REFORMULER LE PARADIGME DE LA PRESSE AU SENEGAL, SEULE ISSUE VIABLE
Feu Babacar Touré disait «que les journalistes fassent ce pour quoi ils ont été formés, c’est à dire traiter l’information … et laisser aux gestionnaires la latitude de gérer l’entreprise de presse»
On se rappelle encore une boutade de feu Babacar Touré, alors président du Groupe Sud Communication, s’adressant aux jeunes journalistes (il y a 30 ans maintenant) en présence de Ndiaga SYLLA et Sidy Gaye, au détour d’une discussion, disait «que les journalistes fassent ce pour quoi ils ont été formés, c’est à dire traiter l’information … et laisser aux gestionnaires la latitude de gérer l’entreprise de presse»
Cette option a été salutaire pour le groupe multimédia sud communication qui s’était attaché les services de gestionnaires financiers à même d’assurer la viabilité commerciale du groupe, les journalistes se focalisant sur la gestion et le traitement de l’information. Le Soleil, en tant qu’entreprise de presse, a, lui aussi été soumis aux mêmes exigences de gestion au lendemain de la première alternance en 2000. Sur avis de ses conseillers, le président Abdoulaye Wade, fraîchement arrivé au pouvoir, voulait donner un nouveau souffle et une viabilité au quotidien national en créant un poste de directeur général adjoint (gestionnaire) pour seconder le mythique directeur général. Le passage des anciens patrons du Soleil avait convaincu les nouvelles autorités de l’urgence d’avoir des gestionnaires à côté des journalistes éditorialistes.
L’entreprise de presse, comme toute autre entreprise doit obéir à des critères de gestion et de rentabilité. La seule subtilité dans ce sens est qu’au Sénégal, la présence effective de la presse dans le champ public est consubstantielle à la vie démocratique. Depuis L’indépendance obtenue en 1960, l’évolution politique s’est Toujours accompagnée d’une expression des libertés dont celle de la presse.
D’où vient-on ?
Après une période de balbutiement d’une dizaine d’années où la presse était réduite aux organes officiels d’Etat: L’Office de Radiodiffusion Télévision Sénégalaise (ORTS) devenu la Radio-Télévision Sénégalaise (RTS), l’Agence de Presse Sénégalaise ; (APS) et le quotidien national Dakar Matin devenu Le Soleil. A partir de 1970, on assista à l’émergence d’une presse d’opinion animée par les militants des partis politiques de la gauche sénégalaise. Il s’agissait de journaux clandestins souvent distribués sous le manteau. Ce n’est qu’à partir de 1974 marqué par la création du premier parti d’opposition du Président Abdoulaye Wade que la presse privée d’informations générales fit son apparition avec notamment le journal satirique le Politicien du journaliste Mame Less Dia, Promotion de Boubacar Diop suivis d’autres petits journaux à durée de vie plus ou moins courte.
Certains d’entre eux duraient le temps d’une élection et étaient financés par les Politiciens. La chute du mur de Berlin qui consacre la fin de la guerre froide a entrainé le dépérissement des journaux de gauche jusque-là soutenus par les pays de l’Est. Cette rupture avec les pays socialistes consacre la fin des journaux d’opinion et le début de la professionnalisation de la presse avec l’arrivée des journalistes formés à l’Université.
Le Centre d’Etude des Sciences et Techniques de l’Information (CESTI) a fourni des jeunes journalistes qui, petit à petit, ont pris la place d’anciens instituteurs où agents n’ayant pas pu bénéficier d’une formation en journalisme. La qualité des journaux s’en trouvait améliorée en termes de contenus et de mise en page.
