DECONFINER LA CULTURE
Le choix de sacrifier la culture durant les années Abdou Diouf a été une hérésie économique et une erreur aux plans social et sociétal Les décideurs publics doivent élever au rang de socle d’une Nation de progrès
Le Sénégal jouit d’une offre culturelle certes insuffisante, mais riche de son audace. Pays de la Biennale Dak’art, du Partcours, du Jazz festival, du Fesnac, des Blues du fleuve, des Ateliers de la pensée, des Recidak, il est foisonnant de créativité et de dynamisme. Notre pays regorge de collectifs, de laboratoires, de festivals et de galeries qui structurent une scène vivante comme réponse aux besoins de vie des gens, à la nécessité du rêve, et à une ouverture vers d’autres ailleurs dans une Nation quasi confinée.
Avec cette deuxième vague de la pandémie, c’est une crise sans fin qui affecte les artistes et les créateurs éloignés de leurs lieux d’expression. Le Covid-19 nous prive des arts de la scène du fait de l’injonction à la distanciation physique. C’est un pan de notre humanité qui est confinée, car la culture, comme le disait Senghor, est le moteur de la civilisation, le début et la fin de tout processus humain. Ce virus nous coupe avec un besoin essentiel, car plus que par l’économie, c’est par la culture d’abord qu’on commerce pour bâtir une humanité et s’ouvrir à l’universel. Cet «universalisme vraiment universel» auquel appelait le sociologue américain Immanuel Wallerstein, où chacun vient avec son apport fécondant pour créer un commun sans hiérarchiser ni les cultures ni les savoirs ni les hommes.
J’ai toujours regretté l’abandon de la culture durant les décennies d’Abdou Diouf, à travers un discours et des politiques sur le caractère non productif de la culture, conduisant à geler les budgets du secteur et à opérer des choix peu judicieux comme celui de fermer des musées, etc.
Ce choix de sacrifier la culture a été une hérésie économique et une erreur aux plans social et sociétal. Il a contribué à affaiblir la société en lui enlevant ce qu’elle a de plus précieux, et à désorienter une grande partie de la jeunesse qui ne voit plus de sens dans la prise en charge des communs. Or la culture est ce qui représente le plus dans une société, le bien commun, la nécessité de faire Nation, conformément à la devise nationale.
Cette pandémie survenue il y a un an montre que les chaînes logistiques, les échanges commerciaux et les mouvements de population peuvent être subitement à l’arrêt.
Dans ce huis clos mondial, seule la conscience d’une humanité à préserver demeure un invariant qui crée et maintient les liens symboliques entre les hommes. Les décideurs publics doivent ainsi cesser de faire de la culture une variable d’ajustement et l’élever au rang de socle d’une Nation de progrès. La culture, par les arts, la musique, le patrimoine et la littérature est un instrument de construction d’un discours, d’une identité et d’une estime de soi. La culture rassemble, inclut et nourrit. Elle est une nécessité anthropologique qui ensuite structure une industrie de la création en vue d’intégrer pleinement les artistes et les créateurs au cœur de la vie économique de la Nation.
La censure que subissent actuellement les artistes est regrettable. La décision de leur proposer de l’argent pour compenser le silence de ces témoins de notre époque est symptomatique d’une incompréhension de l’essence de la culture. Le silence des artistes est un bruit désagréable pour un pays. Il dit quelque chose de ce pays, et de son rapport au savoir, à la spiritualité et à la civilisation.
Le Covid-19 tue, désagrège les économies et, pis, installe une torpeur dans les rapports au sein de la communauté par l’impératif de la distanciation, la nécessité de l’évitement entre les hommes. C’est dans un tel contexte que la culture pourrait panser notre société, car c’est avec elle qu’on construit l’appartenance à un groupe, à une communauté, afin de forger un destin collectif.
Peut-être que dans une fulgurante lucidité nos dirigeants l’ont compris. Et cela a justifié le choix de la culture comme thème du 34ème sommet de l’Union africaine début février à Addis-Abeba. En décidant de discuter des arts, de la culture et du patrimoine comme «un levier pour construire l’Afrique que nous voulons», l’Ua pose un pas majeur. Reste à voir si ce sommet sera suivi d’actes concrets au service des créateurs du continent.
Je me réjouis de voir la campagne de vaccination débuter dans notre pays. Il s’agit d’un premier pas vers une longue guérison nationale, avec la fin de la pandémie. Pour le bien commun, pour un nouveau contrat social, la culture devra être le premier secteur à «déconfiner» pour inaugurer le prochain monde. Ce fameux «monde d’après».