LE SENEGAL RATTRAPÉ PAR LE COUP DES 450 MILLIARDS DES EUROBONDS
Le décaissement suspendu ou différé de 230 milliards de francs va peser sur la politique financière du Sénégal et rien ne garantit que la situation reviendra à la normale à la rentrée des institutions de Bretton Woods
Le programme conclu entre le Sénégal et le Fonds monétaire international (Fmi), pour la période 2023-2026, comporte un décaissement de crédits de 1150 milliards de francs Cfa. Deux premiers chèques ont été consentis pour l’année 2023, pour un montant total de 298 milliards de francs Cfa. Il était prévu deux nouveaux paiements pour l’exercice en cours, dont un paiement de 230 milliards en juillet 2024 et un autre de 109 milliards en décembre 2024. La dernière mission de revue du Fmi, qui a séjourné à Dakar du 6 au 19 juin 2024, avait conclu, à la perspective du passage du dossier du Sénégal devant le Conseil d’administration de l’institution internationale, courant juillet 2024. Cette réunion, qui devrait valider le premier décaissement de cette année, avait d’ailleurs était calée pour le 24 juillet 2024. L’instance a été reportée à septembre prochain. Le ministre des Finances et du budget, Cheikh Diba, aurait senti la nécessité de mieux se préparer, et pour cause ! «Histoire de mieux préparer son dossier, car les bailleurs ne comprennent pas trop les circonstances du dernier eurobond», souffle un haut fonctionnaire.
Le Sénégal paie cash ses turpitudes
Le Sénégal se trouve dans la situation assez délicate de ne pouvoir répondre aux interrogations des bailleurs de fonds. Des procédures importantes n’ont pas encore pu être respectées comme le Débat d’orientation budgétaire, mais aussi l’examen et notamment l’adoption d’une Loi de finances rectificative. Les grandes querelles opposant le Premier ministre Ousmane Sonko à l’Assemblée nationale, autour de la Déclaration de politique générale, sont passées par là, empêchant de tenir les séances parlementaires nécessaires pour les procédures de gestion du budget de l’Etat. De surcroît, la Loi de finances rectificative n’est même pas encore adoptée en Conseil des ministres, alors que le cadrage budgétaire initial a considérablement évolué. Mais l’épine la plus difficile reste la documentation sur la question de la dernière opération eurobond. Un manque de transparence remarqué. Le gouvernement du Sénégal est incapable de répondre aux questions concernant les conditions du recours aux marchés financiers internationaux, les 3 et 4 juin 2024, pour lever la bagatelle de 450 milliards de francs Cfa. Edward Gemayel, chef de mission du Fmi, au cours d’une conférence de presse à Dakar, le 19 juin 2024, relevait en outre le surfinancement que cela induisait sur les finances publiques du pays et l’inopportunité de l’opération. Du reste, l’emprunt avait été effectué à l’insu du Fmi (voir notre chronique du 24 juin 2024). Le gouvernement du Sénégal voulait poursuivre sa fuite en avant, ignorant les objections du Fmi. L’opinion publique, par le truchement des médias, de la Société civile et de certaines personnalités politiques, a voulu en savoir davantage, mais le gouvernement n’a daigné fournir la moindre explication. Il se trouve donc rattrapé par la situation et cela risque de constituer une tache noire dans les relations avec les partenaires internationaux.
Le décaissement suspendu ou différé de 230 milliards de francs va peser sur la politique financière du Sénégal et rien ne garantit que la situation reviendra à la normale à la rentrée des institutions de Bretton Woods. Une nouvelle mission du Fmi au Sénégal était déjà prévue, dans le calendrier annuel du Fmi, pour le mois de septembre 2024, et devrait préparer le décaissement attendu pour décembre 2024. Le Sénégal pourrait-il ainsi faire coupler les deux décaissements, ce qui serait une première, mais aucune garantie ne pourrait lui être donnée sur la faisabilité. Il s’y ajoute qu’il restera à vérifier jusqu’où l’injonction publique, faite par le Fmi, d’utiliser les 450 milliards de l’eurobond pour reprofiler la dette, a été respectée. Le Fmi avait alors préconisé de «discuter avec le gouvernement de l’utilisation de ce surfinancement pour effectuer des opérations de gestion du passif». M. Gemayel précisait : «C’est-à-dire racheter des dettes à court terme plus coûteuses avec cette liquidité à plus long terme et moins coûteuse. Le Sénégal a emprunté plus que nécessaire pour ses besoins actuels, créant ainsi des fonds excédentaires disponibles. La gestion du passif implique de réduire les coûts de la dette et d’améliorer la stabilité financière à long terme. Les fonds excédentaires, ayant des taux d’intérêt plus bas et des échéances plus longues, permettraient de rembourser des dettes plus coûteuses à court terme et de bénéficier de coûts d’emprunt plus bas sur une période plus longue. Cette stratégie permettrait d’optimiser la structure de la dette, de réduire le surfinancement et de renforcer la soutenabilité de la dette.».
