SONKO, UN PREMIER MINISTRE QUI SE TROMPE DE RÔLE
Le Premier ministre se comporte comme « un opposant au pouvoir ». La réalité du pouvoir lui fait prendre la mesure des enjeux et le convertit à l’idée qu’il ne pourrait se passer du « système »
Le 11 juin 2012, j’avais tenu à alerter le nouveau régime de Macky Sall, avec un titre : «Mais Macky, où on va là ?» Tant les erreurs de débutants étaient importantes, les gestes d’arrogance étaient légion et le pouvoir semblait commencer à échapper au nouveau chef de l’Etat qui avait remplacé le président Abdoulaye Wade ! Pourtant, Macky Sall avait non seulement une bonne expérience des affaires de l’Etat, pour avoir déjà eu à occuper de hautes fonctions gouvernementales, mais aussi qu’il comptait dans son équipe des personnalités nanties, elles aussi, d’un pedigree assez éloquent. Les alertes étaient considérées comme le fait d’oiseau de mauvais augure. On insistera au point de leur dire : «Vous risquez la colère du Peuple !» (8 mai 2017). L’histoire semble bégayer au Sénégal, mais cette fois-ci avec des allures de tragédie.
Le président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre sont novices dans la gestion des affaires gouvernementales et ne pourront pas trop compter sur nombre de leurs ministres, pour pallier leurs insuffisances. La plupart de leurs collaborateurs n’ont eu un/une secrétaire ou un chauffeur sous leurs ordres que le jour où ils sont arrivés à la position de membre du gouvernement. Dire que ces ministres sont à la tête de lourdes administrations avec un regroupement de plusieurs ministères, dans l’esprit de réduire la taille du gouvernement ! Il s’y ajoute que le tandem Diomaye-Sonko se trouve rattrapé par ses grandes promesses. Le reniement devient le lot quotidien et obligatoire pour ces deux têtes de l’Exécutif. Mais le plus difficile pour cet attelage est que le Premier ministre se comporte comme «un opposant au pouvoir», pour reprendre la belle formule, titre d’un brûlot, du journaliste Abdou Latif Coulibaly sur la gouvernance du Président Abdoulaye Wade, publié en 2003.
Les urgences n’en sont certainement pas à des tests de popularité
On aura remarqué que la première sortie publique du Premier ministre Sonko a été, à l’occasion d’une conférence organisée à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, animée conjointement avec l’homme politique français Jean-Luc Mélenchon. La manifestation s’est révélée être un fiasco, pour avoir tourné autour d’un débat concernant l’homosexualité, fort ravageur pour l’image des nouvelles autorités sénégalaises. Le gouvernement chercherait-il à se rattraper, en organisant, le 1er juin 2024, une journée dédiée à une opération nationale d’investissement humain baptisée «Set Setal national» ? La mayonnaise n’a pas pris, cette fois encore. Les populations semblaient avoir la tête ailleurs.
La dernière trouvaille a été un rassemblement organisé à l’esplanade du Grand Théâtre à Dakar, ce dimanche 9 juin 2024. Les spectateurs de ce théâtre à ciel ouvert avaient été convoyés à grands frais et motivés, plus que d’habitude, pour garnir les lieux. La manifestation était dédiée exclusivement aux jeunes du parti Pastef ! Ce parti démontrait de plus grandes capacités de mobilisation que le monde rassemblé hier à Dakar et provenant de tout le Sénégal. Le Premier ministre, maître-d’œuvre, a fait montre d’un sectarisme maladroit en préférant communier avec ses camarades de parti, plutôt que tous les autres citoyens sénégalais. Et pourtant, ils sont sans doute bien nombreux à avoir plébiscité le candidat de la Coalition «Diomaye Président», sans être membres de Pastef. Au demeurant, un chef de gouvernement ne saurait avoir de comptes à rendre qu’à ses seuls partisans. Avait-il peur de rencontrer des jeunes qui ne lui sont pas acquis d’office ? Les actes de mécontentement déjà exprimés par des franges importantes de la population ne se comptent plus. Un désamour qui présage d’un divorce violent, entre Ousmane Sonko et ses nombreux jeunes qui suivaient ses cortèges et caravanes politiques, du temps où il était le principal opposant de Macky Sall, se fait sentir. Le Premier ministre a-t-il conscience que ces innombrables jeunes ont des attentes qui ne peuvent pas rester trop longtemps sans être satisfaites ? Qu’est-ce que le nouveau gouvernement leur a offert pour leur donner de l’espoir ? Assurément rien encore ! On attendra peut-être la Déclaration de politique générale du Premier ministre.
