‘’LA PRÉSIDENTIELLE DE 2012 A ÉTÉ UN PAS VERS LA BIPOLARISATION POLITIQUE’’
CHRISTIAN THIERRY MANGA ET ADAMA BALL, UNIVERSITAIRES SENEGALAIS EN FRANCE

Christian Thierry Manga, docteur et chercheur associé au Ladyss et ingénieur en géomatique chez Arvalis à Paris, et Adama Ball, chercheur postdoctoral à l’Université de Bordeaux, deux universitaires sénégalais spécialistes de la géographie électorale au Sénégal, analysent les composants déterminants du vote au Sénégal à travers les présidentielles.
Le Sénégal postcolonial organise des élections depuis 1963, quelles sont les conclusions qu’on peut tirer de l’analyse des différents scrutins ?
Dr Adama Ball : « Les résultats électoraux constituent une importante base de mesure permettant d’identifier et d’interroger les comportements des électeurs, ainsi que les motivations qui les sous-tendent. En repérant les espaces géographiques qui contiennent et structurent le comportement électoral, l’étude des résultats électoraux au Sénégal depuis l’indépendance s’articule autour d’une combinaison de réflexions théoriques, politiques, historiques et culturelles.
Le Sénégal organise des élections depuis le 19ème siècle et ainsi considéré sur le plan historique comme une « terre de vieilles urnes ». Dans la littérature politique, c’est l’une des démocraties les plus vieilles et les plus avancées en Afrique. Malgré l’avènement tardif du multipartisme (adopté en 1981), les chercheurs et les observateurs reconnaissent à l’unanimité le caractère pacifique dans la transmission du pouvoir depuis l’instauration du multipartisme.
L’adoption de régimes politiques multipartites qui s’est opérée de manière progressive a permis entre autres la régularité des différentes échéances électorales, l’ouverture du champ politique aux membres de la société civile et la réalisation de deux alternances démocratiques en 2000 et 2012.
L’élection présidentielle de 2012 marqua la consolidation du processus de recomposition du paysage politique sénégalais entamée depuis 2007, après la réélection de Wade. La multiplication des candidatures, le regroupement des forces politiques autour des coalitions et la floraison des candidatures indépendantes renforcent la diversité de l’offre politique ».
L’alternance de 2000 est une nouvelle donne dans l’analyse des présidentielles au Sénégal. Quels regards avez-vous sur les changements qu’elle a apportés à la carte électorale ?
A. Ball : « En science politique comme en géographie électorale, trois modèles permettent principalement d’expliquer les comportements électoraux. Le premier, de nature sociologique, se fonde sur un apport du territoire sur la formation des opinions politiques. S’appuyant sur une tradition d’analyse, le second modèle met l’accent non plus sur les espaces mais sur les milieux sociologiques d’appartenance. Enfin le troisième modèle met en exergue la théorie d’un électeur rationnel, qui effectue ses choix en fonction de l’offre.
Au Sénégal, l’apport du territoire dans la formation des jugements politiques est non négligeable. La conjoncture économique, la structure démographique, la mobilité des individus, la répartition spatiale de la population et le processus d’urbanisation constituent autant d’éléments permettant de comprendre le contexte, mais aussi de territorialisation des opinions et comportements politiques.
Dans les études de géographie électorale, le recours aux caractéristiques sociales et économiques mesurables permet de mieux cerner le profil et le choix des votants.
Depuis l’alternance, l’analyse des résultats électoraux va dans le sens de faire apparaître l’importance de la géographie sociale dans l’explication des comportements électoraux : à côté de certains éléments de conjoncture, il existe des déterminants structurels qui permettent de mieux comprendre qui vote, pour qui et pourquoi.
Les multiples transformations politiques qui s’opèrent dans les espaces urbains apparaissent comme des dynamiques socio-spatiales qui font ressortir les nouvelles spatialités des comportements électoraux.
Au Sénégal, les conditions socio-économiques ne sont pas les seules variables qui concourent à la formation des territoires du vote. A côté de la géographie sociale, les découpages administratifs donnent un enjeu politique aux scrutins locaux. La continuité historique des réformes institutionnelles débouche sur une discontinuité territoriale qui modifie profondément la carte électorale.
Dans ce contexte, les transformations administratives apparaissent comme des éléments du changement politique. Elles favorisent la création de nouvelles spatialités politiques qui changent en permanence la carte électorale du Sénégal ».