1987, année de l’éclosion
La naissance de ces journaux à partir de 1987 est facilitée par le fait que la liberté de presse et d’expression est garantie par la Constitution sénégalaise qui précise que «chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public.» Et selon l’Article 11 de la Constitution, «la création d’un organe de presse pour l’information politique, économique, culturelle, sportive, sociale, récréative ou scientifique est libre et n’est soumise à aucune autorisation préalable. » La loi du 02 février 1996 va plus loin en soulignant que tout organe de presse peut être publié sans autorisation préalable et sans dépôt de cautionnement, après avoir procédé à un dépôt légal, avant distribution, au ministère de l’Intérieur. Cette disposition a permis la création de plusieurs organes de presse à partir de 1987 avec Sud magazine, walf hebdomadaire, Cafard libéré, le Témoin. Puis, à partir de de 1996, les groupes de presse tels que Sud et Walf constitués de quotidiens et de radios. La création des groupes de presse résulte, pour l’essentiel, de la déclaration de Windhoek prônant une plus grande liberté de presse et l’accès des populations à l’information.
C’est à partir de 2000 avec la première alternance démocratique au Sénégal qu’on assista à une explosion du paysage médiatique avec des dizaines de journaux et de radios démontrant ainsi la vitalité de la presse sénégalaise. La mutation vers de grands groupes de presse disposant de tous les organes s’est opérée à partir de cette première alternance et s’est accélérée avec l’arrivée de nouveaux investisseurs comme les hommes d’affaires, les capitaines d’industrie, les artistes dont le chanteur Youssou Ndour.
Leur business plan est basé sur une approche axée sur le multimédia (presse, audiovisuel, numérique) afin de capter le maximum de marchés et d’opinion. C’est dire que le paysage médiatique sénégalais est caractérisé ces dernières années par une croissance exponentielle de groupes et d’organes de presse. Cette situation a conduit le ministère de la communication, en charge de la presse, à initier, en 2011, des concertations pour faire l’inventaire des entreprises exerçant dans le domaine des médias (radiodiffusion- télévision, presse écrite, presse en ligne).
Vous avez dit « finances des organes de presse »
» Selon l’Agence nationale des statistiques, l’exploitation des statistiques financières des entreprises ayant déposé leurs états financiers au Centre Unique de Collecte de l’Information (CUCI) pourrait permettre de disposer de statistiques fiables sur le nombre d’organes et des éléments d’appréciation sur leur chiffre d’affaire, le nombre d’agents en activité dans ce secteur, leur capacité à générer de la valeur ajoutée, leur rentabilité, leur solvabilité et leur capacité à rembourser les dettes.
Cet atelier tenu en 2011 avait émis de nombreuses recommandations portant, entre autres, sur la publication régulière par les imprimeurs des informations sur les tirages des journaux, l’obligation aux journaux de se soumettre au dépôt légal, une campagne de communication sur le passage de l’analogique au numérique en 2015, une collaboration entre le ministère de la communication et l’ANSD pour établir des statistiques fiables sur les questions relatives au secteur des médias. La sincérité des chiffres de tirage et du classement des journaux sur la base d’un faisceau de critères acceptés pares professionnels aurait, en effet, permis de mieux assainir le secteur, mais aussi d’asseoir les conditions d’un octroi de la subvention annuelle à la presse. Cette subvention a fortement évolué au fil des ans, passant de 80 millions en 1990 à 700 millions en 2015 et 1,4 milliard de francs CFA en 2021. Quelques 200 organes de presse sont inscrits dans ce programme de subvention (presse écrite, radios, télévisions, presse électronique) ainsi que les écoles de formation en journalisme dont le CESTI. Cette école multinationale reçoit, depuis 2005, environ 10% de l’enveloppe et assure la formation d’une trentaine de journalistes venant des différentes rédactions.