Le plus dur est que des gens sont pourchassés à travers les rues de Dakar et ont vu leurs activités économiques comme les petits boulots de livreurs ou de petits commerces, combattus par le nouveau gouvernement ou des autorités municipales membres de Pastef. Le contexte social est encore plus difficile que ces personnes ne comptaient que sur ces activités pour gagner leur vie et certainement préparer la prochaine fête de la Tabaski. De façon générale, les activités économiques sont au ralenti et de nombreux journaliers qui gagnaient leur pain quotidien dans des chantiers de construction se retrouvent au chômage, parce que le gouvernement a décidé de la suspension de ces chantiers ; le temps d’y voir plus clair sur certaines affectations foncières. Le gouvernement risque une colère sociale. Quelle est la logique d’allumer des foyers de tension aussitôt installés au pouvoir, surtout avec des populations dont le soutien leur était visiblement acquis ? Stratégiquement, ne fallait-il pas attendre d’avoir fini de donner quelque chose aux populations socialement défavorisées avant de les soumettre à une politique de contraintes ou de rigueur, ou même d’avoir tapé en premier lieu sur les nantis ? La morosité économique est réelle et le gouvernement n’arrive pas à rassurer les consommateurs avec des annonces impossibles sur la baisse des prix des denrées de base ou de l’électricité. Les frustrations gagnent du monde. Le Premier ministre a fini d’avouer son impuissance sur cette question, contrairement à ses promesses électorales.
Le désenchantement est réel d’autant que les jeunes avaient cru dur aux promesses qu’ils trouveraient du travail dès le lendemain de la prise du pouvoir. Attendaient-ils ainsi leurs affectations à tel ou tel autre poste ! Et comme pour ne rien arranger, les sorties maladroites et les actes posés donnent l’occasion de tourner facilement en dérision les nouvelles autorités du pays. L’image des autorités gouvernementales est très mauvaise. Ousmane Sonko est confondu ou pris à défaut sur ses multiples promesses et déclarations. Les milieux intellectuels, qui croyaient à ses promesses de pourvoir les grands emplois publics par le moyen d’appels à candidatures, ont déchanté. Leur embarras est encore grand quand ils découvrent que le «Projet» de transformation systémique du Sénégal pour lequel ils avaient battu campagne, au prix de nombreuses vies humaines, n’existait pas encore ! Il y a eu un véritable dol.
Qu’il devient pénible d’être un ami de Ousmane Sonko !
On remarquera qu’un acte essentiel et fondamental de la gouvernance publique, comme le décret de répartition des services de l’Etat qui théoriquement aurait été signé depuis le 5 avril 2024, n’a pu être rendu public que vendredi dernier, 7 juin 2024, soit plus de deux mois après. Encore qu’il ait fallu que l’opinion publique le réclamât sur tous les tons ; encore que le document apparaisse truffé d’anachronismes ! On ne leur fera pas l’injure de croire que les plus hautes autorités de l’Etat continuaient, pendant tout ce temps, à travailler sur le texte, pour s’accorder sur les attributions des différentes administrations. Dans l’opposition, ils assuraient n’avoir pas besoin d’une période d’état de grâce et mettaient en exergue les lacunes du régime qu’ils pourfendaient avec férocité. Mais le plus difficile reste le mélodrame que vit présentement le Premier ministre. A chaque acte que pose le gouvernement, les contempteurs apportent une cinglante réplique par une vidéo ou une publication dans laquelle le Premier ministre disait, soutenait ou prônait tout le contraire. Ousmane Sonko, qui était trop prolixe, pour ne pas dire trop bavard pour un homme politique, se trouve systématiquement confondu par ses propres dires, faits et gestes. Tant qu’il était opposant, il pouvait patauger dans le populisme jusqu’à se perdre dans ses contradictions, car les partisans pouvaient être indulgents. Seulement, désormais placé à la station de Premier ministre, il est en train de perdre toute crédibilité et place ses amis dans une situation des plus inconfortables.
