CI-GIT L’ETAT DE DROIT
Mamadou Badio Camara quitte ce monde au moment où Pastef semble dire «l e parti avant la patrie ».

Mamadou Badio Camara, figure éminente de la Justice sénégalaise, nous a quittés. Né en 1952 à Dakar, il a gravi les échelons de la Magistrature, débutant comme substitut du procureur avant de devenir président de la Cour suprême en 2015. En 2022, il a été nommé président du Conseil constitutionnel, où il a joué un rôle-clé dans des décisions historiques, notamment en s’opposant au report de l’élection présidentielle de 2024. Son courage face aux pressions politiques et son respect des principes constitutionnels ont marqué son mandat. En effet, si le Sénégal a connu une alternance démocratique en 2024, nous le devons en partie au Conseil constitutionnel qui a su dire «Non» à l’Exécutif et au Parlement dans leur volonté de repousser la date des élections au 15 décembre 2024. L’on peut aisément dire que le Conseil constitutionnel de 2024 a été plus courageux que celui de 1993, et a su prendre ses responsabilités face à l’Histoire. L’on se rappelle que le Juge Kéba Mbaye avait rendu le tablier face à l’imbroglio de la Présidentielle de 1993.
Mamadou Badio Camara quitte ce monde au moment où Pastef semble dire «le parti avant la Patrie». En effet, lors d’un entretien le 4 avril dernier, le président de la République avait affirmé qu’il revenait au Peuple sénégalais de mettre la pression sur la Justice pour accélérer le traitement de certains dossiers. «Il appartiendra aux Sénégalais de mettre la pression qu’il faut sur la Justice pour que mu def ligéeyam (fasse son travail)», dit-il. Des propos graves, inquiétants et dangereux qui remettent en cause la prérogative présidentielle de garant du bon fonctionnement des institutions et le principe fondamental d’indépendance de la Justice. La Constitution du Sénégal, en son article 88, est très claire sur le statut du pouvoir judiciaire. Elle dispose : «Le Pouvoir judiciaire est indépendant du Pouvoir législatif et du Pouvoir exécutif.» Cette indépendance est la garantie fondamentale d’une Justice impartiale, équitable et à l’abri de toute pression, qu’elle soit politique, économique, religieuse ou même populaire. La justice est certes rendue au nom du Peuple, mais elle n’est pas rendue par le Peuple. De plus, elle n’est pas censée être influencée par lui, encore moins par des pressions externes. Parler ainsi, c’est admettre une fuite en avant du pouvoir et une façon pour ce dernier de dessaisir la Justice de ses prérogatives, pour faire eux-mêmes, avec leurs militants, la justice «populaire», en lieu et place de la Justice républicaine. C’est en quelque sorte vouloir légitimer le règlement de comptes à la place d’une administration sereine de la Justice. Demander à l’opinion de faire pression sur la Justice pour procéder à une vendetta politique, c’est exactement le contraire de la Justice.
Appel à l’insurrection judiciaire
C’est une démarche anticonstitutionnelle, dictatoriale et hors la loi. En effet, tout comme la démarche de reddition de comptes est acceptée par l’opinion, il est nécessaire de faire en sorte que les lois et règlements soient respectés. Il est légitime que le Peuple, attaché à la transparence et à la lutte contre l’impunité, manifeste un vif intérêt pour le fonctionnement de la Justice. Mais il est tout aussi important de comprendre que la pression populaire, même de bonne foi, peut avoir des effets contre-productifs si elle est perçue comme une tentative d’influencer les décisions des magistrats. Ces derniers, investis d’une mission délicate et noble, doivent pouvoir travailler dans la sérénité, le respect et la dignité que leur fonction exige.
Le citoyen sénégalais, à travers les Assises nationales, les Concertations de la Commission nationale sur les réformes institutionnelles (Cnri), les Assises de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums)…, a clairement exprimé son souhait d’avoir une Justice indépendante de toutes pressions. C’est d’ailleurs dans ce sens que la promesse du chef de l’Etat de sortir du Conseil supérieur de la Magistrature est très bien accueillie ; même si le Président semble désormais s’inscrire dans le reniement et veut rester dans ledit conseil.
