AU ROYAUME DES 54%, LA JUSTICE EST AUX ORDRES
Il est clair qu’il y a un certain nombre de faits qui ne militent pas pour une organisation et un fonctionnement impartial du pouvoir judiciaire
La cérémonie de Rentrée des cours et tribunaux 2025 a été présidée par le président de la République, Bassirou Diomaye Faye, le 16 janvier 2025. Cette cérémonie solennelle, qui s’est tenue à la Cour suprême, marque le début de l’année judiciaire 2025 et constitue une première pour le chef de l’Etat depuis son accession au pouvoir le 24 mars 2024. Le thème choisi pour cette année est : «Droit de grève et préservation de l’ordre public.» Le Président Bassirou Diomaye Faye a souligné l’importance de la Justice au cœur de la République, en tant que garante des libertés fondamentales et de l’équilibre social. Il a également mis en avant la nécessité de poursuivre les réformes pour moderniser davantage le système judiciaire et veiller à ce que le droit de grève s’exerce dans le respect de l’ordre public et de l’intérêt général.
Cependant, face à des situations pour le moins suspectes, il est clair que cette volonté du président de la République, appréciée à l’aune des pratiques de la Justice, est à l’opposé de ce qu’il prône. En effet, comment comprendre que cette Justice semble agir et fonctionner sous la dictée de l’Exécutif, particulièrement en suivant les humeurs du Premier ministre. Il est clair qu’il y a un certain nombre de faits qui ne militent pas pour une organisation et un fonctionnement impartial du Pouvoir judiciaire.
Premièrement, lors de son show du Grand théâtre en mai dernier, le Premier ministre a nommément accusé le président du Conseil constitutionnel d’être un corrompu qui l’a empêché d’être candidat à la Présidentielle. Il a aussi dit ce jour-là que la reddition des comptes commencera après avoir «nettoyé» la Justice. Dans un passé assez récent, certains acteurs politiques avaient dit moins que cela et cela leur avait valu des remontrances de la part de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums). Mais bizarrement face aux agressions sauvages du chef du gouvernement, cette organisation semble très aphone (Cf, notre Chronique du 12 octobre 2024).
Deuxièmement, nous avons tous entendu le Premier ministre dire que le ministre de la Justice doit sa nomination au fait que c’est lui qui a fait la proposition au président de la République ; et qu’à partir de cela, Ousmane Diagne est une autorité politique qui doit s’exécuter quand il le lui demande. «Si je vous demande d’arrêter quelqu’un, vous devez l’arrêter», avait-il dit lors de la campagne pour les Législatives anticipées. D’ailleurs, l’on constatera que 81 personnes furent arrêtées la nuit même de cette fracassante annonce.
Troisièmement, nous avons également vu Ousmane Sonko contester la décision de condamnation pour 15 jours du chroniqueur Ahmed Ndoye. Il avait jugé que la sentence était trop clémente et ne s’était pas privé de menacer les magistrats et les fonctionnaires qui poseraient des actes hostiles à la «révolution» en cours.
Quatrièmement, sur le cas Farba Ngom, le leader de Pastef a eu à faire plusieurs fois des allusions sur son cas : lors de son meeting de Dakar Arena, en meetings politiques à Matam et à Agnam. C’était pour le menacer de poursuites judiciaires. Il est même allé jusqu’à dire que ce serait «la dernière élection à laquelle il participerait».
Toutes choses qui font qu’aujourd’hui les procédures déclenchées par le Pôle judiciaire financier sont entachées de suspicions légitimes vu que cette institution judiciaire dont la mise en œuvre a été saluée par tous les acteurs qui militent pour la transparence dans les Finances publiques, semble agir sur ordre et pour le compte du Premier ministre. Par ce fait, nous constatons une immixtion anormale et injustifiée de l’Exécutif dans le fonctionnement du Pouvoir judiciaire. Ce qu’a d’ailleurs dénoncé Ibrahima Hamidou Dème, ancien magistrat de son état. «Si on constate que les déclarations et les menaces proférées par le Premier ministre Ousmane Sonko contre certaines personnalités politiques … sont suivies d’effets, on est en droit de tirer à nouveau le signal d’alarme», a déclaré sur sa page Facebook, l’ex-juge, qui est allé plus loin en soutenant qu’il ne faut plus jamais jouer avec la Justice ou en faire un instrument pour vaincre ses adversaires politiques. «L’obligation de redevabilité et l’impératif de recouvrer nos deniers publics spoliés ne doivent cependant pas entraîner la Justice à faillir à ses obligations d’une justice indépendante et impartiale, seule pouvant garantir un procès équitable», dit-il. Selon le magistrat, qui a démissionné en mars 2018, le Pool judiciaire financier est en train de se laisser politiser comme la Crei en 2012. «L’histoire est en train de bégayer. Il y a une dizaine d’années, après la deuxième alternance de 2012, une juridiction très utile contre la corruption et l’enrichissement illicite a été pervertie par son instrumentalisation par l’Exécutif. Actuellement, le Pool judiciaire financier, qui a corrigé certaines imperfections de la Crei, semble suivre le chemin d’une justice dévoyée par sa politisation.»