Au demeurant, comment combler le trou que constituerait, dans les caisses de l’Etat, le non-décaissement des fonds du Fmi ? Des sources proches du ministère des Finances et du budget soutiennent que, pour pouvoir passer le cap, le Sénégal envisage d’essayer de recourir à des crédits relais à souscrire sur le marché intérieur de l’Union monétaire ouest-africaine (Umoa). Une opération qui s’annonce onéreuse car les marchés risquent de se tendre dans une situation où le Fmi ne donnerait pas sa bénédiction. Des institutions internationales comme la Bad, la Bid, la Banque mondiale, l’Afd ou l’Union européenne ne s’engagent guère avec un pays sans un accord formel avec le Fmi. Pendant que le dossier du Sénégal est retiré du menu du Conseil d’administration, d’autres pays du même groupe que le Sénégal, notamment la Côte d’Ivoire, le Togo, le Bénin et la République démocratique du Congo, ont vu leur dossier passer comme lettre à la poste.
Les questions qui demeurent sans réponse
Le gouvernement avait fait le dos rond devant l’interpellation par Birahim Seck, Coordonnateur général de l’organisation Forum civil, sur les conditions de transparence de l’opération et surtout le recours à l’intermédiaire, la banque anglaise Jp Morgan. Dans ces colonnes, nous prévenions sur les risques de se fâcher avec les marchés financiers formels ou, à tout le moins, de gêner les relations du Sénégal avec ses partenaires. Nous avions exprimé des craintes réelles pour les décaissements futurs du Fmi sous forme de prêt concessionnel. En effet, «il peut apparaître quelque peu incohérent pour l’institution financière de continuer à prêter à un pays dont il a fini de relever, à la face du monde, qu’il se trouve dans la merveilleuse et enviable situation de «surfinancement». Les défenseurs autoproclamés du gouvernement répondaient par des insultes virulentes, mais ce couac semble nous donner raison. Aussi, à la fin de la journée et devant le conseil d’administration du Fmi, il faudra expliquer comment le Sénégal avait emprunté au taux le plus cher de son historique d’endettement, à savoir 7, 75%, adjugé aux investisseurs, sur une maturité aussi courte de sept ans. Quel est le taux définitif si on intègre les commissions et autres frais d’intermédiation gardés confidentiels ? Motus et bouche cousue pour l’heure. Il faudra sans doute finir par expliquer dans quelles conditions la banque intermédiaire Jp Morgan a été choisie, sans aucun appel à la concurrence, et quels sont les liens avec les investisseurs soigneusement ciblés dans l’opération de placement d’obligations directes du Sénégal. Jp Morgan n’a eu à démarcher que ses clients privilégiés, et de nombreux investisseurs traditionnels n’avaient pas été consultés, comme il était de coutume.
Attention, l’économie du pays se relâche
Sur un autre aspect, des diligences doivent être engagées par le gouvernement pour ne pas laisser sombrer l’économie. Les signaux sont inquiétants. Il faut dire que la gestion budgétaire est marquée par une légère progression de la mobilisation des recettes, associée à une exécution prudente des dépenses. Il reste que de façon générale, la situation économique du Sénégal semble s’engager dans une lourde tendance de repli, pour ne pas dire de marasme. La perception est réelle au niveau de l’opinion, mais aussi des voix les plus autorisées relèvent ce phénomène qui devrait désormais constituer une véritable préoccupation. Les dernières notes de conjoncture économique produites par la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao) et la Direction de la prévision et des études économiques (Dpee) du ministère de l’Economie, du plan et de la coopération alertent, chacune de son côté, sur des perspectives de repli sur plusieurs secteurs économiques, et sur lesquels le gouvernement aura intérêt à veiller. Il est de notoriété publique que le secteur informel, qui concentre l’essentiel de l’économie du pays, traverse une mauvaise passe. Aussi, le déficit commercial du Sénégal s’est largement creusé. Des secteurs économiques et sociaux, qui occupent un grand nombre de personnes, sont en berne. Par exemple, l’activité de négoce s’est ralentie, en liaison avec le fléchissement du commerce de gros. De même que l’activité de transports s’est ralentie, dans le sillage du transport ferroviaire et de l’activité d’entreposage et d’auxiliaire de transport. La situation de faible trafic au niveau du Port de Dakar est éloquente. S’agissant des services d’hébergement et de restauration, la crainte s’installe du fait des contreperformances de l’hôtellerie. D’ailleurs, les médias ont décrit des baisses de recettes au niveau du secteur de la restauration. On notera une autre constante dans les rapports de la Bceao et de la Dpee, que l’emploi salaríe du secteur moderne s’est replíe sous l’effet de la baisse des postes pourvus dans le secteur tertiaire. En revanche, les effectifs dans le secteur secondaire ont connu une petite hausse.
L’indicateur du climat des affaires apparaît également morose. Selon les enquêtes réalisées par les experts et dont les rapports sont publics, cette dégradation reflète l’orientation défavorable des opinions des industriels, des entrepreneurs des «Bâtiments, des Travaux Publics» et des prestataires de services. Cette situation semble avoir une lourde incidence sur les banques qui traversent une période de relative morosité avec des dépôts qui se rétrécissent, tandis que de plus en plus de retraits des liquidités, pour des montants élevés, sont observés. Les gros déposants semblent garder leurs numéraires hors du circuit bancaire, de crainte d’éventuelles saisies inopinées ordonnées par les services fiscaux. Commencerait-on à perdre confiance au circuit économique ? Un climat d’insécurité ou de psychose s’installe dans le landernau des affaires. Les activités financières et d’assurance sont en repli, sous l’effet de la contraction des services financiers. Les transactions immobilières sont stoppées net et les cabinets notariaux ne voient plus de clients. «L’argent n’aime pas le bruit.»
Post Scriptum : Comme à l’accoutumée, cette chronique part en vacances pour tout le mois d’août 2024. A très bientôt.