«LE JOUR N’EST PAS LOIN OU LE CAMES NOUS RAPPELLERA...»
MAMOUSSE DIAGNE, PHILOSOPHE ET ECRIVAIN

Premier sénégalais agrégé de philosophie, Pr Mamoussé Diagne, qui a fait les beaux jours de la défunte Cdp/Garab gi, aux côtés du Pr Iba Der Thiam, commente, dans l’entretien grand format qu’il nous a accordé, les questions brûlantes de l’heure. Dans des propos teintés de philosophie, Pr Diagne dit ses vérités, sans complaisance, mais avec lucidité.
Quelle appréciation faites-vous de l’enseignement au Sénégal ?
Je dois dire qu’aujourd’hui, tous les enseignants de philosophie au Sénégal ont été mes élèves, sans exception, et tous ceux qui sont passés par la Terminale m’ont eu comme professeur. Par conséquent, mes anciens étudiants avec qui j’ai des liens très étroits, au point que je les considère moins comme mes anciens étudiants que comme mes amis. Je suis extrêmement fier de ce qu’ils sont et de ce qu’ils sont devenus, qu’ils soient de l’enseignement ou en dehors de l’enseignement. Vous sentez bien une distinction que je fais entre ces étudiants d’élite et les étudiants tels que je les vois actuellement dans leur manière de se comporter, dans leur manière de travailler, dans leur façon également de manifester leurs ambitions. Il faut dire que ça correspondait avec une époque tout à fait spéciale où les étudiants arrivaient dans les amphis déjà armés. C'est des gens qui avaient des lectures, qui savaient également mener des discours contradictoires, puisque c’étaient des gens très politisés, très souvent influencés par des mouvements marxistes, et pendant la clandestinité, en plus. Donc, ça les poussait à une auto-formation personnelle qui fait qu’en classe, le rapport au professeur n’était pas un rapport de simple enregistrement, mais de véritable discussion qui se menait dans nos amphis. Ce qui était tout à fait admirable, parce que nous avions bien l’impression et la sensation fondée, à juste titre, d’avoir des interlocuteurs et pas seulement des disciples ou de grands élèves. Et ça, c’est une période que je regrette.
Pourquoi regrettez-vous cette période ?
Parce qu'il y a eu une détérioration significative des étudiants sur le plan de la qualité. Il y a les effets pervers de la massification de nos universités en faculté des lettres et singulièrement au département de philosophie. Je me rappelle que la totalité des effectifs ne dépassait pas 40 étudiants de la première à la quatrième année tout confondue. Aujourd’hui, nous sommes à 400 et 450 étudiants, rien qu’en première année. Il est évident que ce type de rapport ne permet pas à une pédagogie efficiente de se manifester, et certains de ces étudiants sont loin d’être motivés comme les premiers étudiants, puisqu’ils ont le sentiment, peut- être, de se retrouver simplement dans cette faculté comme déversoir, faute de pouvoir être versés ailleurs. Quand quelqu’un n’est pas motivé, et celui qui enseigne également, et la massification aidant, il y a un nivellement vers le bas extrêmement sensible sur des questions, non seulement de fond mais même sur des questions de forme, sur la façon de s’exprimer, sur la façon de faire une dissertation. Il y en a qui ne dépassent pas, à mon avis, en qualité, de bons étudiants de Terminale de l’époque. Ce n’est pas tout à fait leur faute, c’est un effet systémique, puisque ça tient à la qualité des enseignants qui les forment dans le secondaire, ça dépend du contexte dans lequel ils évoluent, ça dépend de toute cette pression que la société fait peser sur eux et la dispersion de leurs intérêts, au-delà des études qu’ils mènent précisément. On ne peut que le regretter pour eux, on ne peut que le regretter pour le pays, mais il me semble qu’il y a là un énorme gâchis. C’est pareil pour l’enseignement dans le secondaire, puisque, de toute façon, quand on voit le niveau du Bac et le niveau des bacheliers de l’époque, moi qui était inspecteur général avec la responsabilité de donner des sujets d’examens, je me dis que les sujets de l’époque, les élèves de maintenant ne pourraient pas les traiter.
