LA CRISE DE FACHODA
Fachoda est située à 650 km au sud du Soudan, Depuis le départ des Britanniques après la révolte mahdiste de 1885, cette région du Soudan est convoitée par les principales puissances coloniales européennes : Royaume-Uni, France, Italie et Belgique
Alors qu’Anglais et Français se faisaient une concurrence féroce pour étendre leur empire colonial, leurs deux armées se sont fait face à Fachoda, occasionnant un incident diplomatique sérieux qui opposa la France au Royaume-Uni en 1898 dans le poste militaire avancé de Fachoda au Soudan (aujourd’hui, Soudan du Sud). Le retentissement de cet incident a été d’autant plus important que ces pays étaient alors agités par de forts courants nationalistes.
Fachoda est située à 650 km au sud de la capitale soudanaise, Khartoum. Entre 1865 — date de sa création — et 1884 — année de son démantèlement —, Fachoda est un poste militaire égyptien destiné à lutter contre les trafiquants arabes. Bien que désertée, la place reste le principal point de contrôle du Bahr el-Ghazal.
Depuis le départ des Britanniques après la révolte mahdiste de 1885, cette région du Soudan est convoitée par les principales puissances coloniales européennes : Royaume-Uni, France, Italie et Belgique. Ces dernières recherchent activement un débouché sur le Nil Blanc et, de la sorte, un point d’ancrage vers l’Égypte
En effet, au-delà de l’intérêt stratégique de cette position, le vide créé par le départ britannique s’opère à un moment où le partage de l’Afrique est presque achevé et où les occasions d’acquisition de nouveaux territoires se font rares. Ainsi, les projets d’expansion français vers l’Est (pour relier l’Atlantique — Dakar — à la mer Rouge — Djibouti) et les projets britanniques d’extension du chemin de fer Le Cap - Le Caire, se sont heurtés à Fachoda le 19 septembre 1898. L’incident s’est déroulé dans un contexte d’extrême ferveur nationaliste de part et d’autre, qui laisse un moment craindre un conflit ouvert.
L’Égypte reste une question épineuse, car les deux États y ont des prétentions. Le Royaume-Uni ne peut se permettre de négocier avec la France alors que cette région lui est vitale sur la route des Indes. De son côté, la France a pris pied dans le pays depuisla campagne d’Égypte de Napoléon Bonaparte en 1798. Elle y est effectivement soutenue depuis 1811 par le pacha d’Égypte Méhémet Ali, théoriquement vassal du sultan de l’empire turc mais concrètementsouverain indépendant. En 1856, Saïd Pacha, descendant et successeur de Méhémet Ali, accorde d’ailleurs à Ferdinand de Lesseps la concession du futur canal de Suez, inauguré par l’impératrice Eugénie en 1869, malgré l’opposition britannique. La France, initiatrice du projet, acquiert 52 % des actions de la société d’exploitation du canal, et le khédive 45 %. Ce canal, prouesse technique de 161 km de long, aux mains des Français, bouleverse considérablement la donne géopolitique.
En novembre 1894, Théophile Delcassé, alors ministre français des Colonies, ordonne à Victor Liotard, gouverneur du Haut Oubangui, d’organiser une expédition vers le Haut-Nil. L’objectif est alors surtout de pousser les Britanniques à faire quelques concessions sur le statut de l’Égypte.
En mars 1895, sir Edward Grey, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, déclare que l’éventualité d’une mission française dansla région serait un « acte tout à fait inamical etserait considéré comme tel par l’Angleterre ». Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, réfutant les accusations britanniques, reçoit toutefois dès juillet le capitaine d’infanterie de marine Jean-Baptiste Marchand afin d’étudier avec lui le projet d’une éventuelle expédition vers Fachoda dont le caractère stratégique quant à l’installation d’un barrage sur le Nil a été démontré par le polytechnicien français Alexandre Prompt. Au mois de septembre de la même année, un remaniement ministériel voit le départ de Théophile Delcassé au profit d’Émile Chautemps qui suspend aussitôt l’expédition de Victor Liotard. La rupture est évitée de peu avec Londres mais le double jeu de la France est manifeste.
Tout au long de l’année 1895, Jean-Baptiste Marchand se heurte à l’instabilité ministérielle et ne peut faire adopter son projet. Ce n’est que le 24 février 1896, avec l’appui du président Félix Faure et du lobby colonial, que l’explorateur obtient l’accord officiel ainsi que le financement de l’opération. Le retour de Gabriel Hanotaux en avril lui permet d’accélérer les préparatifs de départ versle Congo français. Afin,sans doute, de ménager le gouvernement britannique, le gouvernement français avait déclaré que la mission Marchand n’était pas « un projet de conquête » et qu’elle était une expédition « exclusivement pacifique ».