L’opinion commence à se faire une religion sur le Pjf : c’est le bras armé de Ousmane Sonko pour, non pas «réduire l’opposition à sa plus simple expression», mais effacer celle-ci de la carte politique. Et encore une fois, les politiques auront fait jouer à la Justice le sale boulot. En effet, il n’y a eu aucun communiqué ni aucun début de procédure judiciaire quand le Premier ministre a fait l’annonce que plus de 1000 milliards de francs Cfa (Cf, Contrepoint du 2 novembre 2024) ont été trouvés dans un seul compte bancaire appartenant à une autorité de l’ancien pouvoir.
La perception du citoyen sénégalais sur le fonctionnement de la Justice est souvent teintée de scepticisme et de méfiance, et les agissements du Pjf le confortent. En effet, le «vraifaux» communiqué diffusé avant l’officiel indique que ce pan important de la Justice met en avant les considérations politiciennes plutôt que le respect de la présomption d’innocence et du droit des accusés. Ainsi, beaucoup de citoyens estiment que les tribunaux ne sont pas à l’abri des influences politiques et des intérêts particuliers. Cette vision est alimentée par des affaires médiatisées où des personnalités influentes semblent bénéficier d’un traitement de faveur, alors que les citoyens ordinaires, eux, se retrouvent parfois privés de justice équitable. Comment comprendre que la plainte déposée contre Samuel Sarr soit traitée, alors que celle qu’il a déposée dorme encore dans les tiroirs du Parquet ? Comment d’ailleurs comprendre que la banque qui était poursuivie au même titre que Khadim Ba soit hors de cause et que le Dg de Locafrique soit toujours en détention ?
Les Sénégalais ont massivement voté pour ce pouvoir pour espérer une justice qui soit réellement indépendante et impartiale, capable de défendre les droits de tous sans distinction. Ils souhaitent voir des juges rendre des décisions basées uniquement sur la loi et non sur des consignes ou des pressions politiques. C’est d’ailleurs la promesse faite par Diomaye dans son programme avec des réformes judiciaires qui prennent en compte ces préoccupations, tout en œuvrant à rétablir la confiance de la population dans le système de justice. Or, aujourd’hui, le sentiment le plus partagé est que nous sommes en train de vivre la justice des vainqueurs, les règlements de comptes et la judiciarisation des conflits politiques.
Au-delà de cette sélectivité dans le traitement des dossiers, dans ce Pjf, figureraient des juges qui auraient manifesté leur penchant pour Ousmane Sonko avant l’arrivée de Pastef au pouvoir. Pour certains d’entre eux, ils ne s’en cachaient même pas dans leurs pages Facebook. Il s’agit manifestement de ceux que le leader de Pastef avait qualifiés de «bons juges» dans une de ses sorties publiques. De ce fait, la nomination de juges perçus comme proches du pouvoir nourrit les soupçons d’une instrumentalisation de la Justice. Cette pratique n’est pas seulement un outil de répression contre les opposants ; elle polarise également la société en créant une dichotomie artificielle entre «bons citoyens», ceux qui soutiennent le régime, et «mauvais citoyens», ceux qui le critiquent.
En fait, nous nageons dans un éternel recommencement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on a l’impression que le Sénégal tourne en rond. Chaque nouveau régime perd au moins trois à quatre ans sur des redditions des comptes sélectives avant de s’attaquer aux vrais problèmes du pays.
Deux ou trois personnages de premier plan du régime sortant seront «immolés» sur l’autel de la reddition des comptes pour apaiser les frustrations et les colères du Peuple, avant le début des choses sérieuses. Wade avait eu Mbaye Diouf, Aziz Tall et Pathé Ndiaye. Macky Sall avait scalpé Karim Wade et Cie. Aujourd’hui, c’est Farba Ngom et peut-être Abdoulaye Saydou Sow. Rien de nouveau sous le soleil. Au royaume des 54%, la Justice est aux ordres et rien ne change.