Il m’arrive, quelquefois, en m’en amusant, de retenir des cookies d’élèves, et même quelquefois d’étudiants relativement avancés, et de les soumettre à mes petits enfants qui arrivent à donner une expression correcte, là où l’étudiant en question a fait des solécismes, des phrases incorrectes, alors qu’ils ont, à leur disposition, un outil aussi extraordinaire que l’internet, pour pouvoir même enrichir leurs cours. Mais, certains en font un usage assez curieux, assez scandaleux, de couper-coller, au lieu d’apprendre véritablement à diversifier leurs connaissances, alors qu’ils ont à leur portée une bibliothèque mondiale.
Que préconisez-vous pour que le niveau soit relevé ?
Il faudra, sans doute, un grand effort, de la part du pays, de la part des parents et de la part des principaux intéressés, à savoir les étudiants. C’est l’affaire de tout le monde, mais c’est des affaires essentiellement des partenaires de l’école autour de l’école. Il va falloir que nous soyons beaucoup plus exigeants par rapport à nous-mêmes et par rapport à chacun de ces interlocuteurs qui se partagent, aujourd'hui, l’école. Il faut que nous sachions que le XXIe siècle, c’est le siècle du savoir. C’est ce que proclament, du moins, les Nations-unies. C’est le siècle du savoir. Cela veut dire que les nations qui vont s’affronter, vont s’affronter essentiellement sur le plan des connaissances. C’est le potentiel de matière grise que chaque nation pourra aligner, c’est ce potentiel qui permettra de faire poser sur la carte du monde ou de ne pas exister. Par conséquent, c’est un devoir qui est un devoir de vérité que nous nous devons à nous-mêmes, c’est également une ambition que nous devons nourrir à l’égard de ce monde auquel nous faisons face à l’image de ce qu’on fait les Japonais lorsqu’ils ont fait la révolution Meiji. Ce qui a fait que cette nation qui habite sur une île volcanique dispersée dans le Pacifique, que cette nation - qui a reçu 2 fois la bombe atomique sans disparaître - puisse, non seulement, survivre, mais devienne, en un moment donné, la deuxième nation du monde en termes de concentration de matière grise, de savoir et de savoir-faire. C’est parce qu'au moment de la révolution Meiji, ils ont mis en avant, justement parce qu’ils n’avaient pas de ressources naturelles, la formation des hommes.
La formation des hommes est absolument essentielle, et c’est un problème que nous n’arriverons jamais à contourner véritablement. J’ai évolué, toute ma vie, à travers des concours. C’est pourquoi je ne peux pas accepter que les jeunes de mon pays soient médiocres. Il faut que nous arrivions à mesurer les capacités des uns et des autres. Ceux qui sont doués pour la technologie iront dans les structures où on fabrique ces genres d’hommes. Ceux qui sont doués pour autre chose de la même manière. Quand il s’agit de la formation longue, on laissera dans le système classique des gens qui ont les capacités et les aptitudes pour ça.
Au-delà de cet état de fait, il y a les grèves répétitives qui minent l’enseignement...
C’est l’une des grosses plaies qui gangrènent l’école sénégalaise. Lorsque nous faisions nos études, je crois que la seule et unique grève que j’ai connue - et ce n’était pas de notre fait à nous élèves de Terminale - c’était la grande grève de 1968. Sinon, les années étaient des années pleines. Aujourd’hui, quand vous prenez le rythme scolaire, le rythme des études dans le secondaire, vous n’avez pas un mois sans grève ou sans menace de grève, ce qui fait que les esprits sont en vacances. Quand les esprits des gens sont en vacances, il est extrêmement difficile de les recoller, il est extrêmement difficile d’avoir un influx et une même attention portée sur la formation d’un bout à l’autre de l’année. Il est rare qu’on fasse précisément 9 mois, et ça se ressent sur le niveau des élèves, et je crois que là, il faut un vaste débat également entre les organisations d’enseignants, les populations et ceux qui nous gouvernent, de manière à trouver un système stable et un système performant qualitativement. Quand il s’agit de l'université, c’est la même chose.
Qu'est-ce qui vous déplorez le plus ?
