LE TEMPS DES PREMIÈRES FOIS NÉGATIVES SOUS MACKY SALL
Boubacar Boris Diop revient sur la crise que traverse le pays. Il analyse les douze années de présidence, marquées selon lui par des dérives autoritaires, et la défaite du régime après l'annulation du report de l'élection par le Conseil constitutionnel
Les mots qu’il pose sur les mouvements et frémissement du monde sont toujours attendus. C’est pourquoi Lorsque l’actualité nationale ou internationale l’exige, sa reaction est toujours surveillée et guetée. Les événements en cours au Sénégal n’ont pas dérogé à la règle. Réclamé, Boubacar Boris Diop a choisi Kirinapost pour commenter ce qu’il se passe actuellement dans son pays. L’entretien supposé paraître hier soir, a été vite rendu caduque par la décision du Conseil constitutionnel. Avec humilité, l’ eminent penseur s’est prêté, une seconde fois, à notre jeu de questions/ réponses pour reprendre toute l’interview..
Kirinapost : Avant l’annulation du décret du président Sall par le Conseil constitutionnel, presque tout le monde chez nous comme à l’étranger se posait la même question : où va le Sénégal ? Quel est votre regard sur les années Macky ?
Boubacar Boris Diop (BBD:)L’inquiétude était en effet palpable et j’ai personnellement l’impression qu’après cette crise plus rien ne sera comme avant. Ces douze années de Macky Sall au pouvoir, surtout les quatre dernières, ça a en quelque sorte été le temps des « premières fois » négatives. L’annulation hier par le Conseil constitutionnel du décret du président de la République est elle aussi une première mais dans le bon sens. Ici on n’est plus dans la politique mais dans l’histoire et le peuple sénégalais l’a bien compris. Aussi étrange que cela puisse paraître, il faut remonter à cette histoire de viol pour comprendre ce qui nous arrive en ce moment. L’accusation contre Sonko était censée l’affaiblir voire ruiner à jamais son ambition présidentielle, elle en a fait au contraire une figure majeure, absolument incontournable. La haine contre cet homme et la volonté de l’éliminer coûte que coûte sont à l’origine de cette crise. Pour le président Sall, désormais totalement dépourvu de marge de manœuvre, surveillé par le monde entier et sans doute bientôt lâché par ses partisans, c’est la descente aux enfers qui commence.
Kirinapost :À l’époque vous avez déclaré dans la presse que la tournure désastreuse que prenait l’affaire Adji Sarr ne laissait plus le choix à Macky Sall, qu’il serait tôt ou tard obligé de renoncer à ses velléités de troisième candidature…
BBD :C’est déjà vieux, tout cela. Il est clair que Macky Sall ne voulait pas lâcher le pouvoir. Sur ses douze années à la tête de l’Etat sénégalais, il en a consacré la moitié à élaborer des scénarios pour ne pas rendre les clefs du palais à son successeur le 2 avril 2024. Mais après les événements de juin 2021, qui ont eu un tel écho au-delà de nos frontières, il était quasi impossible qu’il reprenne la main.
Kirinapost : Pourquoi a-t-il pris le risque d’annuler le scrutin du 25 février ?
BBD : Je crois que c’est simple : le président Sall, qui s’est tout permis depuis le début de cette crise sans subir les conséquences de ses actes, a fini par perdre tout sens du danger. C’est une possibilité. Ça n’est pas rien le blocus d’une région entière, la fermeture sans la moindre explication de l’université de Dakar, le mépris de décisions de justice dûment notifiées, la dissolution sous de vagues prétextes d’un important parti d’opposition puis de la CENA. Et que dire des milliers de militants innocents jetés presque distraitement en prison ? On ne parle même pas de la manière dont il a mobilisé l’appareil d’état, en particulier la justice, contre un seul homme dont le domicile a été placé sous blocus pendant près de deux mois. Et s’il est vrai qu’il y a quelques mystérieux cadavres dans les placards de notre belle démocratie, c’est bien la première fois que deux de nos concitoyens, en l’occurrence Didier Badji et Fulbert Sambou disparaissent purement et simplement dans des circonstances faisant soupçonner des exécutions extra-judiciaires. De si graves atteintes aux droits humains ont à peine entaché sa réputation de démocrate et il a dû se dire que même la décision gravissime de reporter l’élection pourrait passer d’une façon ou d’une autre, même s’il se doutait un peu que ça ne serait pas facile. Il s’est peut-être aussi un peu perdu dans ses petits calculs politiciens. Des choses du genre : « L’appui du PDS m’est acquis et je pourrai aussi compter sur la neutralité bienveillante de tous les candidats recalés au parrainage, cela a fait du beau monde quand même. » Macky et certains cercles du régime n’ont sans doute pas exclu que Sonko, présenté par eux comme un grand narcissique, sauterait sur cette occasion d’une remise à plat pour écarter Diomaye Faye et devenir lui-même candidat. À l’arrivée, Macky Sall doit bien admettre qu’il s’est complètement fourvoyé.
