GAGNY LAH : L’ÉTOFFE, L’EROS & LA CASTE
EXCLUSIF SENEPLUS - Icône du Bazin riche, l'opérateur malien, a même laissé son nom au tissu, joyeusement déformé en « Ganila » au Sénégal - Mort à 80 ans en 2016 à Paris, il laisse orphelins plusieurs tissus - INVENTAIRE DES IDOLES
Icône du Bazin riche, étoffe très prisée en Afrique, Gagny Lah, opérateur malien, a même laissé son nom au tissu, joyeusement déformé en « Ganila » au Sénégal. Commerçant inspiré, travailleur discret et patriote, c’est un des symboles de réussite les plus aboutis dans le continent. Mort à 80 ans en 2016 à Paris, il a récolté de nombreux hommages et laisse orphelins plusieurs tissus. Satire.
Le vieux Mansour était tout ce qu’aimaient les jeunes. Un vieux, drôle, qui fréquentait leurs assemblées et qui n’était jamais avare d’y aller de sa petite anecdote. Il avait gardé un esprit juvénile, taquin et ne manquait jamais de railler ses vieux collègues de la mosquée, croulants, voûtés et coincés. Il aimait s’inviter à la séance de thé, tacler les jeunes qui ne seraient plus virils comme de son temps, et partageait toujours l’anecdote qui faisait mouche, à coup de mon temps, ou encore, notre génération, ou plus sobrement, avant…Il le disait la voix enrouée par la nostalgie…On avait bien fini par l’adopter comme l’un des nôtres, aimanté par ses blagues, surtout quand ils racontaient les galères conjugales de ses vieux potes. On l’appelait affectueusement Alfanaw (le vieux), il ne cessait de nous asséner des certitudes, pour certaines devenues adages. Une d’entre elle avait fini par valoir prémonition ! Alfanaw en était sûr. Il tenait dans cette prophétie : « méfiez-vous, nous disait-il, des petits gros sans charmes évidents, potentiellement chauves voire inoffensifs et des tailleurs vaguement efféminés, car ils sont les véritables géniteurs de nos enfants. Ceux qui vous habillent sont bien souvent ceux qui vous déshabillent. » « Ils ont, rajoutait-il, peu avare de sa science, l’oreille, les mensurations, la satanée et crapuleuse prise de mesure, la proximité libidineuse et les secrets des couples qui vacillent ou qui naissent. Si les taxis confessent les femmes, les tailleurs les réconfortent et leurs recousent une splendeur, les vendeurs de tissu n’en parlons pas, eux c’est le jackpot. » Fier de son effet, le sociologue des taxis et des ateliers de coutures, s’en allait gaiment.
Bien des années plus tard…
Le temps a blanchi des crânes, ridé des visages d’anges, vidangé des maisons pour remplir des cimetières, que la prédiction reste non - tout à fait - démentie. Elle a davantage de vigueur, quand on y songe, avec la récente disparition de Gagny Lah que le veux Mansour aimait bien, depuis ses débuts dans le commerce dans les années 80. A la masse commune, attelée aux défis de la survie, ce patronyme, Lah, improbable, n’évoque rien, sinon un exotisme lointain. Dans les cabinets sérieux, on ne sait pas grand-chose de ce patronyme non plus. A l’élite mondaine, perchée sur son promontoire d’aise, il ne dit pas davantage grand-chose, sinon une probable anomalie de baptême. Surgit pourtant, de cet anonymat des destins célestes, une fabuleuse histoire. L’homme, discret travailleur, noble et fin d’aspect, sec, mais lustré d’argent, avait le port haut et le regard malicieux. Coiffé d’une chéchia immaculée, il poussait la coquetterie jusqu’à l’assortir avec un boubou ample et duveteux, à l’intérieur duquel il évoquait la majesté de ces rois des hauts plateaux guinéens, que l’on ne rencontre plus guère que dans les romans de Tierno Monenembo. Il symbolisait la réussite, la pudeur, l’acharnement au travail.
