SORTIR LA PÊCHE DES EAUX TROUBLES
On va sans doute écarter les pêcheurs européens de nos côtes, ce qui serait une bonne chose si la ressource halieutique revient et profite pleinement aux Sénégalais
Le lundi 11 novembre dernier, le représentant de la Commission européenne au Sénégal annonçait que l’Union européenne n’avait pas l’intention de renouveler l’accord de pêche qui lie cette entité avec le Sénégal, et voulais retirer tous les bateaux de pêche européens des côtes sénégalaises dès le 17 novembre. Si cette annonce a surpris l’opinion sénégalaise, les autorités publiques n’ont fait aucun commentaire de manière officielle. Même le communiqué du Conseil des ministres qui a suivi, a passé cette affaire sous silence.
La primeur de la rupture
C’est de manière fortuite que deux ministres de la République ont fait des sorties sur la question. Le ministre de l’Enseignement supérieur, Abdourahmane Diouf, a profité d’un meeting politique du parti Pastef au pouvoir, pour tenter de réfuter les déclarations de M. Jean-Marc Pisani. Il a déclaré : «Nos amis de l’Union européenne ont organisé une conférence de presse pour dire au monde entier qu’ils ont décidé de ne plus signer les accords de pêche avec le gouvernement du Sénégal. C’est une contre-vérité absolue.» Il a précisé : «C’est le gouvernement du Sénégal (…) qui a donné le signal depuis longtemps pour leur dire que nous ne pouvons pas continuer à signer des accords de pêche qui vont appauvrir les pêcheurs du Sénégal.» Sa collègue Mme Fatou Diouf a renchéri sur le même registre, pour dire que, bien avant l’annonce de la Commission européenne, le gouvernement sénégalais avait fait savoir qu’il n’était pas dans les dispositions de renouveler les accords en l’état. Elle a promis de s’adresser à l’opinion après les élections législatives. On ose penser que cela ne tardera sans doute pas.
Ne serait-ce que pour apporter la réplique à la Commission européenne. M. Pisani et ses services ont mis l’accent sur le fait que l’accord de pêche ne serait pas renouvelé parce que le pays n’avait pas pris en charge les défaillances relevées par ses partenaires, surtout en ce qui concerne la pêche dite Inn, à savoir la pêche illicite, non déclarée et non règlementée. Les Européens ont même ajouté avoir, par cette décision, «délivré un carton jaune au Sénégal», pour inciter les autorités à prendre des mesures afin de corriger les défaillances notées.
Bienfaits attendus d’une décision
Pour le moment, au gré de la réaction de l’opinion, les autorités semblent être dans une position attentiste, se disant sans doute qu’il n’y a pas urgence en la matière. Car s’il est un sentiment partagé par le plus grand nombre de Sénégalais, c’est que ce sont les navires étrangers, essentiellement européens, qui sont à la base de la raréfaction de la ressource halieutique dans le pays. Cette raréfaction, en plus d’influer sur le prix du poisson, un élément essentiel du plat national, le «tiebu jën», le riz au poisson, prive aussi beaucoup de Sénégalais de ressources financières. De nombreuses structures internationales n’ont jamais hésité à prétendre que l’appauvrissement des populations sénégalaises vivant de pêcheries côtières, était dû à la forte concurrence des chalutiers européens. La Fondation pour la justice environnementale (Ejf, selon les initiales anglaises) met nettement en cause les chalutiers européens dans l’épuisement de la ressource maritime au Sénégal : «Les pratiques de pêche destructrices de l’environnement et non durables pratiquées par la flotte chalutière aggravent la crise du secteur de la pêche artisanale. Les pêcheurs artisanaux ont vu le volume de leurs captures diminuer considérablement et sont contraints de rivaliser pour des ressources qui s’amenuisent.» L’Ong Greenpeace non plus, n’a jamais été tendre avec la présence de navires étrangers, surtout européens et chinois, dans les eaux sénégalaises.
La plupart de ces observateurs ont vite fait de relier le phénomène de l’émigration illégale des personnes venant du Sénégal et de certains pays de l’Hinterland africain, avec l’explosion du chômage des jeunes au Sénégal et dans les pays africains. Pendant bien longtemps, le nouveau régime politique au Sénégal n’a jamais hésité à se délecter de ce rapprochement pernicieux, qu’il mettait au passif du pouvoir de son prédécesseur Macky Sall. Et pour montrer que les choses allaient vite changer, le ministère des Pêches, des infrastructures maritimes et portuaires, s’est empressé, dès le mois de mai 2024, de publier la liste des navires autorisés à pêcher dans les eaux sénégalaises. Pour montrer le niveau d’espérance soulevé par cette déclaration, beaucoup de Sénégalais ont eu une sorte d’effet d’optique, déclarant voir les plages remplies de poissons débarqués par les pêcheurs. Cela était pour certains, l’effet de la venue du «Messie Diomaye». Pourtant, la liste n’a jamais été suivie d’aucune autre décision.
