SAUVER LA PRESSE MALGRÉ TOUT
EXCLUSIF SENEPLUS - Le gouvernement pourrait laisser la situation pourrir. Mais les entreprises de presse et les journalistes en pâtiraient. Le pluralisme médiatique indispensable à la révolution démocratique attendue, en serait affecté
Une journée sans presse a été décrétée par les patrons des médias ce mardi 13 aout 2024 pour protester contre les difficultés dans leur secteur, qui traverse "une des phases les plus sombres de son histoire", tout en mettant en exergue la contribution des médias à la démocratie sénégalaise.
C’est vrai que la presse écrite, avec le Politicien d’abord puis avec le groupe dit des 4 Mousquetaires, Wal Fadjri, Sud Magazine, Le Cafard libéré et Le Témoin, a été de tous les combats démocratiques, des années 1980-2000, pour la liberté d’expression, pour le droit de manifester, pour les droits civiques, économiques et sociaux.
C’est un fait historique que la presse sénégalaise a contribué au renforcement du système démocratique de ce pays, son intervention jusque dans les bureaux de vote et sa retransmission des résultats du scrutin, bureau de vote après bureau de vote, à travers l’ensemble du territoire national, ayant été décisive dans la transparence du vote historique d’avril 2000 qui a accouché de la première alternance présidentielle.
Qui ne se souvient de la révolution culturelle et politique que l’avènement des radios privées, Sud Fm d’abord puis Walf, ont provoqué. Avec des émissions comme "Wakh Sa Khalat", des plateaux auxquels des représentants de tous les partis politiques ainsi que de la société civile participaient, ces radios ont véritablement donné voix aux sans voix et éveillé ainsi la conscience citoyenne.
L’avènement des Libéraux et des lobbies de la presse
Mais depuis l’avènement des régimes dits libéraux d’Abdoulaye Wade puis de Macky Sall, la presse a été progressivement investie par toutes sortes de groupes d’intérêt qui l’ont détourné pour l’asservir à des intérêts mercantiles et crypto personnels.
C’est ce que reconnait honnêtemeent du reste M. Mamadou Ibra Kane, directeur du Conseil des Diffuseurs et Editeurs du Sénégal (CDEPS), c’est-à-dire le patronat du secteur.
« Aujourd’hui, la presse est envahie par des groupes particuliers, par des lobbies. Des lobbies dans le domaine politique qu’on connaît le plus, mais également le lobby économique, le lobby religieux. Ces lobbies-là, aujourd’hui, malgré la crise qui sévit dans le secteur de la presse, c’est eux qui financent les groupes de presse et les médias, et parfois même des journalistes. Ces lobbies ne défendent pas l’intérêt général, parce que le rôle de la presse, c’est de défendre l’intérêt général, c’est de défendre les citoyens, de rendre l’information accessible à tous les Sénégalais, et de la manière la plus équilibrée qui soit, de la manière la plus indépendante ».
Et Monsieur Kane de préciser : « Aujourd’hui, les groupes de presse qui survivent, ce sont des groupes de presse dont l’objectif n’est pas la rentabilité économique, dont l’objectif c’est la défense d’intérêts particuliers, des intérêts de partis, des intérêts d’hommes politiques, des intérêts de confrérie, des intérêts d’hommes d’affaires. Aujourd’hui, c’est ça la majorité de la presse sénégalaise… »
Il faut préciser qu’à l’action des lobbies occultes, s’est ajouté celle de l’Etat PDS puis APR : on a ainsi judicieusement distribué conventions, contrats publicitaires et « aides à la presse » et accordé généreusement fréquences de radios et de télévisions à ces organes de presse qui se chargeaient de la « défense et de l’illustration » plus ou moins ouvertement du pouvoir et de ses oligarchies.
Les patrons de presse et les journalistes
Des « patrons » ont ainsi bâtit des fortunes personnelles considérables.Pendant ce temps, les journalistes ordinaires, ceux qui constituent les rédactions et assurent le fonctionnement des journaux, radios, télévisions et sites en ligne peinent à obtenir des salaires et des conditions de travail en conformité avec la Convention des journalistes.