En France, par exemple, avant la montée récente du Front national, il existait une bipolarisation entre la droite et la gauche. Est-ce qu’on peut aller vers ce cas de figure au Sénégal ?
Dr Christian Thierry Manga :
« Cette question fait appel à l’histoire politique du Sénégal. Il est difficile de répondre avec certitudes. Le milieu politique est plein de surprises et de rebondissements. En revanche, il y a des évènements politiques et sociaux historiques assez importants qui servent de base de lecture à l’évolution politique du Sénégal. L’élection présidentielle de 2012 a été un pas vers la bipolarisation politique. Dans le paysage politique sénégalais, il y a eu un avant et un après 2012 ».
Mais pourquoi cela n’existait pas en 2012 ?
Dr Manga : « Depuis l’instauration du pluripartisme en 1974, puis du multipartisme en 1981, les grandes formations politiques du Sénégal se sont souvent inspirées des mouvements idéologiques politiques internationaux : le socialisme, le communisme, le libéralisme... Cette orientation politique est due, d’une part, à notre histoire commune avec la France et, d’autre part, à la volonté du président Senghor d’instaurer dès le début un pluralisme contrôlé et limité.
L’ouverture politique encadrée a été en faveur des grandes idéologies politiques de l’époque sur lesquelles vont se créer les premiers partis politiques du Sénégal. C’est ainsi que le président Senghor avait tracé les grandes lignes directives de l’organisation de la scène politique sénégalaise. Celles-ci seront consolidées avec la loi de 1981 portant sur la formation des partis politiques.
En outre, ceux-ci ne devaient être ni à orientation ethnique, religieuse, sociale et territoriale. Cette loi a constitué un garde-fou lors de l’élargissement du multipartisme en 1981.
D’ailleurs, cela a été très salutaire pour la stabilité politique, sociale et territoriale. Il faut se rappeler que le Sénégal venait de sortir des indépendances et que les tentations de scission étaient grandes à l’époque. L’histoire politique présidentielle du Sénégal, et plus particulièrement celle des discours politiques, a montré que les projets politiques des partis ont toujours été construits autour du projet social. Cela a donné lieu à une surenchère de déclaration d’intentions sociales qui a maintenu le flou sur l’orientation politique des partis.
La vision idéologique politique, comme ligne conductrice du projet politique, ne vient qu’en second plan dans le discours politique. Elle pèse peu dans les élections présidentielles. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est la pression sociale du pays qui l’impose. Les partis politiques ont compris que pour gagner des électeurs, il faut modeler le discours dans ce sens.
Les conséquences de cette stratégie apparaissent dans les coalitions politiques qui se font et se défont au gré des intérêts politiques du moment sans tenir compte des lignes directives idéologiques des partis politiques. Un autre aspect, non négligeable, à prendre en compte : jusqu’en 2000, le Sénégal n’a pas connu de changement de régime politique pour servir de base de comparaison d’une gestion de la gauche et de la droite du pouvoir.
L’alternance de 2000 a été le premier test de comparaison entre une gestion libérale et une gestion socialiste. Le clivage gauche et droite bien qu’existant reste implicite. Il ne constitue pas encore un enjeu fort d’expression politique. Les mouvements politiques se portent davantage sur la personne politique en lui-même que sur le projet politique.
Ce qui explique d’ailleurs la prolifération des petits partis. Tous ces paramètres additionnés font qu’il ne pouvait y avoir de visibilité sur le marquage politique gauche et droite et de surcroit une bipolarisation politique ».
Alors comment expliquezvous cette bipolarisation gauchedroite depuis 2012 ?
Dr Manga : « Le contexte politique et social de 2012 est un évènement déclencheur d’une nouvelle configuration politique. Les frustrations largement exprimées par la population à l’encontre du régime du président Wade se sont exprimées par un désir fort de changement. Dans l’opposition, les clivages politiques étaient dépassés pour faire un bloc uni, dans un certain sens, autour d’un seul candidat.
C’est la première fois dans l’histoire politique du Sénégal que l’opposition presque toute entière s’est coalisée pour évincer un parti au pouvoir.
Cette configuration politique est en décalage de celle qu’on a connue jusque-là. La lecture qu’on doit avoir de cette nouvelle configuration politique doit se concentrer non pas sur la multiplicité des petits partis politiques, mais plutôt sur l’émergence des deux forces politiques qui se sont affrontées dans un contexte particulier. Il y a eu en 2012 un nouvel élan politique qui est en rupture avec notre traditionnelle configuration politique.
