DE QUOI OUSMANE SONKO EST-IL LE NOM ?
EXCLUSIF SENEPLUS - Le leader de Pastef réactualise le "Mom sa Rew, bok sa rew et le Defar sa rew " des anciens, le rend populaire tout en atténuant sa radicalité. Il n’envisage la prise du pouvoir que par le suffrage universel
Un spectre hante le président Macky Sall et son régime : le spectre d’Ousmane Sonko et de Pastef. L’appareil d’État, les instances judiciaires, des patrons de groupe de presse, les forces conservatrices, des intellectuels organiques, la coalition BBY, les vétérans de partis de gauche se sont constitués en une alliance pour anéantir ce spectre. La Confédération pour la démocratie et le socialisme (CDS) n’est pas en reste. Incapable d’avoir l’unité organique et d’actions promises aux militants il y a près d’une dizaine d’années, spectatrice impassible des dérives autoritaires du pouvoir, soutien indéfectible des politiques de démission nationale et de régression sociale, se découvre dorénavant la vocation de préserver le Sénégal d’Ousmane Sonko et de Pastef ! Sortant de sa léthargie et de son atonie éditoriale, en une dizaine de jours, elle a publié deux tribunes pour conjurer ce spectre.
Dans la toute dernière invoquant la « République et la démocratie », la CDS telles les marionnettes politiques que dénonçait Senghor dans son rapport sur la méthode au Ve congrès du Bloc démocratique sénégalais (BDS) des 3, 4 et 5 juillet 1953, a lancé des slogans importés de l’actualité politique européenne. Parlant, sans craindre le ridicule, de « populisme », « fachopopulisme », « néonazis », « islamisme radical anti confrérique » et de « groupes d’obédience irrédentiste » pour désigner Pastef et son leader. Il est temps de sortir de cette fantasmagorie qui ne sert qu’à escamoter le débat politique et d’exposer à partir de faits stylisés en rapport avec la situation socioéconomique et politique du pays ce qu’est ce parti.
Qu’est-ce que le populisme ?
Le ridicule et le caractère outrancier de certains qualificatifs de la CDS à l’endroit d’Ousmane Sonko et ses amis ne méritent pas qu’on s’y attarde. « Fachopopulisme », « néonazis », « islamisme radical anti confrérique » et « groupes d’obédience irrédentiste » ne sont que des injures sans grande originalité. Le seul terme de la déclaration de la CDS qui mérite l’attention est celui de « populisme ». Pastef et son dirigeant incarnent-ils un populisme ? Si oui, est-ce une rupture par rapport à la tradition politique sénégalaise ? Est-il porteur de solutions antidémocratiques, antirépublicaines et périlleuses pour l’unité nationale et la paix civile ?
Le populisme est un terme qui est revenu à la mode médiatique où il sert le plus souvent, mais pas toujours, le discours de disqualification des forces politiques qui sont porteuses de propositions alternatives au néolibéralisme mondialiste. Sur le plan étymologique, « populisme » dérive du latin populus qui veut dire peuple. Il est assez savoureux de noter qu’il a la même signification que la racine grecque (démos qui veut dire peuple) de démocratie. D’un point de vue académique, il n’y a pas de consensus sur sa signification. Pour les spécialistes de la science politique, il s’agit d’un terme qui prête à confusion. Il y a un consensus qui s’est noué récemment pour trouver deux constantes aux discours politiques désignés comme populisme : l’élite et le peuple. Le politologue néerlandais Cas Mudde définit le populisme comme « une idéologie qui considère que la société est séparée en deux groupes homogènes et antagonistes, le peuple et l’élite corrompue, et qui soutient que la politique devrait être une expression de la volonté générale du peuple. » Il y a des courants de pensée de la sociologie politique qui accorde un statut idéologique au populisme alors que d’autres ne lui en reconnaissent que la qualité ersatz idéologique. Le populisme est considéré tantôt comme un moyen de mobilisation des masses, d’autre fois — comme le théorise Esnesto Laclau — un projet d’émancipation pour instaurer la véritable démocratie dans laquelle le peuple est le véritable souverain.
Le peuple exalté recouvre deux réalités différentes selon que l’affiliation du populisme est de droite ou de gauche. À droite, la référence est l’ethnos c’est-à-dire la supposée communauté d’habitants partageant les mêmes ancêtres, divinités, cultes, sanctuaires et fêtes pour faire court « les nationaux de souche » qui sont menacés de « grand remplacement » par les populations d’origine étrangère. Dans la version de gauche, le peuple désigne les ouvriers, les employés, « ceux d’en bas » ; opposé à « ceux d’en haut », à la bourgeoisie, l’oligarchie, les « éditocrates », etc.