Parti le 29 juin 1896 de Marseille, JeanBaptiste Marchand débarque un mois plus tard à Loango. Rien n’est pourtant joué car, dans le même temps, une expédition belge est elle aussi en route. De son côté, ce n’est qu’après deux années d’un très difficile voyage à travers la forêt tropicale (opposition de Pierre Savorgnan de Brazza, expédition par la terre trop risquée car en proie à des guerres tribales, utilisation de deux bateaux à vapeur le Faidherbe et le Duc d’Uzès démontés pièce par pièce pour les transporter jusqu’aux marécages de Bahr el-Ghazal qu’il faut traverser, puis affrètement de trois baleinières…), en compagnie de douze officiers et sous-officiers européens, cent cinquante tirailleurs sénégalais et plusieurs milliers de porteurs razziés, que Jean-Baptiste Marchand atteint Fachoda le 10 juillet 1898. Marchand hisse le drapeau tricolore et rebaptise Fachoda Fort Saint-Louis. Deux autres expéditions devaient le rejoindre depuis l’Abyssinie mais ne purent le faire faute d’une logistique suffisante. En 1897, Paris décide d’envoyer du renfort : ce sera la « Mission Julien », dite « Relève Marchand ».
En août 1898, après la victoire face aux mahdistes, Horatio Herbert Kitchener reçoit de Salisbury, Premier ministre britannique, des ordres très stricts. Le sirdar doit repousser toute invasion étrangère dans le Haut-Nil. Prévenu de l’implantation française à Fachoda après que Jean-Baptiste Marchand se fut heurté à quelques derviches du Mahdi, Lord Kitchener parvient à Fachoda où il rencontre Marchand le 19 septembre 1898, à 10 heures du matin. Le général britannique exige l’évacuation des lieux par le détachement français le 30 septembre. Les Français ne recevront l’ordre de se retirer que le 12 novembre, tout en cherchant à éviter un affrontement direct. Cela transparaît dans le rapport Marchand :
« Après les présentations réciproques, le sirdar me demanda si je me rendais bien compte de la signification de l’occupation française de Fachoda, territoire égyptien […]
- C’est bien par ordre du gouvernement français que vous occupez Fachoda ?
— Oui, mon général, c’est par ordre de mon gouvernement que Fachoda est aujourd’hui poste français.
— C’est mon devoir alors de protester au nom de la Sublime Porte et de Son Altesse le khédive que je représente au Soudan contre votre présence à Fachoda. Inclinaison de tête.
— Sans doute, votre intention est de maintenir l’occupation de Fachoda.
— Oui, mon général ; et j’ajoute qu’au besoin nous nous ferons tous tuer ici avant…
Le sirdar me coupe la parole :
— Oh, il n’est pas question de pousser les choses aussi loin. Je comprends et j’admets que, chargé d’exécuter les ordres de votre gouvernement, votre devoir vous commande de rester à Fachoda jusqu’à ordre contraire […]. J’espère que nous pourrons arriver tous deux à une entente qui me permettra de remplir cette simple formalité après laquelle nous laisserons les choses en l’état jusqu’à la décision de nos gouvernements. »
Les deux hommes s’en remettent donc à leurs chancelleries respectives. À Paris, Théophile Delcassé, ministre des Affaires étrangères depuis juin 1898, pense d’abord résister mais doit rapidement se faire une raison devant l’intransigeance de Salisbury soutenu par une opinion britannique déchaînée, depuis le jubilé de la reine Victoria en 1897, par le jingoïsme ambiant. Alphonse Chodron de Courcel, l’ambassadeur français à Londres, expédie à ce sujet un télégramme prioritaire à Théophile Delcassé dans lequel il explique que « la population britannique, toutes classes confondues, accepte l’idée d’une guerre ». Quelques jours plus tard, il ajoute : « À mon avis, il convient de décider de notre propre chef […] l’évacuation de Fachoda ». Le 28 octobre, le Premier ministre britannique explique à Courcel qu’il « ne peut y avoir de possibilité de négociation ni de compromis tant que le drapeau français flotte sur Fachoda ». Delcassé répond, par le biais de l’ambassadeur britannique Monson : « Ne me demandez pas l’impossible, ne me mettez pas au pied du mur. » tout en questionnant avec inquiétude : « Vous ne feriez pas de Fachoda une cause de rupture entre nous ? », ce à quoi répond affirmativement Monson
Au cours de ces négociations, la Royal Navy effectue des démonstrations devant Brest et Bizerte.
