LEADERSHIP POLITIQUE ET CONDUITE DU CHANGEMENT
«Rien n’est durable si ce n’est le changement» (Héraclitus)
Le 25 mars 2012, le Peuple sénégalais était appelé à choisir entre le changement dans la continuité, symbolisé par Abdoulaye Wade (qui voulait terminer ses chantiers) et le changement radical («rupture»), proposé par le Macky Sall et ses alliés de Benno bokk yaakaar et des Assises nationales. Pour diverses raisons, le Peuple a plébiscité l’option radicale, jugeant sans doute que celle-ci lui offrait plus d’espoir pour un futur meilleur.
Deux ans et demi après, il est difficile, au-delà de certains signes précurseurs, de faire une évaluation rigoureuse du bilan de cette deuxième alternance (après celle de 2000). Cet exercice se fera en temps opportun, dans le cadre du jeu démocratique.
Toutefois, il demeure important de bien fixer les termes de référence et de s’entendre dès maintenant sur ce que recouvre le vocable de «changement», de manière à donner des repères permettant à terme, de comparer les attentes initiales des citoyens et les résultats effectivement atteints, ainsi que de fournir, a posteriori, une explication scientifique et non partisane du niveau de performances réalisées.
En l’absence de consensus préalable sur un cadre méthodologique de cette nature, il sera impossible ultérieurement de mener un débat serein sur le bilan de la seconde alternance, chaque camp étant fondé à avoir sa propre lecture des choses et son domaine de définition spécifique du changement.
De fait, le présent papier vise un triple objectif : d’abord analyser le concept de changement, ensuite préciser que de tout temps et en tous lieux, seul un leadership de qualité s’est révélé à même de conduire le changement véritable, enfin décliner huit étapes jugées incontournables pour un changement réussi dans toute organisation ou communauté humaine.
Ce que le changement veut dire
Une fois décrété le changement, quatre cas au moins peuvent se poser : l’immobilisme et le statut quo ante prévalant : aucune mesure fondamentale de changement n’est prise ; le changement chamboule tout, au risque de remettre en cause des acquis significatifs dans certains domaines ; le changement aboutit à un fiasco et détériore fortement les conditions initiales. Les populations en arrivent alors à regretter l’ordre ancien («rettiou», en wolof) ; le changement engagé se fait avec méthode et discernement.
Il se crée dans le pays une situation nouvelle de loin meilleure à l’ancienne, et les citoyens en bénéficient concrètement dans leur vie quotidienne.
Ce dernier scénario est le seul qui intéresse le Peuple lorsqu’il choisit le chef de l’Etat à l’occasion d’une élection présidentielle.
En 2012, la conduite du changement radical («rupture») devenait pressante parce que, pour reprendre la fameuse formule employée par le Juge Kéba Mbaye lors de la prestation de serment du Président Abdou Diouf en 1981, «les Sénégalais étaient fatigués». Ils le sont plus que jamais.
Ce que les enquêtes économiques et sociales ont révélé de manière constante, les Sénégalais l’ont exprimé de vive voix à l’occasion des échanges avec les candidats à la Présidentielle de 2012.
Ce que les citoyens voulaient, c’était : une restauration de l’espoir, le Peuple sous l’effet de la détérioration des conditions sociales, s’étant emmuré dans une résignation fataliste ; une forte amélioration de la qualité de vie (accès à une bonne alimentation, à l’eau potable, à l’électricité, à l’éducation, au logement, à la santé, aux routes, etc.) ; une accélération de la création d’emplois, en particulier pour les jeunes, grâce à la relance de la croissance économique (avec des taux à deux chiffres) ; une lutte sans merci contre la corruption et la mal gouvernance ; une réconciliation entre les gouvernants et les gouvernés qui reprochaient aux premiers d’être loin de leurs préoccupations quotidiennes ; une profonde réforme de l’Etat pour en faire un réel acteur de développement ; une modernisation du système démocratique ; un rehaussement du prestige du Sénégal à l’étranger.
Tels étaient les termes de référence, clairs et mesurables, de la mission confiée par le Peuple à ses dirigeants, au soir du 25 mars 2012. Même la situation actuelle du pays permet déjà d’en douter (les slogans «Deuk bi dafa Macky» et «Macky dou dem», le pays ne marche pas sous Macky, faisant florès), l’avenir dira si ces espoirs se sont réellement matérialisés dans les faits.
Seul un leadership de qualité peut réussir le changement
On confond souvent pouvoir et leadership. Or, le Pouvoir est une position qui peut être occupée par des personnalités de valeur très différente, tandis que le leadership procède de qualités individuelles intrinsèques dont certaines sont acquises dès le jeune âge et d’autres développées tout au long du cheminement dans la vie par la force de l’expérience et de l’apprentissage.
Si tous les dirigeants peuvent décréter le changement (rupture), peu sont capables de le mener à terme avec succès.