L’ascension politique d’Ousmane Sonko
En 2017, trois ans après la création de son parti Pastef, il est élu député à l’Assemblée nationale, mais son parti obtient moins de 1 % des voix aux législatives. En 2019, pour sa première participation au scrutin présidentiel il arrive troisième avec 16 % des suffrages exprimés. Au cours de la campagne électorale, Ousmane Sonko s’était présenté comme le candidat « antisystème ». Son programme était un plaidoyer pour l’exercice effectif de la souveraineté nationale. Sur le plan économique, il a proposé une sortie du franc CFA, présenté comme l’instrument de la mainmise française sur le Sénégal, dénoncé la fraude fiscale et critiqué le train de vie de l’État. Pour financer les réformes préconisées dans son programme, il a recommandé une mobilisation des ressources internes par une plus grande efficience de l’administration fiscale à la place de l’endettement extérieur inconsidéré en cours. Le thème politique qui a participé le plus grandement à son succès électoral a été la dénonciation des ponts d’or faits aux entreprises étrangères alors que les entrepreneurs locaux et l’industrie nationale étaient abandonnés à leur sort par l’état. Il promettait d’y remédier par un patriotisme économisme qui favoriserait l’essor de champions nationaux dans le domaine industriel. En dehors des propositions radicales énoncées plus haut, son programme dénommé Jotna, présentait des aspects plus consensuels comme l’exigence faire de l’agriculture le « fer de lance » de l’économie sénégalaise, « l’égalité de chance par l’éducation » pour tous, ou « la promotion de la femme ». Mais le discours politique pour antisystème qu’il fut n’a jamais épousé les contours d’un antiélitisme.
Les circonstances dans lesquelles Ousmane Sonko s’est fait connaitre sur la scène politique sénégalaise ont fait de lui, aux yeux de l’opinion, une figure incarnant la probité et le désintéressement. Pionnier du syndicalisme dans la haute fonction publique, lanceur d’alertes, revendiquant un parcours sans faute dans un corps où les tentations d’enrichissements illicites sont nombreuses, le président de Pastef était le candidat disruptif du scrutin présidentiel de 2019. C’est une personnalité charismatique aux influences éclectiques (anti-impérialiste, islam politique, nationalisme et panafricanisme). Son rigorisme musulman présenté par ses adversaires politiques comme le signe d’une adhésion au « salafisme » et ses avatars, ne l’a pas été empêché d’avoir de nombreux soutiens dans les milieux catholiques et les confréries musulmanes. Le curé d’une grande paroisse de Dakar rapporte que les jeunes et les femmes qui fréquentent son église revendiquent leur adhésion au discours de Ousmane Sonko et votent pour Pastef.
À l’élection présidentielle de 2019, le vote en faveur d’Ousmane Sonko a été celui des jeunes, des personnes avec un niveau d’instruction élevé et des citadins. À l’exception de la région de Ziguinchor sa percée dans les milieux ruraux était plutôt modeste. Dans la région de Dakar, il a fait de bons scores dans les quartiers réunissant les classes moyennes supérieures (Fann, Point E, Amitiés, Mermoz, Sacré-Cœur, etc.), dans les milieux populaires (grand-Yoff ; Parcelles Assainies, Keur Massar, Mbao) qui accueillent une majorité de populations pauvres, voire très pauvres. Il y a eu une pluralité sociologique dans le vote en sa faveur. Dans la diaspora sénégalaise, les zones d’immigration récente (Amérique du Nord, pays scandinaves, le Maghreb et les pays de la péninsule arabique) le vote qui se portait naguère sur le président en sortant, a choisi en 2019 Ousmane Sonko. En France, dans les villes universitaires il est sorti largement en tête. Au dernier scrutin présidentiel, Ousmane Sonko a réuni autour de sa personne une bonne partie du vote des plus aisés et des plus pauvres. Il cristallisait les revendications contre les inégalités sociales et la volonté de sortir de la domination française et de la démission nationale des régimes précédents.
Sur quel terreau poussent les semis pastefiens ?
Le Sénégal comptera à la fin de cette année 2023, un peu plus de 18 millions d’habitants. Il reste un pays rural (51 % de la population), jeune avec un âge médian (celui qui divise la population en deux parts égales) de 18,5 ans. Plus des trois quarts de la population sont âgés de moins de 35 ans. Chaque année, ils sont dizaines de milliers de jeunes qui arrivent sur le marché du travail sans trouver un emploi. C’est le secteur dit informel qui crée l’essentiel des emplois. Ceux-ci sont précaires et donnent des revenus irréguliers rendant l’accès au crédit bancaire difficile pour les travailleurs. La croissance économique tant vantée par les pouvoirs publics est erratique, vulnérable aux chocs extérieurs et est portée par la consommation privée et les investissements publics financés par l’endettement extérieur. Les investissements ont très peu d’effets d’entraînement sur l’économie réelle et ses nombreux entrepreneurs nationaux. La croissance économique n’est pas inclusive et le taux de pauvreté reste élevé (37 % de la population). Les inégalités se sont creusées, la part de la richesse nationale détenue par les 20 % les plus pauvres n’a pas augmenté depuis vingt ans. Les 10 % les plus riches détiennent le tiers de la richesse nationale. Les scandales financiers se succèdent sans que les auteurs de ces véritables actes de prédations soient inquiétés.
