a évolué. En plus de celles évoquées plus haut, il a été rejoint par des forces sociales qui aspirent à l’hégémonie et qui remettent en cause le vieux contrat social sénégalais et sa figure tutélaire : la France. Dans un contexte sahélien de perte d’influence de la France, l’enjeu électoral sénégalais prend la forme d’une épreuve de survie pour l’État néocolonial. C’est sa « raison » qui est à l’œuvre dans tous les manquements au droit, à la démocratie et la justice. C’est ce qui rend compte de ce que Ayib Daffé appelle le « banditisme administratif ». Ce n’est pourtant qu’un… euphémisme.