Aujourd’hui encore les deux forces politiques, la coalition présidentielle et l’opposition (le Pds et les nouveaux partis satellites de l’opposition) continuent de s’affronter autour des tensions judiciaires comme sur la traque des biens supposés mal acquis tel que le procès Karim Wade, par exemple.
Au regard de la configuration politique qui est née de la présidentielle de 2012, on peut parler d’une tendance de bipolarisation politique. Mais en réalité, l’opposition des deux blocs n’est qu’une fausse bipolarisation politique car dépourvue de tout fondement idéologique.
Elle n’a rien avoir avec celle observée aux Etats-Unis et en France où deux tendances, démocrates et républicains (Etats-Unis), droite et gauche (France), s’affrontent sur deux visions politiques et sociales totalement différentes. La configuration actuelle de la scène politique qui donne l’impression d’une bipolarisation est née pour répondre à un contexte politique et social de 2012 bien particulier et n’a pas vocation à s’éterniser, même si d’aucuns le souhaitent et travaillent pour sa pérennisation.
Quels sont les scénarii possibles pour la prochaine présidentielle en fonction du contexte politique et social actuel du Sénégal ?
Dr Manga : « Il est prématuré de déterminer avec certitude les scénarii possibles, car les partis politiques sont en pleine restructuration interne. Le Pds a annoncé ses primaires internes et a choisi un candidat (Karim Wade) qui est condamné à 6 ans de prison. Au Ps, à l’Apr, à Rewmi rien n’est encore clairement défini même si des tendances se sont dégagées. Le cas de la coalition n’est pas encore tranché, doit-on la maintenir ou la dissoudre ? Il y a encore beaucoup d’incertitudes à l’heure actuelle.
Ce qui est clair, c’est que les scénarii qui vont se dessiner pour la prochaine élection dépendront en grande partie des évènements dans les jours, semaines voire mois à venir avec les probables évolutions internes au sein du Pds et du Ps. Ce sont ces derniers qui vont donner le ton aux différents scénarii pour la simple et bonne raison qu’ils sont les deux grands partis traditionnels à devoir connaître des bouleversements internes profonds. Le Ps qui est un grand parti traditionnel a fait le choix de rester au sein de la coalition après les élections de 2012.
Ce refus de jouer le rôle de l’opposition peut être un pari risqué pour la prochaine présidentielle. Comme tous les partis de la coalition, il se sent piégé par le fait d’être un parti qui participe à la gestion du pouvoir sans véritablement le porter.
Sur quoi vat-il fonder son projet politique pour défendre sa candidature prochaine ? La question de la cohérence de sa position risque de se poser à un certain moment donné. Va-t-il s’appuyer sur le bilan du président Macky Sall, qui n’est pas véritablement le sien ?
Ou bien contre celui-ci, que les dirigeants du Ps ont accrédité par leur mutisme ? Je crains que leur crédibilité politique soit affectée ; une partie de ses électeurs ne comprendra pas ce positionnement à cheval. A moins qu’il y ait un nouveau sursaut au Ps qui changerait toute la donne. 2017 est encore loin, tout est possible d’ici là.
En revanche, si la situation reste échangée dans la coalition, ce qui est peu probable, cela fera les affaires de l’Apr et du président Sall qui sort par son statut comme le candidat légitime au sein de la coalition « Benno Bokk Yaakaar ». Il sera le grand gagnant de ce positionnement ambigu des partis de la coalition.
Est-il possible d’avoir des cas de figures pour 2017 ?
Dr Manga : « Il y a trois cas de figures qui peuvent se présenter. Dans un premier temps, si le Ps et les partis de la coalition ne clarifient pas leur position, on risque de reproduire le même cas de figure qu’en 2012. Deux forces politiques risquent de s’affronter, celle de la coalition autour du candidat dominant ou sortant, et celle de l’opposition actuelle autour du Pds et les petits partis satellites de l’opposition.
En clair, nous allons vers la même bipolarisation qu’en 2012 avec cette fois-ci la possibilité d’avoir le parti Rewmi comme trouble-fête.
Le deuxième cas de figure porte sur le fait que le Ps et le Pds ne réussissent pas à maintenir l’union au sein de leur mouvement politique. Dans ce cas, nous allons assister à une multiplication de petits partis politiques en faveur du parti au pouvoir et la possibilité de voir émerger un outsider.
Enfin, le dernier scénario possible : les grands partis politiques arrivent à rassembler leurs familles politiques, dans ce cas, on restera sur la configuration classique avec une confrontation au bénéfice des grands partis politiques traditionnels ».