La réalité du pouvoir lui fait prendre la mesure des enjeux et le convertit à l’idée qu’il ne pourrait se passer du «système». Le député Guy Marius Sagna ne peut avaler la grosse couleuvre. Le débat sur l’endettement que le parti Pastef trouvait par exemple inopportun et nuisible pour le Sénégal, est remis aux oubliettes, comme du reste le débat sur la nouvelle monnaie préconisée naguère. Ainsi recourent-ils à l’endettement qu’ils avaient toujours fustigé et encore qu’ils se mettent à endetter le pays de la plus mauvaise des manières. Plus grave, le gouvernement emprunte par des procédés pas trop orthodoxes. La première opération d’emprunts obligataires se révèle ravageuse pour la crédibilité du gouvernement. Nul ne sait comment la banque intermédiaire JP Morgan a été choisie, à quel prix et à quel coût les obligations ont été émises. Les réserves émises par Birahim Seck du Forum civil sont bien légitimes. Les promesses de bonne gouvernance s’envolent avec de forts soupçons de prise illégale d’intérêts, quand on sait que d’anciens cadres sénégalais de JP Morgan sont encartés au parti Pastef. Comment reprofiler une dette à un taux de l’ordre de 6% pour un nouveau prix de 7, 75%, un taux qui, du reste, apparaît comme trop cher par rapport aux habitudes d’emprunt du Sénégal. Le simple fait que le ministre de l’Economie et du plan, le prolixe Abdourahmane Sarr, disparaisse subitement des radars, renseigne sur la gravité de la situation.
Sonko, le parfait fusible pour Bassirou Diomaye Faye
Dans un régime présidentialiste comme celui du Sénégal, de l’esprit de la cinquième république française, le Premier ministre constitue un véritable fusible pour le chef de l’Etat. Certes, le président de la République Bassirou Diomaye Faye doit essentiellement son élection à son Premier ministre, mais la situation qui provoque une position d’un Premier ministre envahissant, pour ne pas dire dominant, est partie pour créer des difficultés. L’exposition trop marquée du Premier ministre, aux côtés d’un chef de l’Etat qui se met en retrait, sera à terme fatale à Ousmane Sonko. Il constitue la cible de tous les mécontentements et aspérités, et il risque de finir par donner l’impression que «le problème, c’est Ousmane Sonko». Surtout que le président Faye reste courtois avec les autorités religieuses et coutumières, avec tout le monde peut-on même dire, au moment même où le Premier ministre multiplie les foyers de tension et les petites querelles avec les médias, les activistes, la classe politique et les milieux économiques et sociaux. Et, sans le moindre égard pour le principe de la séparation des pouvoirs, il s’autorise à annoncer «balayer la Justice» ! Plus Bassirou Diomaye Faye se montre passif et en retrait, plus Ousmane Sonko prend de l’espace et ne semble se fixer des limites, et pousse le bouchon jusqu’à faire des intrusions grossières dans les domaines comme la diplomatie et les questions militaires. Comme pour montrer qu’il est le véritable «Patron» ! Un Premier ministre ne saurait durablement demeurer le «chef» d’un président de la République qu’il aura même fait élire !