Kirinapost : Et maintenant... ?
BBD: Paradoxalement, c’est parce que la défaite du régime semble si totale qu’il ne faut rien exclure. Il s’est passé trop de choses que personne n’aurait osé imaginer et cette fois-ci aussi la tentation de jouer le tout pour le tout peut déboucher sur une situation inédite. Le président vient de réagir positivement dans un communiqué mais va-t-il demander à ses troupes d’accepter leur défaite et d’arrêter de pinailler sur des détails ? On saura dans quelques heures s’il encourage en sous-main ce jeu puéril des interprétations fantaisistes ou s’il a décidé de siffler la fin de la récréation. Félicitons-nous pour l’instant de ce qui est arrivé puisqu’au final c’est surtout une victoire de notre peuple. Comme l’a si justement rappelé le professeur Mamadou Diouf, les Sénégalais tiennent par-dessus tout au respect de leur Constitution pourtant si souvent malmenée. Macky Sall a également sous-estimé ce que je peux appeler le poids symbolique du Sénégal sur la scène internationale. Il y a en effet lieu de se demander pourquoi tout ce qui arrive dans notre pays si insignifiant à bien des égards, suscite toujours un intérêt soutenu de la presse internationale. Notre diaspora, souvent bien intégrée partout où elle se trouve, y est pour beaucoup mais il y a sans doute plus que cela.
Kirinapost : Vous avez uns fois reproché à Macky Sall de n’avoir pas le sens de l’histoire. Pouvez-vous revenir sur ce jugement ?
BBD: Les événements les plus récents montrent qu’il n’a jamais pris la mesure de la dimension historique de sa fonction de chef d’Etat. Je me souviens de ce passage du film d’Ousmane William Mbaye où Assane Seck rapporte avoir amicalement alerté Senghor quant à certaines brimades mesquines contre Cheikh Anta Diop en lui disant : « Sédar, si tu ne fais rien pour mettre un terme à cela, l’histoire le retiendra un jour contre toi… » Senghor a compris sur-le-champ mais je doute que cela aurait été le cas avec Macky Sall.
Kirinapost : Comment vous l’expliquez–vous ?
BBD On peut dire aujourd’hui tout ce qu’on veut contre Senghor, l’accuser par exemple d’avoir été un suppôt zélé de la Françafrique mais personne ne lui reprochera d’avoir eu un horizon intellectuel limité. C’est en fait de cela qu’il s’agit. L’auteur d’Hosties noires était certes francophile mais ne se serait jamais vanté des « desserts » réservés aux Sénégalais dans les casernes coloniales. Peut-on imaginer, de la part d’un président de la République, une lecture plus déficiente de notre passé ?
Kirinapost : Que peut-il se passer le 2 avril ?
BBD : Depuis l’arrêt de la Cour constitutionnelle, Macky Sall est plus seul que jamais. Des membres de son gouvernement s’étaient déjà publiquement démarqués de sa décision de reporter le scrutin du 25 février et continuent à siéger en conseil des ministres, ce qui montre qu’il ne maîtrise plus ses troupes. Même l’église et le patronat ont dénoncé l’illégalité de cette mesure tout comme de nombreuses centrales syndicales. Je me suis d’ailleurs demandé si Macky, cerné de toutes parts, n’en était pas arrivé à souhaiter ce désaveu qui lui permet de sauver un tout petit peu la face. Mais peut-être ce raisonnement est-il trop tortueux… Pour le 2 avril, on en est réduit à espérer une passation de pouvoir normale même si, comme on dit, mbir mi ñaaw na ba noppi, le mal est déjà fait. Il est possible que les Sénégalais oublient vite la parenthèse peu glorieuse du passage de Macky Sall au pouvoir mais peut-être aussi sera-t-il le premier de leurs présidents à qui ils demanderont de rendre des comptes devant la justice. Il s’en trouvera sûrement pour l’exiger car ce qui se passe depuis quatre ans est beaucoup trop grave.
Cela dit, les jours passent vite et il devient de plus en plus difficile de tenir la date du 25 février. On peut être contraint à un report d’une semaine ou deux pour pouvoir tenir le scrutin en mars, en tout cas avant le 2 avril. Le Conseil constitutionnel, en phase dans cette histoire avec la volonté populaire, tient au respect de cette date symbolique.
Kirinapost :Et les recalés du parrainage ?
BBD : J’ai un grand respect pour certains d’entre eux, il en est même un dont j’ai jugé les propos d’avant-campagne tout à fait rationnels et intéressants, mais je pense que ce serait dangereux pour nos institutions de faire le moindre pas en arrière. Le Conseil constitutionnel n’est pas infaillible comme l’a montré l’affaire Wardini mais ce serait bien léger de tout remettre en cause sur la base d’une telle erreur. On peut aussi redouter qu’on nous exhibe au cours des semaines à venir la fausse ou vraie double nationalité de tel ou tel candidat autorisé à se présenter. Wait and see.