Nous rusons avec le système de manière à produire des années qui n’en sont pas, et je dis que le jour n’est pas loin où le Cames nous rappellera à l’ordre pour dire que nos diplômes ne sont pas valides. Nous faisons chevaucher les années les unes sur les autres. On ne sait plus à quel moment commence l’année et quel moment l’année se termine. Au mois de mai, nous avions terminé l’année universitaire pour pouvoir faire passer les examens de la première session. Aujourd’hui, la session commence en octobre, c’est-à-dire là où devait commencer l’année suivante. Les dernières que j’ai passées à l’université, je ne savais pas quel moment l’année se terminait. Et donc on enchaînait les années les unes sur les autres, parce qu’on devait nécessairement déborder, et en débordant, nécessairement, on commençait très tard l’autre année, c’est-à-dire en janvier l’année civile, et cela n’a rien à voir avec ce que nous avons connu au départ.
Et il faut être extrêmement vigilant. Je n’accuse personne, en particulier, peut- être que sommes-nous tous coupables. Mais, cette culpabilité collective nécessite justement un débat collectif et un débat de fond dans lequel personne ne triche pour que nous puissions avoir véritablement des bases d’accord entre le gouvernement, les syndicats, les étudiants, tout le monde, de manière à ce que nous fassions chacun son mea-culpa et qu’on parte sur des principes qui soient des principes pérennes. Ce que je crains, c’est que simplement qu’une année on en vienne à décréter l’année blanche, même pas parce que le gouvernement ou les dirigeants de ce pays l’auront décidé, mais parce que les instances internationales qui représentent le Cames décident de dire que le Sénégal n’a pas des diplômes valides pour cette année-ci. Et en ce moment-là, nous serons bien attrapés, parce que ce sera l’effacement d’efforts et de budgets qui auraient pu aller à autre chose.
Que suggérez-vous pour que les problèmes qui minent l'éducation au Sénégal ne soient plus qu'un mauvais souvenir?
Nous n’avons pas le droit dans un pays comme le nôtre, avec des moyens qui sont les nôtres, nous n’avons pas le droit d’investir, pendant un an, des efforts et de l’argent et de nous trouver au bout du compte sans rien de substantiel. Par conséquent, il faut que les enseignants enseignent. C’est ça leur métier. Il faut qu’ils acceptent cela, avec les servitudes du métier, avec les contraintes, et qu’ils les acceptent. Il faut que de l’autre côté, le gouvernement, lorsqu’il prend des engagements vis-à-vis des enseignants, veille au respect scrupuleux de ces engagements. Je pense que si chacun, de part et d’autre, inscrit dans un calendrier, les engagements des uns et des autres, la façon dont ça doit être pris, sans autosatisfaction ni tricherie, je pense qu’on peut arriver à redresser les choses, à revenir à la normale.
Ce n’est qu’une norme qu’on doit appliquer et respecter. Et cette norme, elle est internationale, puisqu'en ce qui concerne l’enseignement supérieur, ce n’est même pas le gouvernement sénégalais qui décide, finalement, de faire avancer les enseignants, finalement, de leur notation, ou quoi que ce soit, c’est une instance internationale. Cela veut dire que nous devons constamment nous comparer à ce que font les autres en n’étant pas, quand même, les plus médiocres.
Est-ce qu’il ne faudrait pas tendre vers le système américain, sans la privatisation, pour sauver le système éducatif sénégalais?
En tout cas, il faut tendre à une plus grande sélectivité, pour ce qui entre dans l’université. Je pense que tout le monde ne peut pas aller à l’université. Tout le monde n’est pas fait pour ça. Moi, j’avais dit à l’époque que ce n’est pas une bonne chose de donner la bourse à tout le monde. Ce n’est pas une bonne chose. Ça veut dire qu’on récompense de la même manière des médiocres et des gens excellents. Je pense que les effectifs auraient pu être dégonflés, des gens aller dans des structures de formation ou dans d’autres structures que l’université. Ne donner des bourses d’excellence qu'à des gens qui ne sont qu’excellents. Choisir ceux qui sont à l’université. Et ceux qui ne veulent pas étudier, qu’ils perdent automatiquement cette aide-là. Deux critères qui devraient servir, à mon avis, à soutenir les systèmes des bourses : l’excellence, d’abord, et aussi la situation sociale de l’enseignant, mais surtout faire en sorte que les effectifs soient raisonnables pour l’université. Je crois et je continue de croire en l’enseignement public. S’il n’y avait pas ça, je ne serais pas arrivé là où je suis. Mes parents n’avaient pas les moyens de me payer mes études. Ce qui me permettait de payer mes études et ce sur quoi on pourrait se fonder pour me mettre à l’internat, à Ponty, pour donner une bourse pour aller en France, mais c’était mes résultats. Et rien d’autre ne doit plaider, à mon avis, pour ce qui concerne la sélection des étudiants.