Ainsi, en plus de la formation universitaire dispensée à des étudiants admis à la suite d’un concours très sélectif, une formation professionnelle est octroyée aux non-diplômés évoluant dans les médias. D’autres modes de formations sont également dispensées à travers les différents réseaux de journalistes Institut Supérieur des Sciences de l'Information et de la Communication (ISSIC) notamment (environnement, santé, sports, jeunes reporters, multimédias, etc…). Une autorité de régulation, le CNRA assure la veille, le contrôle et la régulation des médias et impose des sanctions sous diverses formes. Tandis que les Syndicat des Professionnels l’Information et de la Communication du Sénégal (SYNPICS) surveille le respect de l’éthique et de la déontologie à travers un organe d’autorégulation appelé le CORED. La carte professionnelle de journaliste est délivrée par cet organe qui, par cette option stratégique, tente d’assainir le secteur des médias et éviter ainsi qu’il ne soit gangréné par des non-journalistes qui discréditent la profession.
La convention collective en questions
Pourtant, en plus de la convention collective des journalistes et techniciens de la communication sociale qui détermine les conditions d’exercice de la profession depuis 1996 avec les modalités de paiement des journalistes, un nouveau code de la presse vient d’être élaboré, définissant le statut du journaliste et celui de l’organe de presse. Lequel, dans les dispositions nouvelles, n’est plus un simple organe de presse sans obligation comptable, mais plutôt une entreprise de presse ayant les obligations d’une entreprise commerciale. Mais ce nouveau code de la presse élaboré pendant une dizaine d’années, tarde à être appliqué dans toutes ses dispositions, même si la loi a été votée en 2020. Les journalistes attendent toujours les décrets d’application qui vont permettre de le rendre opérationnel.
Il convient de relativiser la viabilité des médias qui n’ont pas les mêmes statuts, les mêmes modes de financement, les mêmes formes de gestion. C’est la raison pour laquelle certains organes à financement unipersonnel ne vivent pas longtemps tandis que les groupes de presse disposant d’outils de gestion performants arrivent à tenir. C’est le cas des groupes SUD, WALF, Futur Média qui résistent à la concurrence des organes financés entièrement par l’Etat, à savoir la RTS, l’APS et le Soleil.
Il faut dire que certains journaux et radios créés et financés par des hommes politiques ont disparu avec la perte du pouvoir de ces hommes politiques. C’est le cas des organes créés par les membres du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) de l’ex-président de la République, Abdoulaye Wade (une dizaine) et de certains journaux individuels qui n’ont pas pu tenir faute de moyens. A cette situation s’ajoute le prix du journal jugé très faible par rapport au coût de réalisation (100 francs CFA et 200 francs CFA). La publicité aussi ne suit pas toujours.
Sans grand tirage, une vente insignifiante et très peu de publicité, les médias ne peuvent vivre très longtemps. C’est pourquoi certains d’entre eux migrent vers les médias électroniques car ils ne peuvent payer ni des salaires aux journalistes professionnels ni assurer les actes de gestion. Malgré les effacements les successifs des dettes des médias par l’Etat, les subventions et les aides ponctuelles pendant les campagnes électorales, la presse sénégalaise vit difficilement.
Certains disent même qu’elle survit avec des moyens dérisoires. Certains parmi les médias, malgré leur pluralité et leur diversité ne semblent pas capables de fonctionner indépendamment des politiques, du gouvernement, des entreprises et des pouvoir et autres influence religieuses. Les contenus et les orientations éditoriales parfois instables, sont déterminés par ces hommes politiques qui finances certaines publications.
Médias et Intelligence artificielle
En attendant, beaucoup de journalistes se rabattent sur l’Internet et les réseaux sociaux ou adhèrent à l’association des professionnels de la Presse en Ligne (APPEL) dirigée par un journaliste professionnel venu du Groupe SUD. D’autres font des piges dans les télévisions où profitent des plateformes YouTube, Facebook et autres. C’est dire que la presse sénégalaise est une presse dynamique, critique voire même agressive, mais elle manque de moyens et de soutiens de la part d’un secteur privé qui ne le juge pas rentable. Les hommes d’affaires ne sont pas convaincus de la viabilité des médias et ceux qui s’y aventurent disent le regretter du fait de la faiblesse de la publicité (l’économie et le marché sénégalais étant très étroits au niveau de la publicité).