Plusieurs qualités sont en effet nécessaires au dirigeant pour faire de lui un bon leader : une force de caractère hors du commun, le courage et l’abnégation, le sens de l’honneur et du devoir, l’intégrité et l’éthique, l’honnêteté et la justice, un esprit républicain, une foi et une détermination sans faille, une générosité alliée à un humanisme agissant, la sincérité, l’humilité, le charisme, une capacité de jugement qui tire sa source de la sagesse, un sens de la mesure et de la responsabilité, notamment en cas de crise, la vision et une claire conscience du but poursuivi, une capacité à tenir le cap malgré les vicissitudes, le réalisme, la prévisibilité, une capacité d’initiative, le sens de l’écoute, de la persuasion, de la communication et des relations humaines, l’aptitude à se faire entourer d’excellents conseillers et ministres, l’intelligence, une maîtrise avérée de l’art de gouverner, le fait de donner lui- même l’exemple et enfin une ouverture d’esprit permettant de tolérer les critiques et les vues divergentes.
Le leadership qui réunit ces attributs possède non seulement la crédibilité pour engager le changement mais, par le respect qu’il inspire, convainc les citoyens de partager sa vision et de relever avec lui tous les défis.
Ainsi, la qualité du leadership, d’une part les performances d’un pays, de l’autre, sont deux faces d’une seule et même médaille. En d’autres termes, «dis-moi quel leadership tu as, je te dirai quel pays tu seras». En d’autres termes, un pays ne peut pas devenir émergent si ses leaders ne présentent pas des qualités personnelles en phase avec les valeurs et les exigences de l’émergence.
Huit étapes pour mener le changement
Outre les qualités propres du lea- dership, le changement réussi repose sur la mise en œuvre d’une bonne stratégie, planifiée et exécutée dans les règles de l’art. Faire l’impasse sur cette exigence méthodologique, c’est choisir la voie de l’inconnu, de l’aléatoire, du désordre et de la fuite devant ses responsabilités. Car il sera toujours tentant ultérieurement de faire porter un échec éventuel à la dureté de l’environnement global sur lequel on aurait aucune prise ou à d’autres facteurs exogènes («les Sénégalais sont difficiles à chan- ger», comme aime le dire, à tort, le Président Sall).
Or, une caractéristique essentielle d’un vrai leader, c’est la pro-activité et le sens de l’initiative, quelles que soient par ailleurs les forces auxquelles il doit faire face. Le changement doit donc être nécessairement organisé. Les huit étapes proposées par John P. Kotter (1) se révèlent particulièrement décisives dans le processus de changement :
(1) Justifier le besoin de changement
A ce niveau, il s’agit de mettre en évidence l’urgence du changement, du fait de la crise, d’opportunités nouvelles à saisir et de menaces à prévenir. Pour le Sénégal, l’état de pauvreté persistant des ménages et le manque d’emplois et d’opportunités économiques suffisent amplement comme thèmes de mobilisation.
(2) Former une puissante équipe chargée de conduire le chantier du changement
Le leadership ne peut rien obtenir de significatif sans l’appui d’une équipe forte et solidaire d’hommes et de femmes, provenant de toutes les couches sociales (et pas seulement des amis et parents proches), prêts à s’engager avec lui dans la bataille du changement.
(3) Créer une vision
Le leadership doit définir une vision de là il faut aller, pour aider à mobiliser les efforts pour le changement. Il doit ensuite élaborer des stratégies et des programmes appropriés pour réaliser la vision. Tout ce processus devra être fait de manière participative pour favoriser la pleine appropriation par les populations des orientations arrêtées.
(4) Communiquer la vision
Un plan de communication de la vision devra être dressé et appliqué, usant de tous les médias possibles pour faire passer les messages. Le leadership doit également aller sur le terrain, rencontrer directement les citoyens pour dialoguer avec eux. Il doit s’évertuer aussi à apprendre aux populations, par l’exemple, les nouveaux comportements véhiculés par la vision.
(5) Responsabiliser et former les acteurs les plus dynamiques et les plus compétents
Le leadership doit veiller à mettre en situation de responsabilité les citoyens les plus enthousiastes, les plus créatifs et, surtout, les plus qualifiés pour engager le changement. Il doit également les aider à développer leurs propres capacités de leadership, notamment par la formation continue et le «coaching».
(6) Enregistrer des résultats concrets dans le court terme pour entretenir la flamme du changement
Le leadership doit veiller à réaliser très rapidement des performances visibles et palpables, à l’effet de convaincre de la pertinence du chantier du changement. C’est dans cet esprit qu’on évoque le bilan des 100 premiers jours d’un nouveau Président élu. A défaut de résultats concrets, le soutien au changement aura tendance à s’effondrer dramatiquement au fil des mois et années.
(7) Consolider les acquis et engager une nouvelle génération de réformes
Le changement est un processus permanent et itératif. Le leadership, en même temps qu’il consolide les acquis obtenus des premières vagues de réforme, doit ouvrir de nouvelles pistes, et ainsi de suite tout au long de sa magistrature.
(8) Institutionnaliser le nouveau paradigme
Les nouveaux comportements et les nouvelles approches introduits par le changement doivent être formalisés et intégrés dans l’organisation institutionnelle pour les rendre irréversibles.
Au total, la méthode ainsi décrite a l’avantage de donner au leadership une maîtrise exacte du chantier du changement, lui permettant d’introduire, en toute finesse, les ajustements qui peuvent s’imposer en cours de route.
Note :
John P. Kotter, Why transforma- tion efforts fail, Harvard business review, mars 1995.