Que dites-vous des réformes entreprises dans l’enseignement?
Il y en a qui s’y retrouvent, d’autres qui s’y retrouvent moins. Mais, de toute façon, l’enseignement devait être réformé, parce qu’on ne pouvait pas continuer à jeter l’argent par les fenêtres. On ne pouvait pas continuer à fonctionner comme on le faisait avec des étudiants qui payent les repas au prix où c’était en 1968 ou 1969. On ne pouvait pas, non plus, accepter qu’ils ne soient pas des étudiants. A mon avis, il y a des gens qui sont sur le campus sans être des étudiants. Et j’ai même vu, et par la confirmation d’autres collègues, le cas d’étudiants qui, d’une certaine manière, redoublent volontairement, parce que le taux de la bourse (60 000 F), c’est plus que le Smig (ndlr:salaire minimum interprofessionnel garanti). Si vous redoublez, vous en bénéficier deux années de suite. Moi, je dis non. J’aurais viré la moitié de ceux qui ont ce type de comportement, et avec cet argent j’aurais davantage financé les gens qui ont des performances significatives et mesuré tout à la performance. Ne récompensez que les meilleurs. C’est le seul critère sur lequel tout le monde peut tomber d’accord.
Vous êtes le premier agrégé en philosophie au Sénégal. Quelle est la place de la philosophie dans la société ?
Vous posez une question redoutable, celle qui fut posée à Alonkia qui a fondé cette discipline. Ça finit par être mythique cette question-là. C’est le mythe de l’origine. Quelle est l’utilité de la philosophie ? A la limite, la philosophie n’a pas d’utilité, et c’est cela son utilité, justement. La possibilité de ne pas être comparée au travail du menuisier, de ne pas être comparée au travail du maçon, mais de pouvoir s’interroger sur toutes ces activités que les hommes mènent et que les hommes entretiennent entre eux, entre leur milieu, que les hommes entretiennent avec les valeurs. Et dans tous ces cas avoir une vigilance critique. C’est peut-être la capacité de questionner et le monde et soi-même et autrui. C’est ça la philosophie qui, donc, est une attitude, à mon avis, plus que simplement un discours systématisé mis dans un système. Définition courte, mais qui comporte l’essentiel du noyau critique. On philosophe jusqu’à en mourir, puisque Socrate en est mort justement. Badinter le rappelait, en disant que la plus belle plaidoirie de l’histoire de l’humanité, c’était l'apologie de Socrate.
Quel est le regard que le philosophe porte sur la société sénégalaise avec les problèmes de mœurs que nous vivons quotidiennement ?
Très compliquée cette société sénégalaise. Et de toute façon, pas que la société Sénégalaise, parce que le monde est devenu un monde de la complexité. Aujourd’hui, on ne plus catégoriser le monde en ceci est noir, ceci est blanc. Le monde est peut-être simplement grisâtre, c’est-à-dire une couleur relativement indéfinissable avec des comportements variés qui nous appelle à être d’abord humbles, à pouvoir être tolérants, à accepter la diversité du point de vue de l’attitude. Quand il s’agit maintenant du rapport aux valeurs, ce que l’on constatait, c’est une sorte d’inquiétude face à des lignes de forces qui permettaient, dans les sociétés traditionnelles, aux gens de s’orienter de la vie jusqu’à la mort parce que c’était suffisamment balisé. Aujourd’hui, avec ce qu’on appelle la mondialisation ou la globalisation, avec ce désarroi, les gens s’interrogent et se tournent vers des improbabilités, ils survivent pour ainsi dire sur le plan éthique. C’est ça qui est grave. Dans ma thèse de doctorat d’Etat, je dis que ce qui pouvait stabiliser les sociétés traditionnelles, c’était le panthéon oral qui fait que lorsque vous vous demandiez ce qu’était la fidélité, vous pouviez, très clairement, invoquer le rapport de Moussé Bory de Yan Codou et de Samba Laobé. C’est-à-dire, par fidélité, celui qui s’était absenté la veille d’une bataille et qui a poussé Samba Laobé à dire que personne ne dîne, tant qu’il ne serait pas là. Quand il est revenu et qu’on le lui a raconté, il a réuni ses quatre épouses