LETTRE À MON FRÈRE BLANC
EXCLUSIF SENEPLUS - Je ne reconnais plus la France. Sur les sentiers sinueux qui font l’histoire, elle a, me semble-t-il, perdue deux de ses trois filles : « égalité » et « fraternité ». Celle qui portait la robe de justice
Bonjour Lionel comment tu vas ? J’espère que maman et Rémy se portent bien.
C’est moi Djibril, ton frère « Nioul *».
L’heure à laquelle je tapote sur mon clavier te renseigne sur mon insomnie et sur mon état de détresse psychologique.
En fait, j’ai été réveillé par un terrible cauchemar dans lequel, un couple de diables est venu frapper à ma porte. Lorsque j’ai ouvert, j’ai vu cette vieille femme, trois fois cornue, le nez crochu, les yeux exorbités, la gueule baveuse et remplie d’une forêt de crocs de formes et de tailles différentes. Derrière elle, son fils, moins hideux, presque humain, à qui elle intima aussitôt l’ordre qui me fait encore trembler : « jordane, fous-moi dehors cette négraille !!», dans une voie électronique d’intelligence artificielle. Je fus réveillé par une salve applaudissements. Ouf, nous étions au théâtre… dans le cauchemar !
Depuis la décision de Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, ces cauchemars me sont récurrents. Il m’arrive souvent, maintenant, de me réveiller en pleine nuit pour cogiter sur ma relation avec la France et le sens de notre vie ici. Je ne te cacherais ni mon inquiétude, ni ma préoccupation.
En effet, nous sommes loin des années-fac avec notre inconscience et nos délires, nos bonheurs et plaisirs simples et nos mille questions sur un avenir alors lointain.
Je me souviens de nos sentiments forts d’affections, de solidarité et de camaraderie désintéressés. Je me souviens de notre innocence imperméable à toute idée de xénophobie. Mais c’était il y a plus de trois décennies et nous sommes déjà immergés dans cet avenir qui nous semblait si insaisissable, qu’il échappait aux jumelles de notre vision pourtant jeune et précise et à notre prodigieuse imagination d’alumni.
L’histoire est passée par là. Et comme l’histoire consiste en une transformation de l’ensemble des êtres humains, nous avons dû vraiment changer, et les Français aussi.
Je ne reconnais plus la France. Sur les sentiers sinueux qui font l’histoire, elle a, me semble-t-il, perdue deux de ses trois filles :« égalité » et « fraternité ». Celle qui portait la robe de justice et celle qui, de son irrésistible et enviable charme, invitait à la convivialité et forçait le respect.
Je me fais un sang d’encre !
Et si je me fais du mauvais sang, c’est d’abord pour mes enfants. Surtout pour le grand qui comprend déjà tout.
Ensuite, c’est pour ces millions d’enfants que la France a conçus dans une relation consentie, d’amour et parfois de raison aussi, que certains politiciens malhonnêtes présentent comme adultérine, illégitime et déshéritable.
Comme tu le sais, ils sont nés ici et sont tous Français. Ils ne connaissent que la France. Aujourd’hui, en regardant l’actualité, il m’arrive de regretter de ne les avoir pas rapprochés davantage du Sénégal, là où tout a commencé. Ils auraient pu avoir au moins une bouée de sauvetage face à cette France qui semble naufrager dans le déni de leur légitimité.
Je m’en veux aujourd’hui et confesse mon impardonnable absence de réalisme.
Par contre, j’assume les avoir laissés vivre librement leur francité, avec leurs camarades, amis et concitoyens français. À travers qui, je nous revois jeunes étudiants à la faculté de droit.
Je ne suis pas étonné du fait que la jeunesse française « de souche » soit moins réceptive à l’appel du racisme et de la haine envers l’étranger. Je pense qu’à cet âge, ils sont encore préservés de la phobie de la différence. Ils sont isolés et égoïstes. Ils vivent dans le confort de leur bulle artificielle. Ils sont insouciants et n’ont pas encore conscience de la violence des relations sociales.
Les démons de la différence ne les courtisent que plus tard, lorsqu’adultes, ils se frottent à la réalité de la vie et qu’ils sont confrontés à la lutte pour l’insertion, la réussite ou la survie.
Quand les ambitions se réveillent et s’affrontent. C’est en ce moment que les plus faibles cherchent un alibi, un bouc émissaire. Et « l’autre », l’étranger, vulnérable parce que hors de chez lui, qui ne leur ressemble pas, apparaît dès lors comme le coupable idéal.
Cette situation est la résultante des rapports que ces jeunes, devenus adultes ont eu et continuent d’avoir avec les autres composants de la société. C’est le fruit des rapports sociaux.
