CIRCULATION DES MÉDICAMENTS À TOUBA, LES RAISONS DU SUCCÈS DES DEPOTS
Des modou-modou aux marabouts, tous les profils se côtoient dans cette entreprise lucratif. Les dépositaires, organisés en dahira, créent de l'emploi et répondent à une demande sociale forte. Les autorités semblent impuissante
Mais qu’est-ce-qui explique la ruée vers ces officines ? De l’avis d’un dépositaire, «nos prix sont très attractifs». L’exemple le plus patent est Tritazide. Ce médicament utilisé chez les hypertendus est cédé dans les pharmacies à 7534 francs la boite et au niveau des dépôts, il coûte 6527,2 francs, soit une différence de 1006,8 francs alors qu’ils l’ont acquis tous les deux au niveau du laboratoire à 5356, 674 francs. Ces différences de prix s’expliquent par les marges d’augmentation des prix. Là où les pharmaciens ont des marges de 28, 9% ou bien 30%, les dépositaires eux-mêmes se contentent de marges de 10 à 20% selon le produit vendu. Il s’y ajoute que, contrairement aux pharmacies, «les dépôts, en plus de faire du social, donnent les médicaments à crédit».
Marché Ocass, les modou-modou et le baol-baol
La cinquantaine, cette dame rencontrée au Marché Ocass de Touba, explique ses choix. «Si nous préférons venir acheter les ordonnances dans les dépôts, c’est parce que les prix sont très compétitifs et ils nous facilitent l’acquisition des médicaments sans difficulté majeure», at-elle dit. Ce marché parallèle représente une alternative de choix pour les plus pauvres puisque, les médicaments qui y sont vendus sont économiquement et socialement plus accessibles. Mais aucune enquête ne signale que le marché illicite soit réservé aux pauvres. Il s’y ajoute aussi que le milieu nourrit bien son homme. Un dépositaire confie : «Je possède trois pharmacies et je m’en sors très bien». C’est ce qui explique la ruée des opérateurs économiques et des marabouts parce que le secteur est très attractif. «Les gens pensent qu’il y a de gros calibres qui sont derrière mais ce n’est pas cela. Le modou-modou a le flair de l’informel, de la fraude. Je pense que ce qui intéresse les gens ici, c’est la fraude. Le commerçant baol-baol, tout le monde le connait. Derrière, c’est le marabout». D’ailleurs, les dépositaires se recrutent dans toutes les catégories sociales. On en trouve des analphabètes et des diplômés de l’enseignement supérieur.
Une clientèle diversifiée
Qui se ravitaille au niveau de ces dépôts ? Difficile de répondre à une telle interrogation, tellement la clientèle qu’on y rencontre est hétérogène. Le portrait-type de la personne ayant recours au marché informel du médicament est difficile à identifier. Toutes les catégories socioprofessionnelles font appel à ces services ; les professionnels de la santé eux-mêmes sont parfois clients de ces dépôts. Un dépositaire renseigne : «C’est le cas lorsque les ruptures de stock sont importantes sur le circuit officiel ou que les prix deviennent plus intéressants sur le marché informel». Il y a aussi que le niveau d’instruction des acheteurs influerait de manière significative sur la décision du lieu d’achat du médicament. Là où un pharmacien amer fulmine : «Ces médicaments qui pullulent à Touba n’obéissent à aucune norme élémentaire de conservation et de qualité». Ndoumbé Diop, rencontrée à la gare routière, dans un dépôt, rétorque : «Qu’à cela ne tienne, les populations y trouvent leur compte. Notre objectif, c’est de nous soigner à moindre coût. Pas plus». Il faut noter que c’est en fonction du cadre socioculturel des populations locales qu’il faudra déterminer qui sont les acheteurs. Même s’il n’existe pas de réels consensus à ce sujet (aucune étude de terrain), l’ensemble des personnes interrogées s’accordent à dire que le marché parallèle et l’automédication représentent une alternative de choix pour les plus pauvres.
Implantation des dépôts de pharmacie violation du Code de la santé publique
L’implantation d’un dépôt de pharmacie obéit à des critères. Non seulement, il doit être ouvert dans un rayon de 20 km, mais aussi son propriétaire doit être instruit et il doit s’approvisionner dans la pharmacie qui lui est très proche. Le dépositaire doit disposer d’une autorisation délivrée par le ministre de la Santé. Ce qui n’est pas souvent le cas dans la capitale du mouridisme où l’ouverture d’un dépôt est liée à la capacité financière du propriétaire. Il y a aussi qu’aucun dépôt n’est distant d’une pharmacie de 5kilométres. En dépit de tous ces manquements, les autorités aussi religieuses qu’étatiques gardent le silence et refusent de se prononcer sur un phénomène qui n’existe nulle part ailleurs au Sénégal qu’à Touba. D’où l’interpellation d’un pharmacien : «Il faut que tout le monde soit responsable. L’Etat doit jouer le jeu, il y a des articles dans le Code de la santé publique qui interdisent une telle pratique. Les marabouts, si la pratique se fait uniquement dans une localité, il y a lieu de s’interroger».
La puissance des dépositaires «les pharmaciens n’osent pas venir concurrencer ces gens
Touba qui compte plus d’un million d’habitants devrait disposer de plus d’une cinquantaine de pharmacies. Mais, à ce jour, la capitale du mouridisme n’en compte qu’une trentaine. C’est parce que, confie un des pharmaciens, «les confrères n’ont pas l’audace de venir concurrencer ces gens. C’est un problème. Mais ce qui nous intéresse, c’est le service qu’on rend aux populations, nous sommes des talibés, nous pensons que nous avons un devoir par rapport aux vrais talibés. C’est pourquoi nous sommes là». Ces dépositaires sont très puissants. En atteste les nombreuses tentatives infructueuses de les casser. Ils ont toujours fini par rebondir. Ils sont aussi très bien organisés. Après le démantèlement de Keur Serigne Bi, la plupart se sont retrouvés dans la cité religieuse où ils poursuivent leurs activités. Les dépositaires, c’est une organisation très bien huilée. Il y a un dahira où les membres cotisent mensuellement. Les dépositaires créent aussi de l’emploi et réfutent l’argument des pharmaciens qui voudraient que ce soient des spécialistes qui vendent les médicaments. «Eux, estce-que leurs employés ont le background nécessaire. La plupart sont soit des frères, soit des neveux mais dont le niveau scolaire dépasse très rarement la classe de terminale», a dit un dépositaire sous couvert de l’anonymat.