Les «failles» d’une liste
La liste a été rendue publique sans aucun commentaire de la part des autorités. Pourtant, il y aurait eu beaucoup à en dire. On aurait ainsi aimé avoir des explications sur le nombre assez élevé de navires anciennement immatriculés chinois, qui ont par la suite changé de pavillon, pour devenir sénégalais. Plus d’une trentaine de navires se trouvent dans cette situation assez étonnante, alors que les bateaux espagnols et français opérant au Sénégal lors de ce recensement, n’étaient même pas au nombre de 20. Il faudrait être naïf pour accepter que ce sont moins de vingt navires européens qui suffisent pour écumer les eaux sénégalaises.
C’est sans doute pour se prémunir de ces critiques que Mme Fatou Diouf, lors de son intervention devant certaines caméras, en réponse à la question sur le retrait des navires européens, rappelait qu’elle avait commandé une évaluation du secteur dont elle avait la charge, et dans l’attente de ladite évaluation, elle ne pouvait envisager de négocier un renouvellement de l’accord.
On pourrait concéder ce point à nos ministres, et néanmoins, leur rappeler que ce n’est pas le plus important face aux enjeux. Si les Européens se sont empressés de communiquer, c’est sans doute parce qu’ils se sont sentis en position de force. N’ont-ils pas ajouté que si les choses ne changeaient pas, un «carton rouge» pourrait succéder au carton jaune. Ce sera alors un embargo des produits halieutiques sénégalais sur le marché européen.
Cela ferait sans doute plaisir à certains membres de Pastef au pouvoir, et à leur affidés qui pensent que souverainisme s’accorde avec autarcie. Mais est-ce que cela arrangerait-il les nombreux acteurs de la pêche industrielle dont les exportations s’écoulent bien en Europe ?
Les péchés de la pêche artisanale
Même les acteurs de la pêche artisanale souhaiteraient éviter ce qui ressemblerait, toutes proportions gardées, à une bombe nucléaire. L’arrivée de Trump au pouvoir aux Etats-Unis rend illusoire une large ouverture du marché américain dans le cadre de l’Agoa dont le renouvellement est en cours de discussion. Une fermeture du marché européen serait un mauvais signal pour tous les acteurs. C’est ainsi que les membres de la Confédération africaine des organisations de la pêche artisanale (Caopa) ne souhaiteraient pas être pris par surprise, et tentent à leur niveau, de faire prendre conscience à leurs membres de la nécessité de respecter les directives pour la préservation de la ressource halieutique.
Gaoussou Guèye, le président de la Caopa, est conscient que la pêche Inn ne concerne pas que les gros navires, mais touche aussi la pêche artisanale dont beaucoup des membres naviguent à la marge des règles : «Très souvent, au niveau de nos organisations, nous accusons la pêche industrielle, notamment sur la capture des juvéniles. Mais il y a également la pêche artisanale qui s’y adonne, ce qui nécessite de faire une bonne évaluation, et inciter les acteurs à adopter de bonnes pratiques de pêche. Et là nous organisations professionnelles, avons un rôle et une responsabilité à jouer dans le cadre de la sensibilisation de nos membres, des pêcheurs, pour une bonne sauvegarde des océans et de la ressource.» Le discours de M. Guèye n’est pas encore populaire, surtout au niveau officiel. Mais dans le cadre privé, tout le monde reconnaît qu’il a totalement raison.
Comment peut-on expliquer que le gouvernement sénégalais ne soit pas encore en mesure, à ce jour, de faire une évaluation nette de sa flotte de pêche ? Là où certains parlent de 50 000 pêcheurs artisanaux, des chiffres de l’Ansd indiquaient pour 2020, plus de 75 000 pêcheurs. Sur les près de 27 000 pirogues recensées dans la même période, seules 17 964 ont été immatriculées, tandis qu’une dizaine de milliers avaient une licence de pêche artisanale. On doit rendre hommage au Président Macky Sall d’avoir su huiler les relations avec nos voisins mauritaniens, grâce notamment au partage des ressources en hydrocarbures à cheval sur notre frontière maritime. Les présidents Ghazouani et Sall ont pu faciliter aux pêcheurs sénégalais l’acquisition de licences de pêche en Mauritanie. Depuis quelques années, on n’entend plus d’histoire de pêcheurs sénégalais arrêtés pour avoir violé les zones de pêche de la Mauritanie ou de Guinée-Bissau.
On va sans doute écarter les pêcheurs européens de nos côtes, ce qui serait une bonne chose si la ressource halieutique revient et profite pleinement aux Sénégalais. Il faudrait toutefois, pour réaliser cela, que nos acteurs soient soumis à une discipline et des règles qui permettent de préserver la ressource, ce qui est très loin d’être le cas. Ensuite, il ne faudrait pas remplacer les Espagnols et les Français par des Chinois, des Coréens ou des Russes, encore plus prédateurs, et parfois même mois respectueux des règles de la pêche maritime que ceux sur lesquels nous voulons placer la responsabilité de tous nos maux.
Si l’évaluation promise n’adopte pas des mesures draconiennes dans ce sens, la pêche sénégalaise naviguera toujours en eaux troubles.