Karl Marx ne semble pas dire le contraire, dans une très fameuse 6ème thèse sur Fuerbach. Il considère que l’essence humaine n’est pas une abstraction liée à l’individu isolé. Mais que dans son essence, elle est le résultat de l’ensemble des rapports sociaux.
Donc, la société et les autres, ont leur part de responsabilité dans la dépravation des rapports et le climat délétère actuel.
Je pense donc, mon cher frère, que la France aura besoin, au lendemain de ces élections, d’une véritable remise en question de ses politiques économique, sécuritaire, sanitaire et sociale.
En effet, ces questions qui taraudent les Français comme l’inflation, la sécurité et l’immigration, la santé et j’en passe, restées sans réponse, ont eu raison de la sérénité de ce pays. Elles devront être purgées avec franchise, réalisme et efficacité.
Aujourd’hui, entendre M. Bardella dire que l’immigration met en péril l’identité nationale et que le droit du sol serait remis en cause en cas de victoire, m’interroge. Même si je sais que la France restera un État de droit et que le Conseil constitutionnel veillera à retailler considérablement les ambitions malsaines de ces politiciens professionnels.
Je ne sais pas comment l’entend mon fils Bachir. Il me faudrait en discuter avec lui. Savoir réellement ce qu’il pense des hommes politiques qui portent en fusil d’épaule la question migratoire comme la principale névralgie de la France, indissociable de son nerf défaillant : l’étranger !.
Se sent-il stigmatisé, se sent-il prêt à affronter toute sa vie durant, ce doigt, ces regards, ces projecteurs et cette actualité pointés sur lui, sur nous, en permanence ?
En tout cas, moi qui ne suis pas Français, mais trois fois père de Français, qui adore la France, je sens dans ma chair et ma dignité d’être humain, cet omni-niant crachat, jeté sur le visage des immigrés.
Je ne serais pas surpris qu’il le vive mal, car une nationalité, c’est sacré !
C’est une histoire extraordinaire entre une femme, un homme et sa terre natale, ses origines, ses fibres, son histoire et même son esprit. Cela ne se choisit pas à la légère. En réalité, la plupart du temps, c’est la nationalité qui vous choisit, plus que vous ne la choisissiez. Et quand elle vous prend, vous n’avez pas la force de lui échapper.
D’ailleurs c’est la raison pour laquelle je n’ai jamais senti la nécessité de solliciter une naturalisation. Pour ce qui justifie mon séjour en France, un titre périodique suffit largement. Le sentiment de fierté et d’amour avec ma terre d’origine, le lien historique et social et l’honnêteté et la franchise à l’égard de la France, ont fini de me convaincre de rester Sénégalais, résident en France.
C’est pourquoi rejeter les millions d’étrangers nés français et particulièrement abjecte.
C’est la négation de leur identité intrinsèque. Ils ne viennent pas souiller une identité nationale. Ils sont cette identité même. Ils en sont la substance et la force. N’en déplaise aux ennemis de la diversité.
Ces hommes politiques ignorent-Ils l’apport des immigrés, la demande du patronat français en main d’œuvre étrangère pour les années à venir ? Savent-ils vraiment combien de Français sont émigrés en Afrique et dans le monde et y vivent tranquillement ? Comme ces dizaines de milliers d’immigrés sénégalais qui d’après une étude récente sont plus diplômés que les Français. Une configuration inattendue pour nombre de politiciens, qui ne doit pas être abordée en termes de concurrence à l’employabilité des Français, mais en termes de plus-value et d’expertise apportées à la France.
Et puis Lionel, cette situation apporte la réplique à ta boutade qui m’amuse 30 ans après. Tu m’avais dit textuellement : « Si j’échoue au DEUG, j’émigre au Sénégal, parce qu’au Sénégal, être blanc est un diplôme ». Mdr!
Bref, autant de questions qui m’empêchent de dormir pleinement, mon déjà très court sommeil… si les diables me laissent tranquille.
Et puis je t’embête avec mes questions bêtes et décousues. Des questions qui m’embêtent et qui, sûrement, ne te laissent pas indifférent.
Mon cher frère « toubab », ton « salut les niouls* » me manque, comme cette belle époque, qui a fait les plus beaux jours de ma vie. J’espère que tu n’as pas trop changé. Tant que tu resteras à droite ou au centre ça va. Évite les extrêmes ! Ça rend aigris et moche.
Pour ma part, j’ai demandé à tout mon entourage de ne pas voter pour ceux qui ne les apprécient pas. C’est la moindre des politesses.
J’espère qu’on se verra cette année.
En attendant, je vous embrasse tous. Dis à maman que je pense fortement à elle et à Rémy de m’appeler.
Bises
Djibril, ton frère, « nioul».
Nioul ou Ñul : noir, en wolof, langue nationale du Sénégal.