LA FIN !
Qui aurait cru qu’au Sénégal, l’une des démocraties africaines les plus avancées, des ligues de savants se seraient constituées pour faire de l’insurrection un mode normal de conquête du pouvoir ?
Il m’est arrivé durant ces quatre dernières années de ne point pouvoir définir avec exactitude ce que je «touchais» des yeux, mais d’en entrevoir seulement le spectre, les ressorts et les lointaines filiations politiques et philosophiques. Mais à chaque fois, j’ai essayé de lire les faits politiques et sociaux à l’aune des valeurs qui me semblent en tous lieux devoir être défendues et sacralisées.
La raison, la liberté, la démocratie, dans le cadre des principes républicains, constituent pour moi des absolus à défendre et préserver. Qui aurait cru qu’au Sénégal, l’une des démocraties africaines les plus avancées, des ligues de savants se seraient constituées pour faire de l’insurrection un mode normal de conquête du pouvoir ? Une élite silencieuse quand l’université de Dakar est incendiée, mais qui multiplie les pétitions au service de la destruction de la démocratie et du vivre-ensemble est forcément malade de sa soumission aux privilèges dérisoires du petit monde politique et à la gloire douteuse des foules numériques. Je ne pensais pas un jour voir des meutes de manifestants radicalisés envahir le Capitole pour contester les résultats d’une Présidentielle américaine. Je n’imaginais pas que parmi les foules ayant investi la rue après la stupeur du 21 avril 2002 surgiront vingt-ans plus tard des millions d’électeurs du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Quand, à la fin des années 2000, je créais un compte sur les réseaux sociaux, j’étais loin d’imaginer que ces plateformes où se racontaient des blagues potaches voire graveleuses, seraient devenues les espaces privilégiés de dissémination de discours haineux et obscurantistes et de lutte contre la vérité au profit des opinions polarisées. Quand Donald Trump revient à la Maison Blanche pour purger ce qu’il restait de décence en politique, une oligarchie «techno-industrielle», jadis considérée comme gauchiste voire hippie, se soumet à son projet dont la finalité est de tuer la raison au profit des seuls affects dans la société. Je ne pensais pas qu’après ce qui s’est passé à Srebrenica, au Rwanda, au Darfour, on en serait à défendre dans les médias qu’une vie à Kfar Aza avait plus de valeur qu’une autre à Gaza. L’idée que les Sénégalais puissent se dire que la fonction présidentielle, exercée par Léopold Sédar Senghor, est si insignifiante désormais qu’ils peuvent y mettre n’importe qui, est curieuse puis terrifiante.
Quand on a la charge d’être un écrivain public au sens du 19ème siècle, le risque de l’assignation est le plus facile venant des lecteurs, qu’ils soient d’accord ou non avec ton propos. Kamel Daoud, qui a été des décennies durant chroniqueur au Quotidien d’Oran, alertait : «On sélectionne les phrases qui peuvent être retenues dans le procès de votre appartenance et de votre allégeance supposée.» Derrière mes titres et mes textes nombreux furent ceux qui ont conçu leurs réponses sur une supposée influence, voire pire, des commanditaires, car l’idée d’un homme libre agissant au nom et pour le compte de sa seule conscience leur est fatalement étrangère.
Cette chronique a cherché chaque semaine à poursuivre un objectif politique au long cours, inspiré par cette pensée de Faulkner relative au refus de céder à la tentation de la fin de l’homme. Je m’acharne à imaginer dans le sillage de la doctrine chrétienne de Mgr Théodore Adrien Sarr, pour l’homme, «un salut global», dans un complexe inquiétant où plus aucun repère ne semble tenir, où l’injonction à choisir son camp rythme le quotidien. Or, je pense qu’on peut haïr en même temps le gouvernement extrémiste de Netanyahu et le Hamas ; on peut critiquer l’impérialisme étasunien et ne céder à aucun éblouissement pour les autocraties latino-américaines ; on peut dans la même veine, critiquer en Afrique les coups d’Etat constitutionnels et les putschs militaires. Quand l’éloge de la nuance et de la complexité devient suspicion et que le degré de conviction se mesure à l’aune des décibels produits, je continue à croire qu’il est possible de tenir les deux bouts de l’engagement public et d’éviter ainsi le piège du manichéisme.
Mon ami écrivain américain Ta-Nehisi Coates, comparant l’apartheid des Palestiniens dans les Territoires occupés aux lois Jim Crow, martèle sur un ton grave mais évident : «I know this story.» Quand j’observe dans mon pays la tentation de détruire la démocratie par la soumission des médias, des syndicats et des partis, la volonté de revenir sur des acquis sociaux comme le droit de grève et la liberté d’expression, le choix de tout conflictualiser pour promouvoir la stigmatisation de l’autre et le refus de la différence, alors, comme Coates, je répète : «I know this story.» Je sais, par la fréquentation assidue des livres d’histoire, ce que les mêmes causes ont produit comme résultats ailleurs. Et je puis dire que la fin ne peut être heureuse. Mais s’y résoudre, quelque part, c’est trahir les miens et renoncer à honorer cet esprit profondément sénégalais, un mélange de panache et de tenue. La démocratie libérale et l’usage de la raison, la célébration des différences et la formation d’une commune humanité font l’objet de menaces de tous ordres. Sous nos yeux disparaissent la gauche progressiste et démocratique et la droite libérale et humaniste. Partout, on semble s’entendre sur un refus de la nuance au profit d’une confrontation morbide dont le socle commun est la tentation du pire
Le ciel de 2025 est plein de menaces sur la démocratie et la liberté. En Afrique, des souverainistes et des xénophobes ont confisqué l’idée panafricaniste pour la transformer en un outil de détestation de l’autre, notamment de la France. Des intellectuels et des politiques ont surfé sur la vague, au nom de l’opportunisme ou de la lâcheté
Dans le Sahel, paradent des putschistes et leurs admirateurs zélés, lançant des fatwas à quiconque a le malheur d’avoir une pensée différente, de croire encore à l’idée première de la démocratie, qui acte que le pouvoir s’acquiert par le biais du Peuple souverain. Je suis pris d’effroi devant l’immensité de la faille et la matérialité de l’effondrement
Quand le 15 octobre 2020, Mohamed Guèye -nous nous voyions pour la première fois- m’a proposé de tenir cette chronique dans les pages du journal, j’ai tout de suite accepté avant de… réfléchir. Jamais le soutien de la direction du journal et celui de la rédaction ne m’ont fait défaut, malgré les passions que ces textes ont parfois provoquées. J’ai caressé un temps la tentation de faire comme certaines de mes idoles. Claudio Magris, écrivain qui m’est cher, a été chroniqueur pendant cinquante ans au Corriere della Serra, le grand quotidien de centre droit italien. Ces textes lui permettaient, disait-il en 1967, d’écrire quand il était «aux prises avec des fureurs morales». Maureen Dowd entame sa trentième année de chroniqueuse au New York Times. Mais me référant à un poème de Cendrars «Quand tu aimes, il faut partir», «Traverses» prend ici donc fin.
Je m’engage désormais en politique pour poursuivre ma réflexion, en y adjoignant désormais l’action du terrain, au service des valeurs qui fondent ma vie : la république, la liberté, la démocratie et la laïcité.