en leur demandant quel comportement il devait avoir lors de la bataille de Guillé. Lorsque les 4 se sont réunies, elles sont revenues en lui disant que s’il revenait vivant de cette bataille de Guillé, il ne serait plus digne d’être leur mari. Ce qui lui a permis avant la bataille de demander qu’elles se détressent les cheveux, se comportant comme quelqu’un qui est déjà mort. C’est cela le sens de la dignité, c’est cela le sens du courage. Si on veut parler d’amitié, si on veut parler de comportement de femme digne, nous avons Yacine Boubou. Bref, nous avons un certain nombre de figures qui ne devaient pas être considérés comme des figures historiques, mais c’est des paradigmes à partir desquels il est possible de régler sa conduite, parce qu’une valeur, ce n’est pas simplement quelque chose qu’on recopie ou quelque chose qu’on applique. C’est quelque chose sur quoi on se règle, c’est la norme à partir de laquelle il est possible de bâtir un comportement, et c’est cela malheureusement, qui fait défaut de plus en plus, aujourd’hui, au profit d’autres types de comportements qui font que l’individu met en avant sa réussite sociale, met en avant ses biens, le bien-être, plutôt que de bien se comporter. Et c’est ce qui m’inquiète le plus. Et ce n’est pas valable pour l’Afrique, pour l’Occident également. Vous avez vu ce qu'est devenue la famille en Occident ? C'est vraiment dommage.
Professeur, que vous inspire la traque des biens mal acquis ?
Par le qualificatif même que vous en faites, vous avez ma réponse. Un bien mal acquis doit être traqué, parce que nous n’avons pas la possibilité ni le pouvoir de considérer qu’il puisse y avoir des gens qui ont par-devers les Sénégalais des biens qu’ils ne méritent par le travail et qu’ils s’attribuent. Ça, ce n’est pas acceptable moralement. Maintenant, le problème est que dans cette traque, pour utiliser votre terme, qu’on ne cherche que la vérité, qu’on ne cherche qu’à restituer au peuple ce à quoi il a droit. Je crois que pour faire la politique en l’accompagnant de l’élément fondamental qui est l’éthique, ça consiste dans la reddition des comptes. Quelqu’un qui n’est pas au pouvoir et qui n’a pas le pouvoir, celui-là, il est moins gêné que quelqu’un à qui on confie une parcelle de pouvoir, parce que ceux-là qui lui confient une parcelle de pouvoir ont le droit, une fois qu’il a exercé ce pouvoir, de dire comment il l’a exercé. C’est un principe qui doit être intangible y compris pour ceux qui ont à appliquer cette affaire-là, pour ceux qui mènent cette traque-là, eux-mêmes. Qu’ils savent, par avance, qu’ils seront eux aussi jugés, sur leur propre gestion. Et je suis trop content que de, plus en plus, les Sénégalais se posent la question : comment telle personne vit et comment elle peut mener ce train de vie, compte tenu de ce que légitimement il peut avoir, de ce que légitimement il doit recevoir pour l’effort consenti à nous diriger ? Diriger, ça se paye à sa juste valeur. Je crois que si les gens ont une vision non déformée de la réalité, ils doivent faire confiance au fait que tout bien mal acquis devrait être susceptible d’être évalué et jugé, parce que si tout le monde a cette conviction, ceux-là qui ont cette conviction savent que sur la moindre parcelle de bien mal acquis ou de position mal justifiée, ils auront à se justifier devant le peuple sénégalais qui, une fois de plus, est le juge, puisque c’est en son nom qu’on parle, qu’on agit et qu’on intervient.
A vous entendre parler, vous partagez l’avis de ceux qui disent que c’est une demande sociale…
Je pense que c’est une demande sociale très forte, d’autant plus forte que nous sommes dans un pays sous-développé, d’autant plus forte que ceux-là mêmes qui l’expriment sont ceux qui sont les plus privés, qui portent le plus lourd fardeau. Imaginez que quelqu’un se trouve dans une situation comme celle-là de bien mal acquis et qu’on puisse le certifier, le prouver, qui vous dépasse en 4X4, alors que vous rentrez chez vous, péniblement, devant rejoindre vos enfants.
