DE THURAM À CHEIKH ANTA
29e anniversaire de la disparition de l’égyptologue : Extrait du livre de l’ancien footballeur international français Lilian Thuram, "Mes étoiles noires : de Lucy à Barack Obama", pages 27, 28 et 29
(SenePlus.Com, Dakar) - Dans son livre Mes étoiles noires : de Lucy à Barack Obama (Éd. Philippe Rey, 2010), l’ancien international français Lilian Thuram fait un petit clin d’œil à Cheikh Anta Diop. Aux pages 27, 28 et 29 ("Pharaons noirs"), le footballeur à la retraite rappelle comment les travaux de l’égyptologue sénégalais, dans un contexte où il subissait les critiques de chercheurs européens, ont redonné au Noir sa place dans l’histoire de l’Égypte. Pour le 29e anniversaire de la disparition de Cheikh Anta Diop, décédé le 7 février 1986, www.seneplus.com vous propose in extenso l’intégralité de ce passage, court mais bref, du livre de Thuram.
"... Quant à la nature et aux origines de l'héritage de l'Égypte ancienne, elles constituent toujours un sujet de controverse. Évoquer l'Égypte des pharaons noirs soulève toujours autant de passions et une montagne de préjugés.
"Le pionnier de l'école africaine, celui par qui le scandale est arrive, est Cheikh Anta Diop (1923-1986), scientifique sénégalais dont les recherches contribuent à réintégrer l'Égypte dans l'histoire générale africaine. Sa thèse, selon laquelle la civilisation égyptienne appartient au monde négro-africain- l'impérialisme occidental ayant "blanchi" la prestigieuse Égypte aux seules fins de maintenir la colonisation-, déclenche en 1954 un tollé dans le milieu universitaire français.
"La position de Cheikh Anta Diop sur l'Égypte noire s'explique par sa rigueur scientifique et ses engagements politiques : combat contre l'apartheid en Afrique du Sud, pour la démocratie et la laïcité au Sénégal. La parution de Nations nègres et culture, en 1954, 'étandard d'une révolution culturelle que les Nègres agitaient sous le regard d'une puissance coloniale se résignant mal à lâcher ses territoires d'outre-mer' (selon Lilyan Kesteloot, historienne de la littérature africaine), déclencha l'enthousiasme des écrivains de la négritude. Aimé Césaire qualifia ce livre du 'plus audacieux qu'un Nègre ait jusqu'ici écrit et qui comptera, à n'en pas douter, dans le réveil de l'Afrique'.
"Jusqu'au années 1950-1960, les historiens européens, occidentaux et arabes n'ont pas cessé de traiter l'ancienne Égypte comme une partie des racines de leur propre histoire et non comme une partie de l'Afrique elle-même. Le résultat, c'est que l'Égypte ancienne a été coupée de l'Afrique noire.
"L'attribution des grandes œuvres de la civilisation ç une mythique migration blanche n'est pas nouvelle. Au XIXe siècle, la découverte de la magnifique civilisation du Zimbabwe déclencha une vive réactions des savants du monde entier. 'La cité n'a pas été construite par des Africains, car le style de construction est trop élaboré : c'est l'œuvre de colons phéniciens ou juifs', affirmait l'Allemand Karl Mauch en 1871. Quant à l'archéologue anglais Theodore Bent, il concluait vers 1890 que la civilisation du Zimbabwe était l'œuvre de 'descendants d'envahisseurs blancs venus du Nord'.
"Il faudra attendre le XXe siècle pour que des égyptologues comme Jean Leclant, professeur au Collège de France, et Jean Vercoutter, de l’université de Lille, entament un remarquable travail sur l’Antiquité nubienne et déclarent, lors de l’important collogue international du Caire en 1974, que l’Égypte est ‘africaine dans son écriture, dans sa culture et dans sa manière de penser’. Les thèses de Cheikh Anta Diop sont enfin acceptées, du moins en partie.
"En effet, alors qu’au Etats-Unis ses travaux sont cités et reconnus, un certain nombre de chercheurs européens les taxent encore d’‘afro-centristes’. Ils lui reprochent une posture idéologique et non scientifique ; ils l’accusent d’avoir ‘noirci’ l’Égypte afin de réveiller la conscience des Noirs africains en leur faisant miroiter un illusoire passé prestigieux. N’étant pas expert, il ne m’appartient pas d’établir la part du vrai ; mais il n’empêche que les textes nous montrent que le royaume de Koush et le royaume d’Égypte n’étaient pas étanches, leurs échanges pas seulement marchands, leurs cultures et leurs populations traditionnellement mixées. Quant à la possibilité de règnes alternants, elle est démontrée par le règne de la XXVe dynastie.
"Malgré le profond changement de perspective qu’a apporté le travail de Cheikh Anta Diop, l’éloignement dans le temps et la lecture occidentale maintiennent encore l’histoire de l’Égypte dans une certaine obscurité. Les règnes des pharaons noirs n’ont pas livré tous leurs mystères.
"Volney, orientaliste et philosophe français, au retour d’un voyage en Égypte en 1783, avait écrit : ‘Quel sujet de méditation de voir la barbarie actuelle des Coptes, issus de l’alliance du génie profond des Égyptiens et de l’esprit brillant des Grecs, de penser que cette race d’hommes noirs aujourd’hui notre esclave et l’objet de nos mépris est celle-là même à qui nous devons nos arts, nos sciences, et jusqu’à l’usage de la parole…"