La dernière manifestation d’envergure des journalistes, un sit-in devant le ministère de la Communication sous l’égide de la Coordination des Associations de Presse (CAP) en mai 2021, portait d’ailleurs autant sur la nécessité du respect par l’État de la liberté de la presse que sur la nécessite de la mise en œuvre de la Convention collective par les patrons.
La Convention des Jeunes Reporters y a dénoncé, par la voix de son président, les conditions de travail des jeunes reporters dont un représentant a indiqué qu’on pouvait travailler pour une entreprise de presse pendant 10 ans, sans bulletin de salaire. Et évidemment sans paiement des cotisations sociales par l’employeur.
Cette autre jeune journaliste interpelle et dénonce publiquement les « patrons ».
« Vous n’avez pas le droit de prélever des impôts sur nos revenus sans les reverser au fisc. Vous n’avez pas le droit de nous priver de retraite en négligeant nos cotisations sociales … »
Et d’ajouter : « En tant que jeune journaliste, je me sens plus concerné par la précarité des reporters que par les revendications des patrons de presse…Je pense qu’ils sont plus préoccupés par la sauvegarde de leurs affaires… »
Walfjiri et Le Témoin se désolidarisent
Si on en croit la déclaration des « patrons » appelant à cette « journée sans presse », depuis trois mois la presse sénégalaise vit « une des phases les plus sombre de son histoire ».
On se souvient pourtant que ces dernières années, ces derniers mois précédent l’élection présidentielle, le nombre de journalistes incarcérés n’a jamais été aussi élevé dans ce pays, comme l’indique le Comité pour la Défense des Journalistes (CPJ) .
D’Adama Gaye à Pape Alé Niang, de Pape Sané, Pape Ndiaye, Ndaye Astou Ba à Maty Sarr Niang, ils sont nombreux les journalistes à avoir été jetés en prison pour avoir exercé leur liberté d’expression. Ceci sans qu’on ne diffusât une déclaration de protestation ou même de solidarité et sans qu’on initiât une quelconque action de solidarité.
Jamais les entreprises de presse n’ont été aussi intimidés et contrôlés qu’à cette époque. Walf TV a même vu son signal coupé pendant toute une semaine puis a été suspendue pendant un mois pour avoir fait son travail en couvrant une manifestation de Pastef. Une journée sans presse n’était-elle pas particulièrement indiquée alors ?
On comprend dès lors que le groupe Walfajiri se soit publiquement désolidarisé de l’initiative de la Journée Sans Presse de ce 13 août 2024. Tout comme Le Témoin, cette autre entreprise de presse pionnière.
Et maintenant ?
Le gouvernement pourrait laisser la situation pourrir. Ce sont les entreprises de presse et les journalistes qui en pâtiraient. De jeunes journalistes perdraient leur emploi. Le pluralisme médiatique qui est indispensable à la révolution nationale démocratique que les Sénégalais appellent de leurs vœux, en serait affecté.
Que l’État mette en place plutôt un « nouveau deal » en direction de la presse. Que des « journée de la presse » soient organisées. Qu’une transaction fiscale soit organisée pour permettre aux entreprises de s’acquitter de leurs arriérés d’impôts. Que l’adoption d’une nouvelle loi sur la publicité relance le secteur et que l’accès à la publicité soit facilité pour les entreprises de presse.
Que le Code de la presse soit revu notamment pour l’expurger des peines de prison pour délits de presse et de la définition restrictive du journaliste. Qu’une agence d’appui aux médias canalise l’appui financier de l’État à travers le financement d’activités et de projets structurants et un fonds de garanties auprès des banques.
Il faut aussi que les entreprises de presse élaborent et adoptent chacune un modèle économique centré sur le journaliste et mettant en œuvre les dernières technologies de l’information et de la communication.