Peut-être vous les verrez à 22 heures, et que vous soyez 10 fois plus fort que lui, que vous puissiez, éventuellement, l’agresser, c’est-à-dire de régler personnellement un problème qui relève de la justice. C’est une question d’équilibre.
Karim Wade est le premier à être condamné dans cette traque. Quel commentaire faites-vous de la sentence ?
Cette affaire connaît sa première phase, puisque ça se termine par une condamnation. Mais, l’intéressé a déposé un recours devant la Cour suprême, dont on ne sait pas quel verdict elle va rendre. Les sages de la Cour suprême vont examiner les éléments du procès, en général, ils examinent surtout la façon dont les choses ont été menées. Est-ce que c’est conforme au droit ? Et c’est en ce moment seulement que le vrai verdict terminal va apparaître. Donc, il faudrait que les sages se prononcent pour avoir une sentence définitive. Mais, ce qu’il y a, c’est que les uns se proclament innocents, les autres les déclare coupables. La Cour va bien nous dire, dans très peu de temps, où est la vérité, et les Sénégalais vont prendre acte de cette vérité.
Et c’est bien que, dans un pays, qui se réclame du droit, dans un pays de droit, que cette possibilité soit laissée à quelqu’un de faire un recours, et que tout se passe normalement avec des gens qui sont des hommes honorables et indépendants pour qu’ils disent, en dernier ressort, ce qu’il faut que les populations retiennent, et également les gens qui sont incriminés.
Le Sénégal a connu deux alternances. Que retenez-vous de ce que le Président Macky Sall est en train de faire ?
Le fait même de la possibilité de l’alternance est déjà une excellente chose dans nos pays, puisque nos systèmes politiques étaient d’abord verrouillés. Le fait maintenant qu’il soit possible d’aller dans les formations politiques, selon nos tempéraments, selon nos choix, c’est déjà une excellente chose. Le fait que le peuple sénégalais, en dernier ressort, soit seul à sanctionner une gestion, pour dire : «Nous ne voulons plus de tel», est un succès déjà excellent sur le plan du principe et sur le plan du système, et c’est à cela que je fais confiance. Un régime a été sanctionné, c’est le régime socialiste, et ils en ont pris acte, eux-mêmes, et ils l’ont dit dans leur Congrès. Le régime de Wade a été sanctionné, après deux mandats. Qu’on puisse dire que c’est décevant, cela dépend sous quel angle on l’apprécie. On ne peut dire que ce régime n’a rien fait. Je suis très content, quand je prends la Vdn. Les problèmes d’embouteillages sont réglés, puisqu’il a investi sur les structures, et également son vieux rêve de l’Afrique au moment du Népad, c’est une très bonne chose. Maintenant, au moment du bilan, le peuple sénégalais dit que c’est insuffisant ou ce n’est pas bon. Et c’est là le grand problème pour ce régime sur sa fin. Les hommes qui devaient servir le pays dans ce régime, ces hommes-là, ne sont plus acceptés par les Sénégalais. Et au nom de la démocratie, les Sénégalais se sont débarrassés de ce régime. Et c’est là que je me suis satisfait du comportement des Sénégalais. Chemin faisant, les Sénégalais ont beaucoup appris, parce qu’en passant d’un régime à l’autre, il y a un effet de cumul, du point de vue de la conscience politique. Ce qui fait que le régime de Macky Sall sur lequel je compte pour en tirer les leçons, devra en tirer les leçons, sachant qu’au final, s’il ne réussit pas à satisfaire les gens, mais il sera également enlevé comme les autres. Par exemple, les initiatives qui sont prises sur le plan social notamment, je les trouve excellentes. La Couverture maladie universelle, la bourse sociale, c’est des choses auxquelles les gens sont extrêmement sensibles. Quand je mesure ce qui a été fait durant son dernier voyage en Casamance, les fonds qui vont être injectés dans ce coin du pays - et j’espère que ça va continuer de manière à couvrir le pays, à parcourir le monde pour amener de quoi investir - il y a de quoi rassurer les Sénégalais. Et si on s’en sert bien de cette manne financière, je dis un problème extraordinaire va être réglé dans ce pays : le rattachement du Nord au Sud, et l’éradication de la violence qui a sévi dans la partie Sud pendant un bout de temps, qui faisait que les gens avaient peur de traverser la Casamance. Le jour où ce genre de politique réussit, les Sénégalais le reconduiront. On n'y pourra rien, parce qu’il aura réussi.