D’une ascendance pularoïde que suggéraient, outre ses traits tracés à la grâce, ce culte du secret, cette pudeur maniaque qui s’évanouissait dès les seuils de l’intimité, il avait dédié sa vie à déshabiller et à rhabiller les femmes, sans y toucher ; sans que n’interviennent ni la corruption de l’argent, celle de la force, celle de la séduction, ni même celle de l’utilité mutuelle, infligeant ainsi aux violeurs, aux dragueurs, aux polygames argentés, les plus grandes leçons des jalons sur la quête féminine pour ici emprunter la formule de Sayyid Qubt. A 60 ans, il avait déjà plus que réussi son pari. Les femmes le portaient. Les hommes aussi. Ce peuple nu d’Adam s’enfilait des mètres entiers du longiligne sahélien sans rechigner aux encoignures. A l’instar d’une poignée de privilégiés qui avaient réussi au cours de l’histoire à tisser une proximité avec le corps féminin, Gagny Lah s’était hissé directement au grade de meilleur, reléguant Roger Cavaillès et ses gels intimes, Hugh Efner et des playmates, et même les serviettes hygiéniques les plus polissonnes, tout un monde qui en savait des rayons sur l’anatomie des descendantes d’Eve. Les hommes, quoique moins aphrodisiaques à peindre, voyaient leur intimité avec Gagny Lah chahuter leur virilité. Il avait ainsi aboli les frontières de la distinction sexuelle, si chère en pays d’Islam.
Notre homme était devenu une seconde peau, l’habit greffé à l’âme, et l’étoffe d’une sous-région en proie à la fragile nudité de l’insignifiance. On l’exhibait les jours de fêtes. Son bazin était riche, il froufroutait à l’air libre. Son éclat rayonnait. On se drapait dans cet habit neuf, propice aux grandes occasions. Ses plis réguliers, ses motifs ondoyants, pointillaient sur le tissu comme les étoiles perlent dans la robe du ciel ; la voilure de ces Hommes heureux ourlait et dansait au vent, célébrant l’esthétique et l’art, ultimes refuges d’énergie et d’espoir des peuples outragés par le destin.
Privilège des immortels, Gagny Lah avait réglé l’affaire de sa postérité de son vivant. Il s’était aménagé le long de sa vie, une tombe cristalline, un linceul de métal précieux, pour enveloppe finale, peaufinée à l’écriteau par son propre nom, pour achever le paquet à destination des grâces du ciel. Peu importe que son nom soit devenu dans le domaine public « Ganila », écorché par la prononciation énamourée des commerçantes qui l’ont propagé, aussi tenons-nous là, la vraie et belle appropriation culturelle : celle qui déforme et adapte, créant le charme poétique et trouble du métissage. En important une étoffe dans laquelle il a imprimé et dissolu son âme et son génie, Gagny Lah peut partir la tête haute. Il laisse un héritage immense. L’étoile aura manqué – signe de son humanité – d’éponger les querelles de castes qu’elle a suscitées tant son bazin était aussi affaire de paraître, d’échelles sociales.
Gagny Lah, ou plutôt « Ganila », était devenu bien malgré lui, le symbole de la résurgence de ces hiérarchies violentes, alourdies par une société d’affichage où la caste s’énonce et s’annonce avec l’habit. Il ne pouvait qu’habiller les Hommes, tâche leur revenait d’y instiller la dose de pudeur et d’humanisme. Gagny Lah n’avait pas lu Marx, et sérieusement qui lui en voudra ? Lui qui, au crépuscule de sa vie, a vu un autre ogre du marché de l’étoffe lui mordre le mollet et le jeter dans la tombe de la course au plus scintillant, que l’on nomme dans les cimes dakaroises : Jezner. Combat déloyal et défaite à la saveur divine. Dans les couches de tissus qui se superposent, bariolés de couleurs et de verves des marchés africains, toute la famille, de Wax à Lagos, en passant par Së’ru Njago (étoffe manjak) et Cuub (teinture), la communauté étreinte par le chagrin pleure le seul qui avait réussi à faire disparaître l’Homme dans l’étoffe. A Percal (étoffe du deuil), l’auguste mission, d’envelopper celui dont c’était la mission.
Maintenant que les lumières sont éteintes, au nom du vieux Mansour, avec qui tu dois discuter là-haut désormais, permets une familiarité Gagny Lah : combien alors en as-tu défaits de pagnes de ton nom ? C’est pour un ami tailleur !
Texte initialement publié dans le P’tit Railleur, en 2016.