Toutefois, des initiatives sont prises çà et là pour relancer le secteur et valoriser le travail des journalistes et des médias qui constituent une composante essentielle dans la promotion de la démocratie, de la bonne gouvernance et des droits de l’Homme.
Quid des impôts, taxes et cotisations sociales ?
La question des impôts, taxes et cotisations sociales met les patrons de presse entre le marteau de l'état et l'enclume des jeunes journalistes reporters dans les organes de presse. Si l'état est fondé à revendiquer des impôts et taxes sur les chiffres d'affaires avec la tva, les jeunes reporters et techniciens des organes affichent eux des inquiétudes quant au sort réservé à leurs salaires et autres cotisations sociales. Ces questions révèlent au grand jour les défis qui interpellent la presse et obligent les patrons de presse à une introspection pour envisager des solutions durables aux nombreux défis qui les interpellent.
Quel modèle économique pour la presse ?
Voilà des années qu'on alertait sur une mort programmée de cette presse dont certains ne vivaient que sous perfusion et de manière artificielle. Les médias ont toujours vécu ou survécu au-dessus de leurs moyens. Un journal à 100 ou 200 francs CFA ne peut être viable. Il l'est encore moins si la publicité ne suit pas. Depuis quelques semaines, les difficultés de la presse sont étalées au grand jour. La presse vit des jours sombres, pas du fait de son état de précarité structurelle, mais plutôt du fait que l'opinion nationale en fait son sujet de discussion. Tout le monde savait que la presse allait inéluctablement vers le mur. L'impasse était devenue incontournable.
Le pouvoir d'achat du Sénégalais moyen souvent invoqué n'y change rien. Sans vente conséquente et sans publicité, peut-on parler de presse? La presse était en train de mourir de sa belle mort malgré sa position stratégique de levier de la démocratie et des libertés. Ceux qui connaissent les réalités des médias voyaient venir car le modèle proposé n'ouvrait aucune perspective aux organes et aux journalistes. Les patrons de presse qui se sont lancés dans cette aventure périlleuse l'ont payé tandis que d'autres vivent d'expédients pour survivre. Pendant ce temps les jeunes reporters voient leurs conditions de vie et de travail se dégrader. Ni plan de carrière ni perspective d'avancement ne leur sont proposés. Même pas le minimum vital exigé par la convention collective des journalistes qui n’est n’en fait qu'un simple plancher.
Si en plus les impôts viennent accabler les organes pour des redressements des cotisations sociales, tva et autres, on mesure la précarité de la presse. Du point de vue de la loi et du code de la presse en particulier, les organes de presse sont des entreprises soumises aux mêmes exigences et obligations que les autres entreprises. Quelques rares médias arrivent tant bien que mal, à satisfaire ces exigences de la loi, grâce à l’intégration en leur sein de gestionnaires détachés de la gestion quotidienne de l’information et rompu à la gestion financière. La majorité ne le veut pas et ne le peut pas et doivent de déposer un bilan. A défaut de le faire, on s'expose à la sanction d'une administration sans état d'âme sur les exigences de la loi.
Repenser la presse
Que reste-t-il à faire? Engager des négociations, mettre en place des moratoires pour se pencher sur les misères de la presse, présenter la situation réelle sans faux fuyant, accepter que la presse a toujours vécu sous perfusion face à des lobbies politiques, économiques et idéologiques qui ont toujours tenté de l'utiliser.
Les négociations doivent porter sur toutes les questions présentes et futures qui, si l'on y prend garde, risquent encore d'entraver la vie des entreprises de presse. Les questions à adresser sont tellement nombreuses qu'une seule séance n'y suffirait pas. Mais fort heureusement les assises de la presse dont les conclusions sont en train d'être affinées peuvent servir de termes de référence pour engager de véritables négociations sans perdre du temps. Car le temps presse pour trouver des solutions définitives pour que la presse assume véritablement son rôle de levier de la démocratie sans entrer dans les compromis, compromissions et connivences.