De plus, le gouvernement françaissait que l’alliance russe est peu fiable et que l’Allemagne cherche à tout prix à diviser les deux puissances coloniales. Le 3, la nouvelle est officiellement confirmée au gouvernement de Salisbury par Courcel. Le 11 décembre 1898, Jean-Baptiste Marchand quitte Fachoda pour Djibouti qu’il n’atteint que six mois plus tard, le 16 mai 1899.
Pour éviter l’humiliation nationale et justifier cette soudaine retraite à l’opinion publique française, le gouvernement prétexte un mauvais état sanitaire de la troupe de Marchand (ce mauvais état est à l’origine une campagne de désinformation de Lord Kitchener).
Après ce conflit évité de justesse par Théophile Delcassé, un sentiment national d’impuissance et d’humiliation règne sur la France, ce qui débouche par la suite sur une vague d’anglophobie. Les nationalistes français héroïsent Marchand et, à l’instar de la Ligue de la défense nationale, intègrent Fachoda à leur défense d’une armée mise en cause par la campagne dreyfusarde.
Le 21 mars 1899, une convention francobritannique est signée, qui limite les zones d’influence respectives des deux puissances coloniales à la ligne de partage des eaux entre le Nil et les affluents du lac Tchad. Afin de sauver la face et pour limiter la portée de l’humiliation, cet accord est intégré, en tant qu’acte additionnel, au texte du 14 juin 1898 qui fixait les limites nord du Dahomey et de la Côte-de-l’Or et rectifiait à l’avantage de la France certains points de la ligne Say-Barraoua. La « peur de l’autre » venant des deux nations se dissipe par la suite grâce à la conclusion de l’Entente cordiale,signée le 8 avril 1904 par le Royaume-Uni et la France. Cette entente, au début pleine de défiance, se transforme peu à peu en amitié. Concrètement, la France reçoit en compensation le Ouadaï, le Kanem, le Baguirmi, le Tibesti. De plus, exploitant son succès, le gouvernement britannique impose la création, en janvier 1899, du condominium britanno-égyptien du Soudan, placé sous l’autorité de Lord Kitchener.
Malgré la ferveur nationaliste, les deux gouvernements ont toujours gardé une relative sérénité et des rapports cordiaux face à cette crise. L’opinion britannique, malgré le succès de la diplomatie britannique, aurait pu garder une certaine animosité vis-à-vis de la France si la Seconde Guerre des Boers n’était survenue aussitôt. En France, les réactions furent violentes mais de courte durée. En effet, la question de l’Alsace-Lorraine, la laïcité et surtout l’affaire Dreyfus ont, sûrement plus que Fachoda, exacerbé les sensibilités du moment.
Très vite, Georges Clemenceau et son ami l’amiral Maxse militent pour l’apaisement. Quant à Théophile Delcassé, bien que nationaliste convaincu, il amorce le rapprochement avec le Royaume-Uni, prenant à contre-pied la politique de Gabriel Hanotaux. Le courage de Delcassé réside dans le fait qu’il commence à mener une politique réaliste bien souvent à l’encontre des émotions de son opinion publique. La caution allemande à la Seconde Guerre des Boers, et le refus de tout soutien français à cette cause, contribuent également au réchauffement des relations tout comme la stricte neutralité française dansla guerre survenue entre l’Empire russe et l’Empire du Japon, soutenu par le Royaume-Uni. Les visites réciproques d’Édouard VII à Paris et du président Émile Loubet à Londres sont la manifestation d’une plus grande coopération. Le 8 avril 1904, la France signe à Londres une convention par laquelle elle s’engage « à ne pas faire obstruction à l’action du Royaume-Uni dans ce pays l’Égypte par des demandes visant à limiter le temps d’occupation britannique, ou de quelque autre manière. ». En outre, ce texte règle tous les contentieux territoriaux entre les deux nations.
L’incident de Fachoda est donc indéniablement un échec d’une diplomatie française impuissante qui pensait faire céder un régime britannique décidé à garantir ses intérêts en Égypte. La France sort malgré tout relativement gagnante en obtenant immédiatement, en guise de contrepartie, des territoires sahariens du Soudan occidental. Plus tard, elle confirma cet avantage en troquant ce qu’elle ne possédait pas au Soudan contre son hégémonie sur le Maroc.
Toutefois, l’incident de Fachoda permet aux deux ennemis de sortir de cette logique d’affrontement en recadrant leurs politiques étrangères respectives dorénavant tournées contre l’Empire allemand.