Les libertés individuelles et publiques n’ont jamais été autant bafouées dans l’histoire contemporaine du pays. Des dizaines de militants politiques, associatifs, activistes et youtubeurs sont en détention préventive pour des commentaires ou des propos passionnés. Des députés, des maires issus des rangs de l’opposition ont également. Faisant l’impasse sur la valeur instrumentale du droit, comme le souligne si pertinemment Jurgen Habermas, dans la formation de l’opinion du citoyen, le pouvoir en répétant ad nauseam que « force doit rester à la loi » veut en faire une fin. Et encore ! C’est faire trop d’honneur à ce pouvoir que de ne pas voir que l’évocation de la loi n’est que le « cache-misère » de l’arbitraire le plus barbare. Les réunions publiques de l’opposition ne sont qu’exceptionnellement autorisées. À l’occasion des dernières élections législatives, le Conseil constitutionnel a décidé de priver les citoyens de choix pour une erreur matérielle dans l’établissement de la liste de la coalition d’opposition Yewi Askan Wi (YAW) dont le Pastef est membre.
Les manifestations sont réprimées avec violence inouïe. Depuis mars 2021, on a dénombré 17 personnes tuées et plus de 600 blessés. À la différence du président Abdou Diouf, au pouvoir de 1981 à mars 2000, dont la doctrine en matière de maintien d’ordre était claire et précise : « pas d’utilisation d’armes létales », on ne sait rien des ordres donnés par Macky Sall. On peut toutefois constater que les forces de l’ordre sont surarmées et selon plusieurs rapports d’organisations de droits de l’homme les manifestants tués le sont avec des armes létales utilisées par la police ou la gendarmerie.
Quel est le projet d’Ousmane Sonko ?
Depuis l’élection présidentielle de février 2019, le champ politique sénégalais a connu de nombreuses mutations. Avec le ralliement d’Idrissa Seck au pouvoir, Ousmane Sonko est devenu le principal opposant. Le cadre très schimittien[1] en place depuis 2012, qui fait du rapport « ami-ennemi » la clef de structuration du jeu politique s’est davantage accentuée depuis 2019. À la mobilisation de l’appareil d’État pour le mettre hors de courses, Ousmane Sonko en a appelé au peuple pour se défendre. Le peuple à lui, c’est d’abord la jeunesse à qui il demande de ne pas se faire « voler le projet » censé parachevé la « révolution sociale » initiée par Senghor et Mamadou Dia et interrompue en 1962 par la mise à l’écart du dernier nommé.
À part la jeunesse, dans « son peuple » il inclut les travailleurs du secteur informel — des femmes, dans leur écrasante majorité — la petite bourgeoisie (enseignants, personnels de santé, techniciens, ingénieurs, etc.), les ndongo daara[2]… La paysannerie reste un angle mort de son discours sur le peuple et c’est également une limite dans la continuité qu’il voit entre son « projet » et celui de Mamadou Dia. S’il faut trouver un continuum avec les formes d’expression politique du passé, il faut le rechercher du côté du Manifeste du PAI de 1957. Ousmane Sonko réactualise le « Mom sa Rew, bok sa rew et le Defar sa rew »[3] des anciens, le rend populaire tout en atténuant sa radicalité. Il le fait parce qu’il n’envisage la prise du pouvoir que par le suffrage universel ce qui n’était pas le cas des initiateurs du PAI. Et pour finir, il est accommodant avec l’essentiel des formes de légitimité traditionnelle.
Ousmane Sonko incarne un courant de pensée nationaliste ou souverainiste comme on le dit plus volontiers actuellement. Cet attachement à la patrie n’est pas du chauvinisme et il n’y aucune exaltation de l’ethnos dans son discours. Il en appelle à une révolution citoyenne pour que la démocratie sénégalaise tienne ses promesses de liberté et d’égalité. Ce discours a d’autant plus de succès auprès des Sénégalais que depuis une décennie la démocratie est bafouée et que nous sommes dans une caricature d’État de droit. Les appels au peuple d’Ousmane Sonko sont en résonnance avec les propos d’Amílcar Cabral[4] : « ne pas avoir peur du peuple et l’amener à participer à toutes les décisions qui le concernent — telle est la condition fondamentale de la démocratie révolutionnaire que nous devons réaliser progressivement. » La CDS renie-t-elle Amílcar Cabral ?
[1] En référence à Carl Schmitt
[2] Diplômés des écoles de théologie musulmane
[3] Indépendance, unité et construction nationales
[4] Amílcar Cabral (12 septembre 1924 – 20 janvier 1973), alias Abel Djassi, est le fondateur du Parti africain l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIG) C qui amena à l’indépendance ces deux États colonisés par le pour Portugal.