Est-ce à dire que, pour vous, le bilan à mi-mandat est positif?
Oui, plutôt positif. Parce que, d’abord, il y a un certain nombre de questions dont la politique vertueuse, c’est-à-dire faire en sorte que quelqu’un en arrivant au pouvoir dise : «Vous allez devoir me juger comme vous venez de juger le régime qui a été renversé». Il donne, en quelque sorte, le couteau avec lequel on l’égorge, si jamais il mène une politique comme celle de son prédécesseur, c’est-à-dire, je n’aime pas du tout qu’on personnalise les régimes comme ça, parce que c’est des équipes qui ont travaillé. S’il y a des défaillances sur telle ou telle question, s’il y a des manquements sur telle ou telle question, les populations vont sanctionner de toute façon. Et la sanction, nous la réclamons presque d’avance, si nous tombions dans les mêmes errements. C’est donc une garantie morale qu’on se donne dans l’avenir pour ce jugement, cela semble important. Le fait également qu’on ne voit pas clairement, de manière nette, visible, un gaspillage des ressources, cela me semble important pour un pays comme le nôtre, confronté à d’énormes problèmes. Le fait de régler, de poser, avec la ferme volonté de parvenir à régler la question de l’autosuffisance alimentaire, cela me semble capital, parce que l’arme alimentaire dans le siècle où nous entrons, l’arme alimentaire va être l'arme la plus terrible de chantage des pays du Nord envers les pays du Sud. L’arme la plus lourde pour nous qui importions massivement des choses que nous mangeons. C’est très important de vouloir mettre les gens au travail à travers une politique de formation, ça, c’est plus capital encore, parce que la question du chômage, de l’emploi, ne peut être réglée qu’à partir du moment où les gens sont qualifiés. Donc, chercher à les qualifier par de nouvelles formations certificatives, ça me semble important, parce qu’un régime qui ne s’occupe pas de sa jeunesse est perdu.
Pensez-vous qu’il y a une rupture avec ce qui se faisait?
Oui ! Il y a rupture méthodologique. D’abord, dans cette idée de reddition des comptes. Cela veut dire clairement à chaque ministre qu’on nomme : «Vous savez ce qui vous attend». Le proclamer, dès le départ, et dire pour tout ce qui a été fait dans ce pays, il va falloir que tout le monde rende compte. Il y a des gens qui poussent l’exigence jusqu’à dire que même depuis le Parti socialiste, il va falloir remonter jusque-là, pour pouvoir rendre au pays ce qui appartient au pays. Ce qui est une question de justice, ce qui fait que sur le plan éthique, c’est une nouvelle manière de faire de la politique, dira-t-on. Mais, c’est surtout une nouvelle génération. Il y a une rupture générationnelle qui est très nette, quand on voit les gens qui sont aux responsabilités, la façon dont il travaille, et moi, je crois que c’est important, et également le fait de réarticuler la politique à l’éthique en permanence. Moi, je dis que c’est une très bonne chose, parce que figurez-vous que, si les gens qui le disent ne le font pas, mais c’est leurs propres paroles qui seront retournées contre eux. Et c’est en cela, pour moi, qu’il y a une rupture. Et maintenant, dans les détails, on verra s’il y en a beaucoup, s’il y en a peu. Mais, c’est ça qui est essentiellement pour moi la rupture. Cette philosophie-là qui sous-tend l’action de ceux qui dirigent et à laquelle ils seront confrontés, de toute façon, inévitablement, parce que ce serait injuste de pouvoir poursuivre des gens en se comportant comme eux, alors qu’on a énoncé, dès le départ, que c’est logique que ce qui leur arrive d’être jugés ou d’être condamnés m’arrivera également. Et j’en pose, dès le départ, les règles. Et ça, c’était posé, en principe, depuis la campagne électorale.