Kirinapost Et Karim Wade ?
BBD: Avant tout, est-ce bien normal qu’il ne se soit même pas dérangé pour défendre sa candidature ? Il est établi qu’il avait encore la nationalité française lorsqu’il a déposé sa candidature, son exclusion est donc tout à fait logique, il n’y a pas lieu d’épiloguer sur le sujet.
Kirinapost :Le dialogue national auquel a convié Macky Sall suscite beaucoup de commentaires. Qu’en pensez-vous ?
BBD: Rien de nouveau sous le soleil, est-on tenté de dire. On avait conçu ce dialogue national comme un moyen de noyer le viol de la Constitution dans un océan de paroles lénifiantes. C’est raté. Les Sénégalais sont déjà passés à autre chose.
Kirinapost : Cette fois-ci deux anciens chefs d’Etat ont cherché à peser de tout leur poids dans le débat…
BBD: Ne serait-il pas plus juste de dire un chef d’Etat et demi ? Wade est intervenu dans cette affaire en leader de parti et peut-être surtout, ce qui est tout de même assez pathétique, en père de famille. Diouf a pu être abusé, comme le montre sa mise au point qui a eu au finish un effet très positif. Malgré tout, on ne saura peut-être jamais pourquoi il a choisi une si mauvaise occasion pour sortir de plus de vingt ans de réserve. Je trouve que le silence lui allait bien, finalement, il y avait là-dedans une certaine dignité. Je dois avouer que j’en suis venu au fil des ans à nourrir une grande admiration pour Abdou Diouf. Certes, on ne peut pas rester innocemment à la tête d’un pays aussi compliqué que le Sénégal pendant des décennies, il y a bien évidemment des zones d’ombre de son passage au pouvoir mais avec la sérénité que donne le recul, je vois en lui un homme de bonne volonté, qui a fait de son mieux dans un contexte économique et social particulièrement explosif. Rien à voir assurément avec ses successeurs.
Kirinapost : Vous avez dit au début de cet entretien que la défaite du régime semble totale. On peut s’en féliciter mais certains points ne devraient-ils pas inciter à une réflexion approfondie ?
BBD: Très certainement. Quitte à rouvrir un dossier déjà bien oublié, il faut hélas reparler de l’affaire Adji Sarr. Tous ceux qui ont soutenu Macky Sall, de manière sournoise ou ouverte, tout au long de cet épisode, lui ont permis de tester des méthodes de gouvernement de plus en plus brutales et autoritaires. C’était étrange de demander à un homme traqué sur la base d’une accusation stupide, de déférer tête baissée aux injonctions d’une justice haineuse. S’il l’avait fait, Sonko serait aujourd’hui dans cette sorte de lent coma politique frappant certains leaders qui avaient au départ la même envergure que lui et le pays lui-même serait peut-être en campagne électorale avec des méga-meetings – pourquoi pas ? – du candidat Macky. En voyant qu’on lui permettait tout dans cette histoire, Macky Sall n’a plus su où s’arrêter, et c’est ainsi qu’il en est venu à déshonorer notre pays. Peut-être dois-je ajouter ici, pour mieux être compris, que je ne suis ni de près ni de loin lié au parti de Sonko et qu’à vrai dire, j’ai même de grosses réserves sur certains aspects de leur programme. J’ai vu pas mal de mes amis se laisser divertir par des accusations méchantes et finalement bien courtes – violeur, arrogant, rebelle etc.- alors que des questions bien plus importantes attendaient d’être débattues. L’autre sujet qui mériterait que l’on s’y arrête, c’est l’extraordinaire implication des Américains dans la dernière phase de la crise. Il me semble que six communiqués sont tombés de Washington en moins d’une semaine après le nouveau décret du président Sall. Cela a été d’un immense secours, car sans eux Macky Sall aurait continué à dérouler son agenda. Mais tout en les remerciant de ce coup de pouce décisif, il faut bien s’interroger sur cette sorte de coup de foudre spectaculaire des Américains pour notre pays. Je suis trop mal informé pour proposer une lecture de ce fait politique tout de même assez lourd mais il est clair que les intérêts de notre peuple ne sauraient se confondre avec ceux de l’Amérique ou de toute autre puissance impérialiste. J’observe d’ailleurs que les forces vives du Sénégal se tiennent, curieusement, à bonne distance du mouvement général d’émancipation ayant abouti en Afrique de l’Ouest francophone à la création de l’Alliance des États du Sahel, une mise en cause de la domination française qui se traduira très vite par la disparition, entre autres vestiges de la Françafrique, du franc CFA. Mais ça, c’est une autre histoire, qui pourrait du reste nous rattraper plus tôt que nous ne pensons…