Ces propos du président de la République, à la limite un appel à l’insurrection judiciaire, n’ont rien d’innocent. Ils flattent les passions, attisent les frustrations légitimes et détournent l’attention des véritables enjeux. Diomaye transforme l’Exécutif embourbé dans l’inaction et l’indécision en spectateur et la Justice en fusible politique, en bouc émissaire. C’est une façon subtile, pour ne pas dire habile, mais dangereuse, de soumettre l’autorité judiciaire à la vindicte populaire, au risque de compromettre son indépendance déjà fragile. «Les fausses opinions ressemblent à la fausse monnaie qui est frappée d’abord par de grands coupables et dépensée ensuite par d’honnêtes gens qui perpétuent le crime sans savoir ce qu’ils font», disait Joseph de Maistre.
Le supplice de Mansour Faye, Lat Diop otage politique
Sommes-nous toujours dans un Etat de Droit ? Un partisan du pouvoir dirait certainement «Oui». Cependant, nous assistons à des dérives qui semblent se banaliser. Mansour Faye, ancien ministre, est encore victime du banditisme d’Etat consistant à l’empêcher de circuler librement, sans qu’aucune notification d’interdiction de sortie du territoire ne lui soit servie. «Ils ont osé ! Oui, ils ont osé franchir le Rubicon ! Je voudrais informer l’opinion nationale et internationale que j’ai été une nouvelle fois interdit d’embarquer dans le vol HF 0701 de ce jour jeudi 10-04-25, malgré la mise à disposition de la notification de l’ordonnance de la Cour suprême numéro 12/2025 me rétablissant dans mes droits ! Dans quel Etat sommes-nous ? Qui peut nier, aujourd’hui, que la dictature s’est installée au Sénégal ? Mais, grande et intacte, demeure ma détermination à jouir de tous mes droits de citoyen libre !», peste-t-il sur sa page Facebook, ce jeudi 10 avril 2025.
Pourtant, le Juge des référés de la Cour suprême s’est voulu très clair dans sa décision le concernant. En effet, il était fait exigence au ministre de l’Intérieur de deux choses : soit donner à Mansour Faye les motifs de l’interdiction qui le frappe, soit le laisser circuler librement. L’Etat pastéfien dont nous prévenait Alioune Tine, refuse d’exécuter cette ordonnance de la Justice.
Le journaliste Simon Faye du groupe DMédia est la énième victime de l’auto-saisine très sélective du procureur de la République. Il est actuellement placé en garde à vue pour un article publié sur le site du groupe. Il est le seul convoqué alors qu’il n’est pas le seul à avoir repris l’article d’Afrique Confidentielle. Les atteintes à la liberté de la presse et à la liberté d’opinion se banalisent.
Samuel Sarr, ancien ministre et non moins promoteur principal de la centrale électrique West Africa Energy, serait, selon ses avocats, dans un état de santé préoccupant. Pourtant, une contre-expertise demandée par le juge d’instruction semble lui être favorable. En effet, accusé d’abus de biens sociaux à la suite d’un rapport d’audit, la contre-expertise ordonnée par le juge d’instruction l’a, d’après la presse, blanchi. Mieux, la plainte qu’il a déposée contre son accusateur est bizarrement restée dans les tiroirs de Ibrahima Ndoye.
