L’AFRIQUE FACE À LA GUERRE RUSSIE-UKRAINE
EXCLUSIF SENEPLUS - En s'abstenant massivement à l'ONU lors du vote de la résolution sur l’agression contre l’Ukraine, le continent se réserve pour le monde d’après. Ce dernier sera marqué par un nouvel ordre mondial quelle que soit l’issue du conflit
La guerre déclenchée avec l’attaque délibérée de l’Ukraine par l’armée de la Russie le 24 février 2022 marque de manière dramatique un tournant dans les relations internationales. D’aucuns y voient même les prémisses de la troisième guerre mondiale. Elle oppose en effet non pas seulement deux pays, mais, d’une part une Russie qui bénéficie du soutien tacite pour le moment ou déclaré, de pays allant de la Biélorussie à l’Iran, à la Syrie, le Venezuela et la Chine, d’autre part l’Ukraine adossé aux États-Unis, l’Union européenne et l’OTAN.
Il ne s’agit pas d’une simple guerre de frontière comme l’a présentée le représentant kenyan aux Nations Unies M. Martin Kimani condamnant l’invasion russe de l’Ukraine au nom de l’intangibilité des frontières héritées de l’histoire. Il s’agit en réalité d’une guerre pour l’hégémonie mondiale au XXIe siècle. Une guerre entre deux blocs comme du temps de la guerre froide. Les deux blocs possèdent chacun bien entendu des armes de destruction massive, dont des engins nucléaires d’une puissance inouïe. L’enjeu est tellement important pour les deux camps, que tout peut arriver, y compris le pire : une guerre mondiale.
Le spectre de la 3e guerre mondiale
L’horloge de l’Apocalypse est une métaphore élaborée par Albert Einstein en 1947, pour traduire de manière imagée la proximité du risque atomique, qui surviendrait à minuit. Le 20 janvier 2022 déjà, cette horloge indiquait minuit moins 100 secondes. La catastrophe nucléaire peut survenir donc à tout moment, non pas seulement de manière volontaire, mais d’une façon accidentelle, par erreur humaine ou matérielle…
Déjà, la bataille pour le contrôle de la centrale nucléaire dite de Zaporijjia, la plus puissante d’Europe, dans la nuit du 3 au 4 mars, a fait craindre le pire. Or l’Ukraine abrite, nous dit-on, quatre centrales nucléaires qui comprennent au total 15 réacteurs en activité.
Le monde d’après et l’Afrique
Catastrophe nucléaire ou pas, aucun pays n’a intérêt au fond à pousser à l’affrontement. La tension internationale que la guerre a suscitée et les sanctions économiques à l’encontre de la Russie ont déjà provoqué une hausse considérable des prix du blé dont la Russie et l’Ukraine sont respectivement le premier et le deuxième producteur mondial. Le prix du baril du pétrole est déjà à son plus haut niveau depuis 2008.
Le Fond Monétaire international (FMI) prévient que « les conséquences économiques au niveau mondial d'une escalade du conflit en Ukraine « seraient « dévastatrices ». Il précise : « le bond des prix aura des effets dans le monde entier, en particulier sur les ménages modestes pour lesquels les dépenses alimentaires et d'énergie représentent une proportion plus importante de leur budget que la moyenne ».
Plus que les « ménages modestes » d’Europe, ce sont les populations pauvres d’Afrique qui vivent avec moins de 1 000 FCFA par jour qui vont souffrir. Le « kilo » de pain, aliment de base de nombreux Sénégalais, porté à 175FCFA récemment pourrait, dit-on, se vendre bientôt à 250 FCFA sinon à 300 FCFA !
En outre, il est à craindre que l’ONU et la communauté internationale dont toute l’attention est tournée vers le conflit russo-ukrainien ne détournent les maigres ressources destinées à l’Afrique au profit de l’Ukraine.
L’Afrique et le monde d’après
On le voit donc, l’Afrique, plus que toute autre région du monde, n’a aucun intérêt à la prolongation dans le temps de ce conflit. Or l’alignement derrière un camp ou un autre ne peut avoir d’autre effet que d’attiser les tensions et d’alimenter la guerre.
C’est pourquoi l’abstention des 16 pays africains, dont le Sénégal, lors du vote à l'Assemblée générale des Nations-Unies de la résolution sur « l’agression contre l’Ukraine et exigeant le retrait immédiat des forces russes » est à saluer. L’Afrique se réserve ainsi en fait pour le monde d’après. Car le monde qui émergera de ce conflit sera bouleversé de fond en comble, avec un nouvel ordre politique, économique et social complètement différent de celui que nous connaissons encore en cette première moitié du XXIe siècle. Quelle qu’en soit l’issue.
Le monde d’après sera un autre monde, n’en doutons pas. Quel que soit le scénario qui conduira à la fin de la guerre.
Que la Russie écrase effectivement toute résistance ukrainienne et installe un gouvernement fantoche selon le projet que des analystes américains prêtent au président Poutine, qu’un compromis entre les deux camps prévale, l’Ukraine cédant les « Républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk » et acceptant un statut neutre par lequel il renoncerait à l’adhésion à l’OTAN ou même qu’une « main invisible » organise une espèce de « printemps de Moscou » et assassine le président russe, une « guerre froide » d’un nouveau type s’installera [1].
Quel impact cette nouvelle situation géopolitique aura-t-elle sur le monde ? Comment l’Afrique y fera-t-elle face ? Comment s’y préparer ?
L’Afrique devrait à mon sens se poser clairement en entité neutre et œuvrer à la reconstruction d’un nouveau mouvement international des non-alignés.
Elle devrait dans le même temps anticiper sur son agenda 2063 de développement économique et social et hâter son intégration politique et la réalisation de son objectif de sécurité.
Elle œuvrerait à la construction urgente de son union selon un modèle original, conforme à ses spécificités géographiques et historiques, avec des institutions communes à ses 54 États ainsi qu’une langue de travail partagée et une monnaie unique. Ceci est tout à fait possible puisque ne tenant qu’à la signature des chefs d’État, les peuples africains, du Caire au Cap et de Dakar à Antananarivo, étant acquis à l’idée depuis très longtemps.
On devra de même hâter la mise en place des cinq brigades régionales de la force d’attente dont le lancement a été repoussé à plusieurs reprises.
Ce sont là en tous cas, me semble-t-il, les questions brûlantes dont les intellectuels africains devraient se saisir au lieu de prêcher les principes du droit international et humanitaire et d’exiger l’alignement sur le camp occidental ou bien de demander le soutien à la Russie au nom du principe primaire de l’ennemi de mon ennemi.
[1] Thomas L. Friedman : I see three scenarios for how this war will end, New York Times 1Mars 2021