Cette semaine également, le quotidien «Les Echos» a rapporté l’arrêt de la Chambre d’accusation de la Cour d’appel financier, saisi d’un recours par les avocats de l’ancien Directeur général de la Lonase. Cet arrêt indique en filigrane que Lat Diop, dans le cadre des accusations portées contre lui, est en réalité un otage politique. D’abord, là où l’accusation portait sur 8 milliards de francs Cfa de fonds présumés détournés et extorqués, les juges ont estimé que cela ne résulte que des seules déclarations de Mouhamed Dieng, son accusateur ; «que les échanges par messagerie WhatsApp que ce dernier a produits ne font ressortir qu’un montant de 15 millions F Cfa qui, au regard des sommes colossales déclarées, apparaît très dérisoire, voire insignifiant». Ensuite, aucun document émanant de la Lonase ou d’un quelconque corps de contrôle ne vient corroborer les accusations de détournement de fonds ; surtout que la Lonase n’a jamais porté plainte, ni ne s’est constituée partie civile. Selon toujours les magistrats, rapportés par la presse, la double qualification (extorsion de fonds et détournement de deniers publics) retenue apparaît difficilement soutenable en l’espèce parce qu’il s’agit soit de fonds privés, soit de deniers publics. «Considérant qu’après environ sept mois d’enquêtes d’instruction, l’accusation n’a toujours pas réussi à mettre sur la balance des éléments de preuve tangibles et solides pour battre en brèche les dénégations constantes et invariables de l’inculpé», la Chambre a prononcé la mainlevée du mandat de dépôt et ordonné l’assignation à résidence sous surveillance électronique à Lat Diop, qui reste toujours en prison parce que le Procureur financier (donc l’Exécutif) s’y oppose.
Pulsion vengeresse et fascination pour Mamadou Dia
Ce même Pool financier, à travers le Collège des juges d’instruction, refuse à Farba Ngom et à Tahirou Sarr leurs cautionnements. Et pendant ce temps, la caution versée par le promoteur et homme d’affaires Aziz Ndiaye est acceptée. Les pressions du Peuple dont parlait le président de la République sont-elles passées par là ? Voudrait-on nous dire que Aziz Ndiaye est plus Sénégalais que l’honorable député et maire des Agnam Farba Ngom et l’homme d’affaires Tahirou Sarr ?
Il est clair que l’Etat de Droit est sous l’emprise de l’influence de l’Etat-parti Pastef. Les nouvelles autorités semblent être prises en otage par cette pulsion vengeresse qui conduit inexorablement le Sénégal à renier la République et l’Etat de Droit sous le regard complice de la Société civile, des magistrats insultés et calomniés, et surtout des universitaires qui, sous Macky Sall, étaient prompts à produire des pétitions pour dénoncer les régressions et atteintes aux libertés. «Sur les actes empreints de légèreté et d’abus divers, je suis en revanche préoccupé par la disparition des intellectuels pétitionnaires qui ont animé le débat public entre 2021 et 2024. Devenus subitement aphones, ces ligues spontanées de grands penseurs de la démocratie, de l’Etat de Droit et des libertés ont préféré regarder ailleurs quand journalistes et hommes politiques sont convoqués et condamnés, pour certains, pour des délits d’opinion. Même les deux laquais du parti Pastef, Alioune Tine et Seydi Gassama, et les activistes du mouvement «Y’en a marre» ont émis du bout des lèvres quelques timides réserves», disait l’essayiste Hamidou Anne en octobre dernier. Que dirait-il aujourd’hui ?
Tout le monde devrait commencer à s’inquiéter et alerter l’opinion nationale et internationale, avant de se réveiller un jour et de se retrouver dans une situation regrettable. L’Etat de Droit se meurt à petit feu. Aujourd’hui, le sentiment le plus partagé est que nous sommes en train de vivre la justice des vainqueurs, les règlements de comptes et la judiciarisation des conflits politiques. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus d’Etat de Droit et que Ousmane Sonko est en train de mettre en œuvre sa promesse de dictature. Et l’on comprend alors la fascination de Pastef pour Mamadou Dia, l’homme qui a théorisé la primauté du parti sur l’Etat. Celui-là même qui a voulu empêcher les députés d’exercer une prérogative constitutionnelle en faisant envahir l’Assemblée nationale par les Forces de l’ordre. Le même Dia qui a dissous le Pai de Majmouth Diop et le parti de Cheikh Anta Diop. Qui a également sévèrement réprimé les syndicalistes au début des années 60, avec sa fameuse phrase : «Kou fi mbaam mbaam lou, niou laobé laobé lou sa kaw» (littéralement : qui fait l’âne, se verra administrer une sévère correction).